Quand on l’interrogeait sur son adolescence, Ella Fitzgerald a souvent eu recours à une ellipse. Elle racontait que sa mère était morte quand elle avait quinze ans, puis qu’elle avait commencé à participer à des concours d’amateurs au Apollo Theater d’Harlem; c’est là qu’on l’a découverte.
Dans ces entretiens, il semblait y avoir une continuité nette entre deux évènements : la mort de sa mère; son entrée dans le monde de la musique. Ce n’est pas tout à fait le cas, ainsi que le rappelle «Acting Out», l’épisode du 7 juillet 2023 du podcast Revisionist History, de Malcolm Gladwell. Entre les deux, Ella Fitzgerald a passé plusieurs mois dans ce qu’on appellerait au Québec une école de réforme.
Ben Naddaff-Hafrey raconte à Gladwell comment la future star a vécu à la New York State Training School for Girls, à Hudson (New York), à partir d’avril 1933, avant de s’en évader, quand cet établissement est géré par Fannie French Morse. Le racisme y était évident. Ces informations ne sont pas nouvelles : Nina Bernstein avait déjà écrit sur le sujet en 1996 dans le New York Times.
Comme toujours, chez Gladwell, cet épisode biographique s’inscrit cependant dans un cadre bien plus large, celui de l’apparition de la théorie des réseaux (social network theory) en sciences sociales, et des expériences de Jacob Levy Moreno (1889-1974) et de Helen Hall Jennings (1905-1966).
(Accouplements : une rubrique où l’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)
Dans le Devoir du jour, Jean-François Nadeau évoque la disparition de plusieurs espèces d’oiseaux. Comment la mesurer ? En faisant appel, avec prudence, aux relevés des ornithologues amateurs. Pourquoi parler de cela ? Parce que Nadeau a eu la surprise d’observer, près de chez lui, des durbecs des sapins.
Stuart McLean, il y a plusieurs années, a raconté la découverte par Dave, son personnage fétiche, d’un tangara d’été (en plein hiver) et des habitudes des ornithologues amateurs (nombreux) dans «Burd». Cette histoire vient d’être reprise dans le deuxième épisode de Backstage at the Vinyl Cafe.
Pas besoin d’être ornithologue pour apprécier l’un et l’autre.
L’Université de Montréal lançait hier la série de balados «Faire connaissance».
L’Oreille tendue y discute, sous le titre «Soigner les mots», avec le gastroentérologue pédiatrique Prévost Jantchou et l’animatrice de la série, Kim Thúy.
Depuis plusieurs années, l’Oreille tendue écoute religieusement l’émission dominicale le Masque et la plume. On y parle, en alternance, de littérature, de cinéma ou de théâtre. Quatre critiques y sont réunis autour de Jérôme Garcin.
Ce n’est pas par intérêt esthétique que l’Oreille suit l’émission. Des phrases comme «J’ai a-do-ré» ou «C’est bien écrit» ne servent pas à grand-chose en critique littéraire. En revanche, les échanges entre les collaborateurs, chacun campé dans son rôle, ont une réelle valeur anthropologique : coups de gueules, vannes, cacophonie — voilà qui amuse et étonne, vu du Québec.
Dans la livraison du 24 avril, il était question du plus récent roman de Joël Dicker, l’Affaire Alaska Sanders (2022). Nelly Kaprièlian, des Inrockuptibles, comme les autres participants, n’a pas apprécié l’œuvre, et particulièrement ce qu’elle appelle son «style». Elle en profite pour dire deux niaiseries.
Première niaiserie : «Je croyais que c’était traduit de l’américain par un traducteur québécois.» Ne suit évidemment aucune démonstration : du fiel hexagonal à l’état pur.
Deuxième niaiserie : «J’adore le Québec et les Québécois. Commencez pas à me regarder comme ça.» Traduisons : j’ai préparé une petite phrase fielleuse; je sais qu’elle est fielleuse; je ne peux pas résister à la tentation de la dire; je la dis, tout en faisant semblant d’en atténuer la portée (j’aime les Québécois, même s’ils sont nuls [en traduction]).
En si peu de mots, tant de bêtise(s) : il faut admirer.
[Complément du 11 mai 2022]
«Chacun campé dans son rôle» ? Allons-y voir.
Cinéma
Michel Ciment : «C’est un film bulgare de l’année dernière, mais John Ford a déjà fait bien mieux, quoi qu’en pense la presse parisienne unanime.»
Pierre Murat : «C’est un film sympatoche, mais inférieur aux grands films russes. Je ne vous raconterai pas la fin.»
Xavier Leherpeur : «Vous n’avez rien dit encore de la grammaire du film.»
Éric Neuhoff : «Manifestement, la réalisatrice est mal baisée.»
Sophie Avon : «Le film est imparfait, certes, mais il est beau.»
Jean-Marc Lalanne : «On peut lire le film, jusque dans son rapport aux corps et aux fantasmes, comme une métaphore de la déliquescence dans les Balkans aujourd’hui.»
Camille Nevers : «Ce n’est pas mon film préféré de ce réalisateur.»
Éva Bettan : «Je n’aime pas utiliser ce mot-là, mais je vais l’utiliser quand même.»
Littérature
Arnaud Viviant : «En apparence, c’est un roman sur la culture de la betterave, mais c’est un grand livre politique. J’ai a-do-ré.»
Olivia de Lamberterie : «Je n’aime pas les betteraves, mais mon mari, si. J’ai a-do-ré.»
Nelly Kaprièlian : «Ce n’est pas traduit par un traducteur québécois. J’ai a-do-ré.»
Jean-Claude Raspiengas : «Vous pouvez bien rigoler, tous autant que vous êtes, mais le travail du style est magnifique. J’ai a-do-ré.»
Le Centre collégial de développement de matériel didactique (CCDMD) lance un balado, les Changements orthographiques démystifiés. Le site qui l’accompagne est ici. L’historique et la présentation du projet sont là. Il a été conçu par Caroline Dault et Annie Desnoyers.
Parmi les «Compléments», on trouve le balado Parler comme jamais, du Hoedt et Piron, et un peu d’Oreille tendue.