Ali et Richard

Mohamed Ali et Maurice Richard sur la couverture de Sports Illustrated, collage

Mohamed Ali (né Cassius Clay, 1942-2016) vient de mourir. On l’a comparé aujourd’hui au hockeyeur québécois Maurice Richard (1921-2000).

Ce n’est pas la première fois. Les journalistes Réjean Tremblay (1993, p. 152) et Bob McKenzie (2000, p. R3), les universitaires Howard Ramos et Kevin Gosine (2001-2002, p. 12), l’écrivain Réjean Bonenfant (2000, p. 109-110) et un admirateur anonyme en 2000 (dans Maurice Richard. Paroles d’un peuple, p. 54) n’ont pas dit autre chose.

Témoignage anonyme tiré de Maurice Richard. Paroles d’un peuple, 2008

Il n’y pas lieu de s’en étonner. La prose sportive raffole de la comparaison. S’agissant de Richard, on l’a comparé — la liste n’est pas exhaustive — à des sportifs de tout poil, à un cardinal, à un saint, à un pape, à des hommes politiques, à une pléthore d’artistes, à des lauréats du prix Nobel, à des masses d’animaux, voire à Jésus-Christ. Pour Ali, c’est plus simple : il aurait été «The Greatest of All Times

La comparaison Ali / Richard est-elle éclairante ? Oui, mais peut-être pas là où on l’attendait. Ali est en effet un excellent révélateur de trois choses qui ont fait défaut à celui qu’on surnommait «Le Rocket».

Ali avait une maîtrise de la langue qui, du moins publiquement, a échappé à Richard. Certains l’ont imaginé en inventeur du rap. D’autres ont souligné son art de la formule choc, réelle ou apocryphe : «Float like a butterfly, sting like a bee. The hands can’t hit what the eyes can’t see»; «I ain’t got no quarrel with the Vietcong… No Vietcong ever called me nigger.» Richard n’est pas passé à la postérité pour son éloquence.

L’ancien champion du monde des poids lourds a aussi compris très tôt comment fonctionnent les médias. Il s’est composé une image parfaitement appropriée pour eux : grande gueule, machine à citations, constamment prêt à répondre, voire à en découdre, à donner des coups et à en recevoir. Richard, en revanche, a toujours été gauche dès qu’un micro ou une caméra s’approchait de lui. À cet égard, ils ont été l’un et l’autre des hommes de leur temps et de leur culture : l’un a grandi en intégrant par avance la place du discours sportif dans l’univers médiatique; l’autre n’y a jamais été à l’aise.

Ce qui distingue encore le boxeur du hockeyeur, c’est la mission que le premier s’était donnée. Comme l’écrivait Yves Boisvert en première page de la Presse le 17 mars 2005, «Au contraire de Muhammad Ali, le champion du monde de boxe qui a milité pour la cause des Noirs américains, Richard transportait sans le savoir sur ses épaules les aspirations des “Canadiens français”. Ce n’était pas son projet. Lui, il jouait au hockey.» L’un avait un «projet», pleinement assumé et clairement annoncé; pas l’autre.

Reste une dernière question : Ali a-t-il occupé, pour les Noirs américains, la même place que Maurice Richard pour les Canadiens français ? Non, et cela pour deux raisons.

Ali a eu un prédécesseur, et tout un : Jackie Robinson. Cela ne revient pas à dire qu’Ali n’a joué aucun rôle dans le combat pour la reconnaissance des droits civiques des Afro-Américains; ce serait ridicule de l’avancer. Il faut cependant rappeler qu’il a été précédé par Robinson à une époque où le racisme institutionnalisé, aux États-Unis, était encore plus virulent qu’au moment où Ali s’est imposé sur la scène publique.

Les Canadiens français ont longtemps été victimes de diverses formes d’oppression (linguistique, économique, sociale, religieuse), mais jamais sur la base d’une infériorité supposée raciale et inscrite dans des textes juridiques ou administratifs. Maurice Richard, comme les Canadiens français de son temps, a été en butte à toutes sortes d’obstacles à cause de ses origines. Mais ces obstacles n’avaient pas le caractère institué du statut inférieur réservé aux Noirs américains. Richard a beau avoir été la cible d’attaques répétées sur la glace, jamais il n’a dû changer de siège dans un autobus ou boire à une fontaine spéciale à cause de sa «race». Robinson, si. Ali, déjà un tout petit peu moins.

Pour qu’une comparaison soit convaincante, tout est affaire de contexte socio-politico-historico-culturel. Sur ce plan, la comparaison Robinson / Richard est probablement plus porteuse de sens que la comparaison Ali / Richard.

[Ce texte reprend des analyses publiées dans les Yeux de Maurice Richard (2006).]

 

Références

Boisvert, Yves, «La révolte en cachait une autre», la Presse, 17 mars 2005, p. A1 et A6.

Bonenfant, Réjean, «Quand la vie a déménagé», Mœbius, 86, automne 2000, p. 107-110. https://id.erudit.org/iderudit/14720ac

Foisy, Michel et Maurice Richard fils, Maurice Richard. Paroles d’un peuple, Montréal, Octave éditions, 2008, 159 p. Ill.

McKenzie, Bob, «Farewell, Rocket», The Hockey News, 53, 38, 30 juin 2000, p. R3-R4.

