Tataouinage baseballistique

Baseball, dessin de presse, 1901

Soit la phrase suivante, tirée de la Presse+ du jour : «De nouvelles tactiques, comme la multiplication des releveurs, ont ralenti le rythme du jeu. Mais le vrai coupable, c’est le tataouinage.»

Elle demande deux explications.

Les tactiques dont il est question sont celles des joueurs de baseball. Elles ont pour effet d’allonger indûment les matchs. La direction des ligues majeures vient d’imposer de nouvelles règles pour y mettre fin.

Le tataouinage, dans le français populaire du Québec, désigne le fait de prendre trop de temps, de ralentir une action, de perdre et de faire perdre son temps. Pierre Corbeil parle de «complication inutile» (p. 37); Léandre Bergeron, de «niaisage» (p. 481).

À votre service.

 

P.-S.—Oui, on peut dire des personnes qui tataouinent qu’elles brettent.

P.-P.-S.—Le Fichier lexical du Trésor de la langue française au Québec propose 33 citations comportant tataouinage.

 

Références

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Corbeil, Pierre, Canadian French for Better Travel, Montréal, Ulysse, 2011 (3e édition), 186 p. Ill.

Jackie Robinson aujourd’hui

Michael G. Long (édit.), 42 Today, 2021, couverture

«Not even Jackie Robinson subscribed
to this magical construction of Jackie Robinson
»
(Kevin Merida).

L’Oreille tendue l’a dit et répété : elle admire l’ancien joueur de baseball Jackie Robinson. Elle se devait donc de lire l’ouvrage collectif qu’on lui a consacré en 2021 sous le titre 42 Today. Que reste-t-il de Robinson aujourd’hui ?

Les auteurs rassemblés par Michael G. Long avaient pour mission de réévaluer l’héritage du célèbre numéro 42 en allant, au besoin, contre la vulgate robinsonienne, voire contre la mémoire défendue par sa veuve, Rachel Robinson (p. 3). Il s’agissait de rendre toute sa complexité à cet homme entier, farouchement indépendant d’esprit, à ses convictions et à ses combats comme à ses contradictions. Pareilles attitudes mènent à des interprétations parfois divergentes dans le public et chez les chercheurs, et à une relative solitude chez le principal intéressé.

Certains textes de 42 Today reprennent des choses connues, par exemple sur le style de jeu batailleur de Robinson (George Vecsey). Un autre, sur sa religion, le méthodisme, manque de relief (Randal Maurice Jelks). Celui de Yohuru Williams, sur la lutte de Robinson pour la défense des droits des Noirs aux États-Unis, fait double emploi avec plusieurs textes de l’ouvrage collectif.

Des approches sont plus neuves : sur la signification du numéro 42 (Jonathan Eig) et sur l’interdiction de le porter parmi les joueurs de la Ligue nationale de baseball depuis 1997 (David Naze); sur le choix tout pragmatique de la non-violence par Robinson, comme chez Martin Luther King (Mark Kurlansky); sur l’incapacité des médias «blancs» à reconnaître l’importance du recrutement de Robinson par Branch Rickey au milieu des années 1940 (Chris Lamb); sur son adhésion ponctuelle au Parti républicain et sur son appui temporaire à Richard Nixon (Gerald Early).

Sridhar Pappu montre que les échecs de Robinson ne doivent pas être minimisés — il parle de «tragédie» (p. 85) —, mais qu’il faut les mesurer à ses ambitions. Alors qu’il était peut-être, au début des années 1960, la personnalité noire la plus puissante des États-Unis (p. 88), il n’aura pas pu parvenir à ses objectifs. En fait, un des leitmotive du livre est que personne, à ce jour, n’a modifié profondément la nature raciste de ce pays.

Si Robinson n’a pas obtenu ce qu’il revendiquait, Peter Dreier, dans le plus long chapitre de l’ouvrage, «The First Famous Jock for Justice», rappelle combien d’athlètes ont, à sa suite, mené un combat politique : Billie Jean King, Megan Rapinoe, Curt Flood, Colin Kaepernick, plusieurs autres encore. Ils sont ses émules, mais aucun ne l’a surpassé dans ses luttes sociales : «Robinson set the stage for other athletes to speak out, but no other professional athlete, before or since, has been so deeply involved in social change movements» (p. 136).

Une réflexion comme celle de Dreier permet de réfléchir à des questions peu abordées jusqu’à maintenant par les spécialistes, par exemple le rôle de modèle de Robinson pour les athlètes féminines (Amira Rose Davis). Dans le dernier texte de l’ouvrage, en contrepoint à celui de Davis, Adam Amel Rogers souligne combien la recherche par la communauté LGBTQ du «gay Jackie Robinson» est vouée à l’échec : c’est mettre la barre beaucoup trop haut («an unrealistic standard of excellence», p. 200).

