Cause de décès ?

Soit les deux tweets suivants :

«Le cinéaste finlandais a hâte de retrouver ici ses amis dont @XDolan pas vu depuis 30 ans. Mourant ! http://vimeo.com/113349354» (@trottiermc).

«RT @Lectodome : L’existentialisme de Sartre expliqué en 2 min. Avec la voix de Stephen Fry. http://bbc.in/1NIcNCH • mourant lol !» (@Homegnolia).

Qu’on se rassure : malgré la présence, dans chacun des tweets, du mot mourant, aucun décès n’est à signaler. Ce mot, au Québec, indique que quelque chose est très drôle, que c’est à mourir de rire.

Doublé d’un «lol», c’est encore plus pissant.

 

[Complément du 19 octobre 2015]

C’est vrai aussi de l’iconographie : «Mention spéciale aux images toujours aussi justes et mourantes de Francis Desharnais» (la Presse+ du jour).

 

[Complément du 3 avril 2025]

Si quelque chose est mourant, c’est donc qu’on peut en mourir : «C’est tellement niaiseux et rigolo en même temps. La prostituée du conte Baboune s’appelle Tiguidoune et c’est le genre de gag nono qui me fait mourir» (la Presse+, 27 février 2025). Le rire, maladie mortelle ?

BDHQ, en anglais

Mickey et Keir Cutler, The Glory Boys, 1979, couverture

L’Oreille tendue a eu plusieurs occasions de parler de la bande dessinée sur le hockey au Québec (BDHQ). Ici même, c’était le 12 décembre 2011, le 23 décembre 2011, le 28 décembre 2011, le 19 juillet 2012, le 25 juin 2013 et le 12 juin 2014. Il lui est aussi arrivé d’aborder le sujet à la radio.

Un des coauteurs de l’ouvrage On the Origin of Hockey (2014), Jean-Patrice Martel, vient de lui faire découvrir une autre bande dessinée à ajouter à sa collection.

D’abord publiées dans le quotidien anglo-montréalais The Gazette, les courtes histoires (une page ou deux) de Mickey et Keir Cutler sont rassemblées dans The Glory Boys en 1979. Beaucoup sont constituées de trois cases, la quatrième de la planche étant occupée par un portrait. Le graphisme (en noir et blanc) est rudimentaire, comme le contenu. Les histoires reposent sur les mêmes lieux communs que les bandes dessinées francophones contemporaines : violence et, surtout, humour.

Mickey et Keir Cutler, The Glory Boys, 1979, Ken Dryden

 

Mettant en scène les Canadiens de Montréal, l’équipe championne de la deuxième moitié des années 1970, elles supposent que leur lecteur soit un amateur. Il comprendra ainsi portraits et allusions : Ken Dryden, le gardien, s’ennuie pendant les matchs, au point de s’endormir; Pierre Bouchard, un dur à cuire, et Michel Larocque, le gardien susbstitut, ne jouent presque pas; les mises en échec de Larry Robinson sont puissantes; l’entraîneur Scotty Bowman est sans pitié avec ses joueurs; un commentateur de Toronto, Foster Hewitt, fait preuve de favoritisme envers l’équipe de sa ville, les Maple Leafs. Les joueurs sont représentés comme de grands enfants, un peu bêtes, voire incultes.

 

Mickey et Keir Cutler, The Glory Boys, 1979, Guy Lafleur

Les auteurs sont bien informés : ils savent que Guy Lafleur a écrit des poèmes quand cela allait mal pour lui, au début de sa carrière : «he used to sit in a dark living room writing depressing poetry about the meaningless existence of man». Question de Mickey à propos de ces poèmes : «Oh, really Keir ? Were they any good ?» Réponse de son frère : «They were great !» À la suite de cet échange apparaît un portrait de Lafleur, accompagné de la phrase «I score, therefore I am» (Je marque, donc je suis). On peut légitimement se demander ce que vient faire là le cogito cartésien («Je pense, donc je suis»).

