Histoire(s) d’accent(s)

Éric Dupont, la Fiancée américaine, 2015, couverture

Les Québécois sont très sensibles aux accents. On leur a tellement répété qu’ils en avaient un qu’ils ont parfois le réflexe de croire qu’il est possible de parler sans en avoir.

Dans la Fiancée américaine, le roman d’Éric Dupont paru en 2012, on en entend des masses. Il est vrai que le romancier est très sensible aux questions de langue (français, anglais, allemand, italien).

(Toutes les citations sont à l’édition de poche de 2015.)

L’appréciation de l’accent est affaire toute subjective.

Parfois, c’est positif. Louis Le Cheval Lamontagne trouve l’«accent américain» de Floria et Beth Ironstone «non dépourvu de charme» (p. 104). Aux États-Unis, si vous étiez un homme fort au début du XXe siècle, «un accent slave suffisait à vous faire engager dans une troupe foraine» (p. 111); cet accent «libérait […] un parfum exotique enivrant dont raffolait le public américain» (p. 116). Une professeure d’anglais, Caroline, venue de la Saskatchewan, a un «accent de champ de blé» (p. 369). Stella Thanatopoulos, elle, «avait un accent très sexy, quelque part entre l’anglais et l’italien» (p. 401); sa mère a celui de Melina Mercouri (p. 416).

Une restauratrice new-yorkaise, Donatella Donatello, aime l’accent de Solange Bérubé et Madeleine Lamontagne, deux Québécoises débarquées par hasard au Tosca’s Diner (p. 309). Quel est cet accent «étranger», venu de Rivière-du-Loup ? «De leur patelin aux lumières maritimes, les filles gardèrent leurs accents aux voyelles écourtées, leurs r bien grattés dans le fond de la gorge […]» (p. 348). Il séduit plusieurs téléspectateurs quand on l’entend à la télévision : «Dans les chaumières du Canada français, l’accent de Madeleine fut reçu comme le chant d’un ange» (p. 356).

Parfois, non : on n’apprécie pas. Un des fils de Madeleine, Michel, dès qu’il se met à parler, adopte «l’accent de l’Île-de-France», au grand déplaisir de Solange : «Mon Dieu, tout, mais pas ça, pas l’accent chiançais… […]» (p. 360; voir aussi p. 601). Son frère, Gabriel, trouve que leur mère a un accent «de plouc» (p. 594), et Solange «un accent de bûcheronne» (p. 595). Hitler aurait eu un «ridicule accent autrichien» (p. 569). Croire entendre, dans la bouche de touristes américains, «le hululement d’une chouette croisé avec le caquètement d’un canard» ne ravit personne (p. 605).

Comment qualifier l’accent ? Il peut être «fort» (p. 321), «assez fort» (p. 530) ou «très fort» (p. 762), «difficile à comprendre» (p. 322) ou «à déchiffrer» (p. 436), «charmant» (p. 473, p. 795) ou «nasillard» (p. 789), voire «particulièrement épais» (p. 824). Si l’on a des ascendants hexagonaux, on parle, évidemment, «pointu» (p. 351, p. 815, p. 871).

Il arrive que l’accent entrave les échanges. Certains trouvent l’«accent canadien» de Louis Lamontagne «souvent mystifiant» (p. 110). Pour d’autres, c’est l’«accent de la Bavière profonde» (p. 709).

Une chose est sûre : l’accent, c’est la langue incarnée. Il n’est jamais neutre d’en changer :

En entendant les enfants parler avec leur accent prussien, je me suis presque mise à pleurer. Comment vous dire ? Imaginez-vous, Kapriel [Gabriel], qu’on a fait un clone de vous à l’âge de six ans, qu’on l’a congelé et qu’on vous le présente quatorze ans plus tard par surprise. C’est l’effet que la chose me faisait. Les enfants parlaient comme je parlais avant de quitter la Prusse orientale, avec le même accent, celui d’avant Berlin, celui-là même que j’avais entendu à la gare à mon arrivée. Ces enfants, je me suis dit, ils étaient moi (p. 660-661).

Voilà ce qui arrive quand on entend l’accent «de chez nous» (p. 833).

 

Référence

Dupont, Éric, la Fiancée américaine. Roman, Montréal, Marchand de feuilles, 2015, 877 p. Édition originale : 2012.

L’avoir à terre

En 2009, un député français, Pierre Lasbordes, accueille le premier ministre québécois de l’époque, Jean Charest, en lui disant que celui-ci doit avoir «la plotte à terre». Il pensait alors utiliser une expression équivalente «en québécois» à «être très fatigué». Il se trompait. (Récit ici.) Recevoir un homme politique en français, langue pourtant parlée quotidiennement par lui et par son interlocuteur, lui paraissait donc si compliqué ?