Melançon, Benoît, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, Montréal, Fides, 2006, 279 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Nouvelle édition, revue et augmentée : Montréal, Fides, 2008, 312 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Préface d’Antoine Del Busso. Traduction : The Rocket. A Cultural History of Maurice Richard, Vancouver, Toronto et Berkeley, Greystone Books, D&M Publishers Inc., 2009, 304 p. 26 illustrations en couleurs; 27 illustrations en noir et blanc. Traduction de Fred A. Reed. Préface de Roy MacGregor. Postface de Jean Béliveau. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2012, 312 p. 42 illustrations en noir et blanc. Préface de Guylaine Girard.

Ramos, Howard et Kevin Gosine, «“The Rocket” : Newspaper Coverage of the Death of a Québec Cultural Icon, a Canadian Hockey Player», Journal of Canadian Studies / Revue d’études canadiennes, 36, 4, hiver 2001-2002, p. 9-31.

Tremblay, Réjean, «Maurice et Henri Richard», dans Dan Diamond (édit.), Cent ans de Coupe Stanley. Chroniques officielles de la Ligue nationale de hockey, Montréal, Tormont, 1993, p. 152-156. Version anglaise : «Maurice and Henri Richard», dans Dan Diamond (édit.), The Official National Hockey League Stanley Cup Centennial Book, Montréal, Tormont, 1993, p. 152-156. Édition originale : 1992.

Les Yeux de Maurice Richard, édition de 2012, couverture

Jackie Robinson dans le poste

Publicité de l’émission de Ken Burns sur Jackie Robinson, 2016

Ce soir et demain soir, le réseau de télévision états-unien PBS présentera deux émissions (chacune de deux heures) sur le joueur de baseball Jackie Robinson. Renseignements ici.

L’Oreille tendue admire Robinson. C’est .

P.-S. — Petite, l’Oreille a publié, dans le magazine culturel Spirale, un compte rendu de la série Baseball (1994) du même Ken Burns. Ça se lit désormais en ligne. (Il y était déjà question de Jackie Robinson.)

Né le 31 janvier 1919

Dessin de Jackie Robinson par John Collins, The Gazette, 4 juin 1946

 

«Nobody’s Jackie Robinson.»
Robert B. Parker, Hush Money, 1999

L’Oreille tendue n’a jamais caché son admiration pour le baseballeur Jackie Robinson (1919-1972). Celui-ci étant né un 31 janvier, ci-dessous, pour rappel, les textes qu’elle lui a consacrés.

Sur le livre numérique «augmenté» ou «enrichi» — texte, photos, vidéos, liens — de Lyle Spencer, Fortitude. The Exemplary Life of Jackie Robinson, le 22 avril 2013.

Sur le film biographique 42 de Brian Helgeland, le 25 avril 2013.

Sur Robinson et Maurice Richard — c’est du hockey —, le 15 avril 2015.

 

[Complément du 31 janvier 2019]

Sur le documentaire consacré à Robinson par Ken Burns, le 11 avril 2016.

Sur Mohamed Ali et Robinson, le 4 juin 2016.

Sur l’exposition The Color Line. Les artistes africains-américains et la ségrégation, le 23 novembre 2016.

Sur la présence de Robinson à UCLA, le 25 mai 2017.

Sur Ella Fitzgerald et Robinson, le 2 février 2018.

Sur Robinson et Olympe de Gouges, le 13 décembre 2018.

L’Oreille a aussi été invitée à présenter Robinson aux auditeurs de l’émission de radio Aujourd’hui l’histoire (Radio-Canada), le 17 janvier 2019.

 

[Complément du 31 janvier 2021]

Chez l’ami Laurent Turcot :

 

[Complément du 28 juillet 2023]

Sur la biographie True. The Four Seasons of Jackie Robinson, le 5 mai 2022.

Sur l’ouvrage collectif 42 Today. Jackie Robinson and His Legacy, le 9 janvier 2023.

 

Illustration : John Collins, «The Colored Comet», The Gazette, Montréal, 4 juin 1946.

 

Référence

Parker, Robert B., Hush Money. A Spenser Novel, New York, G. P. Putnam’s Sons, 1999, 309 p.

Avoir l’œil, et le bon

Les Blue Jays de Toronto — c’est du baseball — viennent de remporter un match crucial. Pour quelques heures, tout le Canada aurait appuyé cette équipe de la Ville-Reine (ça se discute).

Dans l’avion qui transportait l’Oreille tendue à Vancouver, une hôtesse de l’air a donc tenu les passagers informés du pointage du match. Elle avait beau être francophone, elle ne maîtrisait malheureusement pas le vocabulaire du plus beau des sports. Au lieu de parler de manches (il y en a habituellement neuf dans un match) ou d’innings (dans la langue de Jackie Robinson), elle parlait de «périodes» — c’est du hockey — ou de «parties». C’est cela les deux solitudes : ceux qui aiment le baseball et ceux qui ont le tort de ne pas l’aimer.

Pendant le même vol, l’Oreille lisait le plus récent roman d’Emmanuel Bouchard. Elle y trouve l’expression suivante : «Méchant visou !» (p. 174)

Méchant ? Il en a déjà été question ici : c’est bon, ou pas.

Visou : qui en a vise juste.

Hier, certains joueurs des Blue Jays ont eu un méchant visou. Ils s’en réjouissent, et leurs partisans avec eux.

 

Référence

Bouchard, Emmanuel, la Même Blessure. Roman, Québec, Septentrion, coll. «Hamac», 2015, 216 p.