Le zeugme du dimanche matin et de Raïssa Yowali

Selfies, 2023, couverture

«Je l’ai musclé, ce corps, tatoué, baddigeonné de crème ou de souvenirs de caresses. La prochaine fois qu’on me touchera, je me concentrerai davantage sur la sensation des mains curieuses venues à la rencontre de ma peau en veille. En attendant, je frotte ma nuque, traquant la mémoire des tendresses partagées» (p. 82).

Raïssa Yowali, «Être à soi», dans Selfies. Autoportraits d’enfants du siècle. Un collectif piloté par Kiev Renaud, Montréal, Le Cheval d’août, 2023, 103 p., p. 81-83. Illustrations de Kaël Mercader.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Autoportrait par personne interposée

Simon Brousseau, Chaque blessure est une promesse, 2023, couverture

«Mon père, je lui ressemble beaucoup. J’ai son impatience, son désir de garder le contrôle, le même œil de feu dans la conversation. Comme lui, je sacre de manière ostentatoire quand j’installe un plafonnier ou quand je répare un robinet. J’aime faire un spectacle de mes moindres contrariétés et je ne triomphe qu’après avoir longtemps bougonné, ce qui laisse souvent croire à Laurence que je me trouve dans une situation catastrophique alors qu’en réalité mon seul ennemi est un boulon récalcitrant.»

Simon Brousseau, Chaque blessure est une promesse, Montréal, Héliotrope, 2023, 209 p., p. 30.

Accouplements 197

Marianne Fritz, le Poids des choses, 2022, couverture

(Accouplements : une rubrique où l’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Il y a plusieurs années, le magazine The New Yorker publiait ce dessin d’humour :

Dessin d’humour, The New Yorker

Phil, parti à la recherche de son âme, était revenu les mains vides.

En 2022, Le Quartanier fait paraître le roman le Poids des choses de Marianne Fritz. Le personnage de Berta y déclare ceci : «Je manque d’intériorité» (p. 52).

L’Oreille tendue se sent très proche de Phil et de Berta.

 

[Complément du 2 décembre 2022]

Question de la taupe québecquoise de l’Oreille : «Vous cherchez votre Oreille interne ?» C’est fort bien vu.

 

[Complément du 22 janvier 2024]

Phil, Berta et Pepper — même combat : «What did Pepper have inside ? Years ago he’d gone with a woman who informed him that he was, in fact, empty. “It’s like there’s nobody home”» (Colson Whitehead, Crook Manifesto, p. 178).

 

[Complément du 3 avril 2024]

Françoise Giroud paraît être de la même famille : «“Vous n’avez pas d’inquiétude métaphysique ?” me demande-t-il. Non. Je suis désolée de le décevoir, mais c’est non» (p. 192).

 

[Complément du 7 août 2024]

Que dit le narrateur de Meutriers sans visage, d’Henning Mankell, au sujet du personnage de Kurt Wallander ?

Il n’avait jamais été très enclin à la philosophie ni particulièrement éprouvé le besoin de rentrer en lui-même, comme on dit. La vie était faite d’une série de questions d’ordre pratique attendant chacune sa solution. Tout ce qui se situait au-delà était inévitable et ce n’était pas le fait d’y chercher un sens qui n’existait pas, de toute façon, qui changerait grand-chose (p. 176-177).

Bienvenue, Kurt !

 

Références

Fritz, Marianne, le Poids des choses. Roman, Montréal, Le Quartanier, «Série QR», 173, 2022, 143 p. Traduction de Stéphanie Lux. Suivi de «Marianne Fritz» par Adrian Nathan West.

Giroud, Françoise, Gais-z-et-contents. Journal d’une Parisienne 3. 1996, Paris, Seuil, 1997, 263 p.

Mankell, Henning, Meurtriers sans visage. Roman, Paris, Christian Bourgois éditeur, coll. «Points», P1122, 2003, 385 p. Édition originale : 1991. Traduction de Philippe Bouquet.

Whitehead, Colson, Crook Manifesto. A Novel, New York, Doubleday, 2023, 319 p.

Autoportrait au dentier

Lisanne Rheault-Leblanc, Présages, 2020, nouvelles

«Même si tu la devines chaque jour, même si tu la sens fourmiller sur toi pendant que tu vaques à autre chose, l’œuvre violente du temps te révulse. Le salaud a érodé tes pommettes, a gonflé ton nez, tes paupières lisses et nerveuses. Il a rongé ta peau pour ne laisser que ce mince tissu translucide sous lequel se trame un réseau complexe de veines, de petites araignées bleues qui auraient fait leurs nids derrière ton visage. Un voile trouble recouvre tes prunelles et les rend grisâtres, malades. Des taches sombres constellent aussi ta figure — au hasard, semble-t-il. Tes lèvres se sont muées en une simple ligne incolore, gercée, et tes joues, comme tu le craignais, forment deux sacs lourds de chaque côté de ta bouche. Seules tes dents blanches, trop droites, trop égales, tranchent avec le reste de cette dévastation. Avec un peu d’effort, tu arrives à sentir le contact étrange entre ton dentier et tes gencives nues.

[…]

Combien de visages as-tu eus tout au long de ta vie ? Celui-là en tout cas sera le dernier, il te reste celui-là, regarde-le bien, rien ne sert de lui demander de se justifier, arrive seulement à en fixer l’image quelque part, dans un endroit à l’abri de la fin. Arrive à aimer ce qu’il est devenu et à lui pardonner un peu la vie qu’il traîne derrière lui.»

Lisanne Rheault-Leblanc, Présages. Nouvelles, Montréal, Del Busso éditeur, 2020, 201 p., p. 35-36 et p. 42.