Quand on entend la pub que vient de mettre en ligne la société française Orange et son portrait ridicule de l’accent québécois, sous-titres à l’appui, on se prend pourtant à se dire à soi-même qu’on a, en effet, parfois, la plotte à terre devant ce que certains Français imaginent être la langue parlée au Québec.

Billet (un brin) irrité du mardi matin

Profession oblige, l’Oreille tendue participe à des colloques et séminaires avec des collègues français. Elle en tire (parfois) profit : la question n’est pas là.

Elle est dans l’imaginaire de la langue au Québec à l’œuvre chez certains de ces collègues.

Le cas le plus patent est celui des collègues qui s’excusent fréquemment d’utiliser des termes dont ils pensent que les Québécois les utilisent peu (ou pas). Qu’ils se rassurent : nous n’avons pas besoin de sous-titres pour mél (courriel) ou pour podcast (baladodiffusion). Qu’ils se rassurent, bis : aucun commando ne viendra les obliger, Antidote au poing, à changer leur façon de parler. Ces collègues peuvent bien utiliser les mots qu’ils veulent. Les Québécois feront de même. Les uns et les autres arriveront à se comprendre, sans avoir à s’excuser de leurs particularismes.

Cela suppose que les collègues français reconnaissent l’existence de courriel et de baladodiffusion; c’est tout. Ils ne sont donc pas tenus, en outre, d’afficher leurs préjugés (Personne ne dit ça) ni leur ignorance (on dirait ceci ou cela en québécois, alors que le québécois ou la langue québécoise n’existe pas).

L’autre cas récurrent est celui de l’accent. Oui, les Québécois ont un accent. Les Français aussi. Leurs collègues québécois ne passent pourtant pas leur temps à le leur faire remarquer. (Jusqu’à preuve du contraire, il n’y a que les muets qui n’ont pas d’accent.)

En 2001, Jean-Marie Klinkenberg posait ce diagnostic (amusé) dans la Langue et le citoyen :

Un Francophone, c’est d’abord un sujet affecté d’une hypertrophie de la glande grammaticale; quelqu’un qui, comme Pinocchio, marche toujours accompagné d’une conscience, une conscience volontiers narquoise, lui demandant des comptes sur tout ce qu’il dit ou écrit (p. 26).

Une conscience, c’est assez. Deux, c’est une de trop.

P.-S. — Oui, merci : l’Oreille se sent mieux.

 

[Complément du 27 novembre 2014]

Un lecteur de l’Oreille, doctorant de son état, lui écrit ceci :

Un petit mot de réaction concernant votre billet irrité de mardi pour ajouter mon exaspération à la vôtre. Présentement en séjour de recherche à Paris, je ne dénombre plus ces constantes marques à la fois d’ignorance et de fausse supériorité. Mention spéciale à un professeur parisien m’ayant demandé comment on prononçait, en québécois, le nom de Mikhaïl Bakhtine. Ou encore ce professeur qui, pendant une pause de colloque, est venu, tout sourire, me dire qu’il avait apprécié ma communication, même s’il n’avait pas tout compris à cause de mon accent. Dans le monde universitaire français, il me semble d’ailleurs que la question de l’accent s’inscrit plus largement dans une sorte de dénigrement de convention (tout comme les Québécois, les Belges et les francophones d’Afrique, notamment, sont aussi l’objet de cette dévalorisation par l’accent).

 

Référence

Klinkenberg, Jean-Marie, la Langue et le citoyen. Pour une autre politique de la langue française, Paris, Presses universitaires de France, coll. «La politique éclatée», 2001, 196 p.

Message d’intérêt public, venu du passé

Alex Harvey est un des meilleurs fondeurs au monde. Les médias québécois parlent souvent de lui, car c’est un compatriote.

C’était le cas à la radio de Radio-Canada l’autre jour. L’oreille de l’Oreille s’est fortement tendue ce jour-là. L’annonceur parlait en effet d’une personne nommée «Hââârvé», transformant un patronyme français en patronyme anglais. (Pensez, de même, au Suisse «Rôôdgeurr» Federer.)

La situation n’est pas nouvelle. Dans un brillantissime texte de 1980, «L’effet Derome ou Comment Radio-Canada colonise et aliène son public», André Belleau avait montré ce que cache parfois quelque chose d’aussi banal (en apparence) que la prononciation, en l’occurrence «l’étonnante phonologie radio-canadienne» (éd. de 1986, p. 111).

