(Accouplements : une rubrique où l’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)
Dans la Presse+ du jour, Marc Cassivi s’en prend à cette idée — en effet étrange — qu’une série télévisée produite au Québec doive être doublée en France : «On parle la même langue. Déniaiser en France veut dire la même chose qu’au Québec. Que les Français se déniaisent. Qu’ils fassent un minimum d’efforts pour comprendre certaines particularités liées à nos régionalismes»; «La francophonie, ce n’est pas une métropole qui impose son idiome partout dans le monde, sans réciprocité. C’est une relation de donnant-donnant. Le français, ce n’est pas une langue stagnante qui n’évolue plus depuis Molière.»
Au même moment, l’Oreille tendue recevait l’excellente lettre d’information Sur le bout des langues. Son auteur, Michel Feltin-Palas, rappelle que les dictionnaires le Robert ont récemment fait entrer dans leur nomenclature le mot glottophobie.
De quoi s’agit-il ? «Discrimination basée sur certains traits linguistiques, notamment les accents» (le Robert. Dico en ligne). Le linguiste Médéric Gasquet-Cyrus présente le mot en détail ici.
Glottophobe, Canal+ ?
P.-S.—Il y a peu, l’Oreille participait à une discussion publique sur l’avenir du français. Une participante se demandait alors ce qu’était la langue française. Réponse de l’Oreille : une des langues les plus centralisées au monde, voire la langue la plus centralisée. Ne dit-on pas qu’il n’est bon bec que de Paris ?
Abeillé, Anne et Danièle Godard, en collaboration avec Annie Delaveau et Antoine Gautier (édit.), la Grande Grammaire du français, Paris, Actes Sud et Imprimerie nationale éditions, 2021, 2628 p.
Allart, Dominique, Yann Berthelet et Bruno Rochette (édit.), le Latin à l’université, aujourd’hui, Liège, Presses universitaires de Liège et Maison des sciences de l’homme, 2021, 114 p.
Planchenault, Gaëlle et Livia Poljak (édit.), Pragmatics of Accents, Amsterdam, John Benjamins, coll. «Pragmatics & Beyond New Series», 327, 2021, vii/266 p.
Pub de Tremfya : «Chérie, est-ce qu’on a des assiettes à quelque part ?» «À quelque part» ? Non, jamais : «quelque part» suffit.
Pub de Sonnet : «Vous avez de l’eau dans la cave.» On est toujours le feu de plancher de quelqu’un.
Les Steelers de Pittsburgh — c’est du football américain — jouent mal ? «La chaîne a débarqué.» (Malheureusement, leur chaîne a rembarqué.)
La société Audible annonce un livre audio. Ce n’est pas étonnant. Karine Vanasse, qui fait la publicité, ne prononce pas Audible à l’anglais, mais à la française. Ça, c’est étonnant.
Pub du gouvernement du Québec : «Mais comment le Père Noël facteur va faire pour m’amener mes cadeaux ?» Apporter mes cadeaux, non ?
Pub de Loto-Québec, donc du gouvernement du Québec : «Les câbles, c’est moi qui les a.» Non : «les ai».
«— C’est ben pour dire, hein, j’ai un accent pis je le savais pas.
— Tout le monde a un accent, Teena. Nous autres on a un accent, le monde de Montréal ont un gros accent, les Français de France ont un accent…
— Oui, mais eux autres c’est le bon.
— C’est le bon pour eux autres, comme le nôtre est le bon pour nous autres.»
Michel Tremblay, Survivre ! Survivre !, dans la Diaspora des Desrosiers, préface de Pierre Filion, Montréal et Arles, Leméac et Actes sud, coll. «Thesaurus», 2017, 1393 p., p. 1101-1251, p. 1167. Édition originale : 2014.
Les Québécois sont très sensibles aux accents. On leur a tellement répété qu’ils en avaient un qu’ils ont parfois le réflexe de croire qu’il est possible de parler sans en avoir.