La contribution la plus forte de 42 Today est toutefois la première. Dans «The Owner», Howard Bryant oppose deux façons de défendre les droits des Noirs aux États-Unis. Beaucoup prônent l’«advancement»; ils espèrent que ces droits seront progressivement reconnus par l’ensemble de la population. Jackie Robinson pensait exactement le contraire : selon sa logique («ownership»), il était un Américain comme les autres, avec les mêmes droits et les mêmes responsabilités. Il n’attendait pas que quelqu’un lui accorde quoi que ce soit. Ce patriote, parfois conservateur, parfois progressiste, était chez lui aux États-Unis, et il n’a cessé de le clamer.

Cette façon de penser n’était certainement pas la plus facile à défendre, mais c’était la sienne et il n’a jamais hésiter à l’affirmer. Son principal héritage n’est-il pas là ?

 

Référence

Long, Michael G. (édit.), 42 Today. Jackie Robinson and His Legacy, New York, New York University Press, A Washington Mews Book, 2021, xiv/239 p. Ill. Foreword by Ken Burns, Sarah Burns, and David McMahon. Afterword by Kevin Merida.

Raconter Jackie Robinson

Kostya Kennedy, True, 2022, couverture

Jackie Robinson est le premier joueur noir du baseball «moderne». L’Oreille tendue l’admire et elle a beaucoup parlé de lui (voir ici). Elle a lu plusieurs livres à son sujet, le plus récent étant la biographie publiée il y a quelques mois par Kostya Kennedy, True. The Four Seasons of Jackie Robinson. Comment dire quelque chose de neuf d’une figure si souvent commentée ?

Kennedy se concentre sur quatre «saisons» dans la vie de Robinson : 1946 (au moment où il jouait pour les Royaux de Montréal), 1949 (quand il a été nommé joueur le plus utile de la Ligue nationale de baseball), 1956 (lorsque sa carrière se termine), 1972 (alors qu’il meurt à 53 ans). Cela est suivi d’un texte intitulé «Afterlife», où il est est question de la Fondation Jackie-Robinson et de la postérité du joueur (culturelle, politique, sociale). Quel que soit l’événement retenu, l’auteur ne se gêne jamais pour reculer dans le temps ou pour évoquer ce qui viendra : il peut ainsi aborder tous les aspects de la vie ou de la carrière de Robinson à partir des quatre dates qui structurent l’ouvrage.

Les Montréalais, pour d’évidentes raisons, sont attachés à la saison 1946. Si Branch Rickey, le patron des Dodgers de Brooklyn, a choisi Montréal pour faire entrer Robinson dans le baseball professionnel «blanc», c’est, d’une part, parce qu’il mesurait les difficultés que le joueur aurait rencontrées en commençant sa carrière à Brooklyn et, d’autre part, parce qu’il croyait que le milieu montréalais lui serait moins hostile qu’une ville états-unienne. Cela s’est confirmé : Robinson et sa femme Rachel ont passé des décennies à partager les souvenirs heureux de leur séjour.

L’année passée à Montréal par Robinson est bien connue, notamment grâce au livre de Marcel Dugas, Jackie Robinson, un été à Montréal (2019). Kennedy n’apporte guère d’informations nouvelles à ce propos, mais il est plus sensible à ce qui s’est passé en 1946 que le réalisateur Brian Helgeland dans 42, son film de 2013. Il ne dore pas non plus la pilule : il y avait du racisme contre les Noirs à Montréal dans les années 1940, mais il ne prenait pas les mêmes formes instituées qu’aux États-Unis à la même époque (p. 18-19). S’il est prudent sur ce plan, Kennedy l’est moins en matière culinaire — il n’est pas du tout sûr qu’on ait mangé de la poutine à Montréal en 1946 (p. 40) — ou linguistique — c’est quoi, ça, le «Franglais» (p. 60) ?

Là où True apporte de l’information intéressante (à défaut d’être complètement inédite), c’est autour de quelques figures. Kennedy insiste, par exemple, sur les motivations de Branch Rickey et sur son importance, non seulement pour le recrutement de Robinson, mais pour les modes d’organisation du baseball professionnel : «Branch Rickey […] bowed with equal piety at the altars of Methodism and capitalism» (p. 112); «Alfred North Whitehead suggested that the last 2,500 years of Western philosophy can be viewed as a series of footnotes to Plato. It’s as easy to see the last century of baseball player development as a series of footnotes to Branch Rickey» (p. 143 n. 19). La comparaison entre Roy Campanella et Robinson est éclairante : «I’m no crusader» (p. 150), aurait un jour déclaré le premier au second, qui, lui, en était un. En 1955, pendant un match des séries mondiales, Robinson essaie un jeu osé; un de ses adversaires, Yogi Berra, est convaincu qu’il a raté son coup, mais l’arbitre en décide autrement, ce qui rend Berra furieux. Pendant des années, cela sera un rituel conversationnel entre Berra («Out !») et Rachel Robinson («Safe !») (p. 165). Même avec un ami comme Martin Luther King, Robinson pouvait monter le ton, comme le montrent ses lettres (p. 212-217).

