Le zeugme du dimanche matin et d’Eugène Cloutier

Anne-Marie Cloutier, Eugène Cloutier, 2021, couverture

«Me voilà chez moi, dans la région de Québec, aux abords de ma ville, de mon enfance, de mon adolescence, de mes vingt ans.»

Eugène Cloutier, le Canada sans passeport. Regard libre sur un pays en quête de sa réalité, Montréal, HMH, 1967, tome 2, p. 293, cité dans Anne-Marie Cloutier, Eugène Cloutier. Un Canadien errant, Montréal, Carte blanche, 2021, p. 166.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Parlons logement et rangement

Anne-Marie Cloutier, Eugène Cloutier, 2021, couverture

Soit les quatre phrases suivantes, tirées de parutions de l’année.

«Se rendant compte que les toilettes sont près du petit coqueron isolé où mon père travaille, elle se découvre une soudaine obsession pour le lavage de mains, qui l’amène, une fois sur deux, à le croiser par inadvertance et à engager la conversation» (Eugène Cloutier, p. 38).

«Alain, son appart, c’est un coqueron» (Mille secrets mille dangers, p. 122).

«L’air est encore plus chaud dans ce coqueron que dehors, Delphine se plante devant un climatiseur que Philippe a allumé avant de s’asseoir» (Jeux d’eau, p. 155).

«Les ouvriers l’appellent terrain de jeu parce qu’ils s’y lancent la balle pour se dégourdir après avoir dîné vite fait dans un coqueron attenant à l’usine» (Morel, p. 79).

Quatre coquerons, donc.

Définition d’Usito : «Local, espace de rangement exigu. […] Logement modeste et exigu.»

À votre service (pour les citations).

P.-S.—En effet : ce n’est pas la première fois que l’Oreille tendue fait dans l’immobilier. Voyez ici.

 

Références

Cloutier, Anne-Marie, Eugène Cloutier. Un Canadien errant, Montréal, Carte blanche, 2021, 253 p. Ill.

Farah, Alain, Mille secrets mille dangers. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 161, 2021, 497 p.

Grégoire, Julien, Jeux d’eau. Roman, Montréal, Del Busso éditeur, 2021, 212 p.

Raymond Bock, Maxime, Morel. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2021, 325 p.

Les zeugmes du dimanche matin et de Steven Jezo-Vannier

Steven Jezo-Vannier, Ella Fitzgerald. Il était une voix en Amérique, 2021, couverture

«Les jeunes filles partagent les plats de pâtes et les enseignements de l’école publique no 18, sur Park Hill avenue» (p. 29).

«Le 2 octobre, Ella avance péniblement sous les projecteurs du Music Hall Center de Détroit, soutenue par les applaudissements de la salle et le bras d’un assistant» (p. 351).

Steven Jezo-Vannier, Ella Fitzgerald. Il était une voix en Amérique, Marseille, Le mot et le reste, 2021, 367 p.

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté ce texte le 1er juillet 2021.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Histoire d’une voix

Steven Jezo-Vannier, Ella Fitzgerald. Il était une voix en Amérique, 2021, couverture

Comme tous les biographes d’Ella Fitzgerald, Steven Jezo-Vannier, qui vient de publier Ella Fitzgerald. Il était une voix en Amérique, est confronté à une vraie difficulté. Comment raconter la vie d’une artiste dont on ignore tant de choses de la vie personnelle, notamment au sujet de son enfance et de son adolescence ? On proposera alors de suivre à la trace la carrière de cette artiste.

Ella Fitzgerald naît en 1917 à Newport News (Virginie) et meurt en 1996 à Beverly Hills (Californie). À la fin de l’adolescence, elle se fait remarquer en gagnant des concours amateurs de chants à Harlem, avant d’être recrutée par Chick Webb pour son orchestre. Ses conseillers (agents, producteurs) sont s’abord Moe Gale et Joe Glaser, puis Milt Gabler. Quand Norman Granz entre en jeu, la carrière de Fitzgerald paraît prendre un élan nouveau. Ardent défenseur du jazz et militant antiraciste, Granz lance notamment la série des Great American Songbooks (Cole Porter, Rodgers & Hart, Duke Ellington, Irving Berlin, George et Ira Gershwin, Harold Arlen, Jerome Kern, Johnny Mercer); entre 1956 et 1964, cette série d’enregistrements fera autant pour asseoir la carrière de Fitzgerald que pour démontrer la légitimité du jazz comme musique sérieuse de l’Amérique. Entre les années 1930 et la fin des années 1980, la chanteuse passera son temps en tournée aux quatre coins du globe; cela ne lui permet guère d’avoir une vie privée (amoureuse, familiale) riche. On l’entend à la radio, on la voit à la télévision. Ses dernières années sont marquées par des maladies à répétition.