Le point de départ de Belleau était une question : pourquoi Bernard Derome, le présentateur vedette de la télévision de Radio-Canada, prononçait-il tous les mots étrangers comme s’il s’agissait de mots anglais ? Par sa façon, entre autres exemples, de dire I.R.A. («Aille-âre-ré», p. 109), Camp David («Kèmm’p Dééveude», p. 110) ou Robert Mugabe («Rââbeurte», p. 111), Derome parlait anglais «à travers le français» (p. 110).

D’un trait linguistique, Belleau parvenait à faire un trait idéologique, chez l’animateur en premier lieu, mais pas uniquement. La prononciation de Derome était «une forme particulièrement efficace de mépris et de dégradation d’une langue par le biais d’interventions sur le signifiant» (p. 113) et le signe d’une «colonisation culturelle» (p. 114). Elle ramenait toutes les formes d’altérité à une seule, l’anglaise, au détriment de la diversité du monde :

L’unilinguisme québécois, fait politique, social, collectif, doit s’accompagner sur le plan individuel, comme chez les Danois, les Hollandais, les Hongrois, d’une sorte de passion pluriculturelle. C’est la carte opposée que joue Radio-Canada (p. 113).

Ce qui était «obscène» en 1980 (p. 110) — cette alternance codique devenue naturelle — ne l’est pas moins aujourd’hui.

P.-S. — Peut-être était-ce le même «effet Derome» qui, l’été dernier, a poussé une animatrice de la radio de Radio-Canada à prononcer «slogeune» le mot «slogan».

 

[Complément du 24 octobre 2014]

L’Oreille tendue connaît, et recommande, «L’effet Derome» depuis de nombreuses années. Travaillant à sa bibliographie des écrits d’André Belleau, elle découvre une version antérieure de ce texte, sans le nom de Derome. Il s’agit d’un texte de vingt-neuf lignes paru dans la rubrique collective «À suivre» de la revue Liberté en 1976.

Extrait :

On dira : ce sont des broutilles. Certes, sauf que si un peintre allemand [Max Ernst], une œuvre musicale russe [de Moussorgsky], un livre allemand [d’Oswald Spengler] se voient curieusement relayés par l’anglais, c’est peut-être que l’altérité elle-même est anglaise, qu’elle forme tout l’horizon. Ne pas pouvoir accueillir l’autre directement, cela s’appelle être colonisé.

La leçon méritait déjà d’être apprise.

 

[Complément du 14 septembre 2015]

Quelques années après Belleau, le philosophe Laurent-Michel Vacher, sur un mode plus léger, enfonce le même clou. Ça se trouve dans son livre Histoire d’idées (1994) :

«Quand vous rencontrez un nom étranger bizarre et inconnu, ne le prononcez pas aussitôt avec l’accent anglais comme si vous étiez commentateur de hockey à la radio : tous les étrangers ne sont pas des Anglais ! Et d’ailleurs, tant qu’à massacrer un nom, mieux vaut le massacrer en français, non ? Essayez de vous y habituer en prononçant avec des sons purement français des noms comme Georges Friedmann, Judith Miller, Saint-John Perse (trois Français, d’ailleurs) ou Élisabeth Kubler-Ross — “Cu-blair-rosse” et non pas “Keuh-bleuw-Waass”» (p. 19)

«Prononcez [Georges Berkeley] “bair-clé” avec des sons bien français» (p. 23).

«Sigmund Freud, médecin autrichien (1856-1939). Prononcer “freude” comme si c’était un mot français (seuls les snobs essaient de dire “zigmunt-froït” en singeant l’accent allemand)» (p. 149).

 

Références

Belleau, André, [s.t.], Liberté, 106-107 (18, 4-5), juillet-octobre 1976, p. 384. https://id.erudit.org/iderudit/30915ac

Belleau, André, «L’effet Derome ou Comment Radio-Canada colonise et aliène son public», Liberté, 129 (22, 3), mai-juin 1980, p. 3-8; repris, sous le titre «L’effet Derome», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 82-85; repris, sous le titre «L’effet Derome», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 107-114; repris dans Laurent Mailhot (édit.), l’Essai québécois depuis 1845. Étude et anthologie, Montréal, Hurtubise HMH, coll. «Cahiers du Québec. Littérature», 2005, p. 187-193; repris, sous le titre «L’effet Derome», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 105-112. https://id.erudit.org/iderudit/29869ac

Vacher, Laurent-Michel, Histoire d’idées à l’usage des cégépiens et autres apprentis de tout poil, jeunes ou vieux, Montréal, Liber, 1994, 259 p.