Des questions hypothétiques sont abordées : que serait-il arrivé si Robinson était passé aux Dodgers dès 1946, sans attendre 1947 (p. 49-54) ? Le jeu le plus excitant au baseball ne serait pas, comme on le dit souvent, le triple, mais une souricière impliquant Robinson (p. 70-73). En effet, là où Robinson aurait été le plus dangereux, c’est comme coureur («Basepaths», p. 65-73). Le principal intéressé le savait : «“Daring,” he said. “That’s half my game”» (p. 66). S’agissant de lutte contre la ségrégation, le stade des Dodgers, dans les années 1940 et 1950, aurait été un lieu inédit : «What was happening on the Dodgers in those years was not happening in many other places» (p. 90); «Was there in 1949 another public accommodation in America so naturally desegregated as Ebbets Field ?» (p. 122)

Kennedy ne passe pas sous silence les aspects les plus sombres du tempérament de Robinson. Quand il commence sa carrière, beaucoup est attendu de lui — «the most anticipated, talked-about, and heavily freighted debut in the history of professional sports» (p. 50) — et Rickey lui demande de ne pas répliquer aux attaques dont tout le monde sait qu’il sera la victime. Par la suite — après les «steely early years of self-restraint» (p. 215) —, Robinson n’hésitera pas à se défendre. Comme il n’avait pas peur de la controverse («his readiness to antagonize» (p. 216 n. 28), il n’avait pas peur non plus de s’en prendre, verbalement ou pas, à ses adversaires (p. 172) comme à ses coéquipiers (p. 107, p. 164).

True est une lecture agréable à plusieurs égards, mais tout n’y est également réussi. Kostya Kennedy, à l’occasion, attribue des pensées à ses personnages, comme s’il avait accès à ce qu’ils ont de plus intime : «I can’t fail again, he thought. I won’t let that happen» (p. 179). L’excellent passage sur la position au bâton de Robinson, qui ouvre le livre («Stance», p. 3-6), est suivi d’une bien artificielle tentative de mise en parallèle entre cette position et le rôle des États-Unis dans le monde après la Deuxième Guerre mondiale (p. 4). Les amateurs de bons sentiments apprécieront quelques passages (p. 42-43, p. 90-91, p. 187-189, p. 193); ce n’est pas le cas de l’Oreille.

Terminons, comme il se doit, en rappelant les propos de Robert B. Parker dans Hush Money, en 1999 : «Nobody’s Jackie Robinson» (p. 229). C’est triste, mais c’est comme ça.

 

Références

Dugas, Marcel, Jackie Robinson, un été à Montréal. La fin de la ségrégation raciale dans le baseball, Montréal, Hurtubise, 2019, 204 p. Ill.

Helgeland, Brian, 42, film, 2013.

Kennedy, Kostya, True. The Four Seasons of Jackie Robinson, New York, St. Martin’s Press, 2022, viii/278 p. Ill.

Parker, Robert B., Hush Money. A Spenser Novel, New York, G. P. Putnam’s Sons, 1999, 309 p.

Accouplements 187

Kostya Kennedy, True, 2022, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Kennedy, Kostya, True. The Four Seasons of Jackie Robinson, New York, St. Martin’s Press, 2022, viii/278 p. Ill.

«Fan letters came to the home [la maison de Robinson à Stamford], some of them with no street adress, no zip code, no name of the town. Just : “The great Jackie Robinson, Connecticut”» (p. 226).

Goulemot, Jean M. et Didier Masseau, «Lettres au grand homme ou Quand les lecteurs écrivent», dans Mireille Bossis (édit.), la Lettre à la croisée de l’individuel et du social, Paris, Kimé, coll. «Détours littéraires», 1994, p. 39-47.

«Une seule remarque sur l’aspect matériel qui mériterait une longue étude. Un certain nombre de lettres porte comme simple adresse : “Monsieur Bernardin de Saint-Pierre, auteur des Études de la nature” ou “auteur de Paul et Virginie” ou encore, tout simplement “écrivain”» (p. 43).