À l’occasion («Bilingual», «Le [sic] politique du sport», «The Chartraw solution»), on sent l’aigreur des frères Cutler devant la transformation du paysage démolinguistique du Québec de cette époque et la place grandissante qui y est accordée à la langue française.

Nous sommes bien en 1979 à Montréal.

 

[Complément du 2 juin 2016]

L’Oreille tendue vient de publier un article sur ce sujet :

Melançon, Benoît, «BDHQ : bande dessinée et hockey au Québec», dans Benoît Melançon et Michel Porret (édit.), Pucks en stock. Bande dessinée et sport, Chêne-Bourg (Suisse), Georg, coll. «L’Équinoxe. Collection de sciences humaines», 2016, p. 101-117. https://doi.org/1866/28749

 

Références

Cutler, Mickey et Keir, The Glory Boys, Montréal, Toundra Books, 1979, s.p. Parution initiale dans le journal The Gazette.

Gidén, Carl, Patrick Houda et Jean-Patrice Martel, On the Origin of Hockey, Stockholm et Chambly, Hockey Origin Publishing, 2014, xv/269 p. Ill.

Accouplements 12

Couverture du premier album de la série «Bine» (2015)

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

Voici comment, en 1974, G.-André Vachon décrivait l’imaginaire des «habiles gendelettres québécois» des années 1930 :

Les campagnes se vidaient, la religion nationale était battue en brèche : ils donnèrent dans le roman régionaliste. Habitants, prélarts, bines, poudreries, croix de chemin, bénédiction du Jour de l’an, rebines, l’image était bien figée, l’illusion parfaitement réussie d’une société à jamais catholique, et paysanne (p. 67).

Bines et rebines : l’Oreille tendue a déjà parlé de celles-là.

Bine est aussi le surnom du personnage principal d’une nouvelle bande dessinée :

Benoit-Olivier est le plus vieux, le plus grand et le plus niaiseux de son école. Il est aussi le jeune au surnom le plus original. Il mène la vie dure à Mme Béliveau, son enseignante de 6e année, spécialiste de la mauvaise humeur, des copies et des retenues (source).

La bine, au Québec, n’a pas dit son dernier mot.

P.-S. — Le sous-titre du premier album de cette série (le seul paru à ce jour) est L’affaire est pet shop. On doit évidemment y entendre une (fine) allusion à l’expression l’affaire est ketchup.

 

Références

Brouillette, Daniel, Steven Dupré et Alcante, Bine 1. L’affaire est pet shop, Montréal, Les Malins, coll. «Bine», 1, 2015, 48 p.

Vachon, G.-André, «Le colonisé parle», Études françaises, 10, 1, février 1974, p. 61-78. https://doi.org/10.7202/036567ar

Ne pas confondre, svp

Pierre Bouchard, Je sais tout, 2014, couverture

On ne confondra pas Pierre Bouchard (l’ancien joueur de hockey), Pierre Bouchard (l’auteur de bande dessinée) et Pierre Bouchard (le personnage des bandes dessinées de Pierre Bouchard).

Le deuxième vient de publier Je sais tout, «sans aucun doute le meilleur livre qui soit pour savoir toutes les choses qu’il faut savoir sur les choses dont les gens parlent tout le temps» (1er rabat). Quelles sont ces «choses» ? Jocelyne Blouin, la banane, René Lévesque, Facebook, le dessin, les chèques géants, la techno, les feux d’artifice, Budweiser, l’eau de Pâques, la job de servant de messe junior, Charlize Theron et John Kennedy.

Il est aussi question de sport. «Je sais tout sur le ballon-balai» donne des conseils pour la pratique de ce jeu, en le comparant au hockey («Si tu connais pas les règlements du hockey, ben déménage au Brésil !», p. 18). L’ancien journaliste et premier ministre du Québec René Lévesque est présenté en correspondant de guerre et en lutteur («The Great Canadian»). Une case fait apparaître un «Stéphane Ovechkin». En quatrième de couverture, «Je sais tout sur Maurice Richard» évoque, sur le mode burlesque, un épisode célèbre de la carrière de ce joueur des Canadiens de Montréal, le match du 28 décembre 1944 contre les Red Wings de Detroit. (En revanche, «Je sais tout sur Mike Bossy» ne porte pas sur l’ancien des Islanders de New York, mais sur un humoriste inventé par Bouchard.)