Dans la Fiancée américaine, le roman d’Éric Dupont paru en 2012, on en entend des masses. Il est vrai que le romancier est très sensible aux questions de langue (français, anglais, allemand, italien).
(Toutes les citations sont à l’édition de poche de 2015.)
L’appréciation de l’accent est affaire toute subjective.
Parfois, c’est positif. Louis Le Cheval Lamontagne trouve l’«accent américain» de Floria et Beth Ironstone «non dépourvu de charme» (p. 104). Aux États-Unis, si vous étiez un homme fort au début du XXe siècle, «un accent slave suffisait à vous faire engager dans une troupe foraine» (p. 111); cet accent «libérait […] un parfum exotique enivrant dont raffolait le public américain» (p. 116). Une professeure d’anglais, Caroline, venue de la Saskatchewan, a un «accent de champ de blé» (p. 369). Stella Thanatopoulos, elle, «avait un accent très sexy, quelque part entre l’anglais et l’italien» (p. 401); sa mère a celui de Melina Mercouri (p. 416).
Une restauratrice new-yorkaise, Donatella Donatello, aime l’accent de Solange Bérubé et Madeleine Lamontagne, deux Québécoises débarquées par hasard au Tosca’s Diner (p. 309). Quel est cet accent «étranger», venu de Rivière-du-Loup ? «De leur patelin aux lumières maritimes, les filles gardèrent leurs accents aux voyelles écourtées, leurs r bien grattés dans le fond de la gorge […]» (p. 348). Il séduit plusieurs téléspectateurs quand on l’entend à la télévision : «Dans les chaumières du Canada français, l’accent de Madeleine fut reçu comme le chant d’un ange» (p. 356).
Parfois, non : on n’apprécie pas. Un des fils de Madeleine, Michel, dès qu’il se met à parler, adopte «l’accent de l’Île-de-France», au grand déplaisir de Solange : «Mon Dieu, tout, mais pas ça, pas l’accent chiançais… […]» (p. 360; voir aussi p. 601). Son frère, Gabriel, trouve que leur mère a un accent «de plouc» (p. 594), et Solange «un accent de bûcheronne» (p. 595). Hitler aurait eu un «ridicule accent autrichien» (p. 569). Croire entendre, dans la bouche de touristes américains, «le hululement d’une chouette croisé avec le caquètement d’un canard» ne ravit personne (p. 605).
Comment qualifier l’accent ? Il peut être «fort» (p. 321), «assez fort» (p. 530) ou «très fort» (p. 762), «difficile à comprendre» (p. 322) ou «à déchiffrer» (p. 436), «charmant» (p. 473, p. 795) ou «nasillard» (p. 789), voire «particulièrement épais» (p. 824). Si l’on a des ascendants hexagonaux, on parle, évidemment, «pointu» (p. 351, p. 815, p. 871).
Il arrive que l’accent entrave les échanges. Certains trouvent l’«accent canadien» de Louis Lamontagne «souvent mystifiant» (p. 110). Pour d’autres, c’est l’«accent de la Bavière profonde» (p. 709).
Une chose est sûre : l’accent, c’est la langue incarnée. Il n’est jamais neutre d’en changer :
En entendant les enfants parler avec leur accent prussien, je me suis presque mise à pleurer. Comment vous dire ? Imaginez-vous, Kapriel [Gabriel], qu’on a fait un clone de vous à l’âge de six ans, qu’on l’a congelé et qu’on vous le présente quatorze ans plus tard par surprise. C’est l’effet que la chose me faisait. Les enfants parlaient comme je parlais avant de quitter la Prusse orientale, avec le même accent, celui d’avant Berlin, celui-là même que j’avais entendu à la gare à mon arrivée. Ces enfants, je me suis dit, ils étaient moi (p. 660-661).
Voilà ce qui arrive quand on entend l’accent «de chez nous» (p. 833).
Référence
Dupont, Éric, la Fiancée américaine. Roman, Montréal, Marchand de feuilles, 2015, 877 p. Édition originale : 2012.