Le ton ? Humour potache, bien qu’il y ait Giorgio Agamben en épigraphe et deux allusions aux Mythologies de Roland Barthes. Un peu de scatologie ? Évidemment. La langue ? Populaire. Le dessin ? Sans prétention : on voit les traits de la gomme à effacer, il y a des ratures.

Un deuxième tome de Je sais tout est annoncé pour avril. L’Oreille tendue ne croit pas qu’elle en fera une de ses lectures prioritaires.

 

Référence

Bouchard, Pierre, Je sais tout, Montréal, Éditions Pow Pow, 2014, 106 p.

Langues vivantes

Philippe Girard, la Grande Noirceur, 2014, couverture

Il est arrivé à l’Oreille tendue de s’intéresser à l’expression Grande Noirceur. Tombant par hasard sur une bande dessinée portant ce titre, celle que vient de faire paraître Philippe Girard, elle a donc fleuré la bonne affaire (lexicale).

Sur ce plan-là, elle a été un peu déçue (mais c’est de sa faute). La bande dessinée se déroule bien pendant la période que l’on appelle au Québec la Grande Noirceur, mais l’expression n’est utilisée que dans le titre. Un lecteur qui n’est pas familier avec elle risque de se demander pourquoi elle a été retenue.

En revanche, sur le plan du plaisir de lecture, aucune déception, bien au contraire.

À Québec, en septembre 1939, Anna Donati est presque renversée par une voiture. Au dernier moment, un homme la sauve; c’est lui, Albert, qui se retrouvera alité dans un couvent, inconscient. Soir après soir, Anna ira lui faire la lecture. Elle commencera par la Bible, mais elle passera rapidement à des textes moins orthodoxes : Paradise Lost (Milton), l’Éducation sentimentale (Flaubert), les Fleurs du mal (Baudelaire), Rome (Zola). Albert ne réagit pas, mais le corps d’Anna, lui, si. L’érotisme va grandissant, non seulement grâce au contenu des lectures, mais aussi par la fine reprise d’une scène muette (Anna se dévêtant avant de se mettre au lit).

Dans la Grande Noirceur s’entrecroisent plusieurs récits, celui d’Anna (et de ses rêves), celui d’Albert, celui d’un abbé bien peu orthodoxe (Marcel Logan) et d’une religieuse qui ne l’est pas moins (sœur Valérie). La chaire côtoie le bordel, comme la censure, la liberté. On passe d’un récit à l’autre sans transition et dans un ordre qui ne s’éclairera qu’à la dernière page. Au lecteur de reconstruire l’histoire.

S’y mêlent aussi les langues : le français, parfois populaire, des habitants de Québec; l’anglais des raisons sociales; l’italien d’Anna et de sa mère, en butte au racisme de deux «commères» (p. 15), ces «langues sales» (p. 83); le latin de l’Église, très fortement présent.

Le religieux est partout dans la société représentée : obligation de la confession, soumission à l’Index Librorum Prohibitorum, évocations récurrentes du diable et de l’enfer, contrôle des loisirs (un homme d’Église regarde sévèrement Anna en train d’écouter chanter La Bolduc). Malgré cela, Anna fera une découverte : «Mon père… je m’accuse d’avoir lu un méchant bon livre et d’y avoir pris plaisir !» (p. 85). Faut-il y voir le signe d’une société en train de changer ?

P.-S. de pion — «Ils ont tous débarqués ici ce matin» (p. 82) ? Non : «débarqué», évidemment.

 

Référence

Girard, Philippe, la Grande Noirceur, Mécanique générale, 2014, 87 p.