Sur le plan musical, l’auteur présente clairement ce qui caractérise celle qui fut d’abord «The First Lady of Swing», puis «The First Lady of Jazz», et enfin «The First Lady of Song» : étendue du registre vocal; sens du rythme; clarté de la diction; goût de l’improvisation; maîtrise du scat, sa «signature artistique» (p. 82); énergie en apparence à toute épreuve; étendue de son répertoire (on le lui a souvent reproché), des ballades classiques du jazz aux chansons des Beatles, en passant par le blues et le country. Les amis et collaborateurs y sont : Louis Armstrong, Duke Ellington, Oscar Peterson, Count Basie, Joe Pass, Frank Sinatra, Ray Brown, Dizzy Gillespie, etc. Les faiblesses ne sont pas masquées : chez Capitol, Fitzgerald s’est «égarée» (p. 311). La comparaison avec Billie Holiday est une figure obligée de ce genre de livre.

Jezo-Vannier suit méthodiquement et dans le détail la carrière de la chanteuse. Son ouvrage est d’abord et avant tout une synthèse des travaux existants, dûment cités en notes. Il est quand même quelques aspects de cette carrière sur lesquels il apporte un éclairage neuf. C’est le cas quand l’auteur explique comment l’orientation stylistique d’Ella Fitzgerald doit beaucoup plus qu’on ne le dit à Milt Gabler; toutes les réussites de la chanteuse ne sont pas le fait du seul Granz, malgré ce que lui-même a pu prétendre (p. 166, p. 181, p. 210). Un autre passage (p. 262-263), sur le quoting, cette «tradition du jazz qui consiste à citer et intégrer différents airs dans une même chanson» (p. 263), est également novateur.

Sur le plan de la psychologie fitzgeraldienne, Jezo-Vannier insiste sur l’insécurité de la chanteuse : «Consciemment ou non, Ella utilise la chanson pour apaiser ses doutes et être aimée» (p. 40); «Le manque d’estime déforme la vision qu’Ella a d’elle-même» (p. 89); «Sa vision d’elle-même et de ses capacités est déformée par le doute» (p. 177); «Hypersensible, elle peut facilement chavirer, se renfermer et subir les affres de la dépression» (p. 290). Cela ne fait pas de doute.

Sauf pour les dernières années de la vie de Fitzgerald, traitées un peu succinctement, cette biographie musicale donne à lire avec honnêteté et précision une carrière hors du commun.

 

Référence

Jezo-Vannier, Steven, Ella Fitzgerald. Il était une voix en Amérique, Marseille, Le mot et le reste, 2021, 367 p. Ill.

Amours risibles

Ariane Chemin, À la recherche de Milan Kundera, 2021, couverture

I

En 2019, à la demande de Kevin Lambert, l’Oreille tendue publiait, dans les Cahiers Victor-Lévy Beaulieu, un essai intitulé «Accidents de lecture». En voici le deuxième paragraphe :

Il est ainsi des livres que l’on ne souhaite pas reprendre, pour toutes sortes de raisons, bonnes ou mauvaises, futiles ou pas. Il est aussi des auteurs que l’on a abandonnés en cours de route. On les a lus, parfois étudiés, longtemps suivis, fréquentés avec assiduité, puis, un jour ou au fil des années, ça s’est arrêté. On ne veut ni les relire ni continuer à les lire. L’amitié n’y est plus (p. 179).

II

Ariane Chemin est reporter au quotidien le Monde et admiratrice de Milan Kundera. Sous forme de feuilleton, elle a mené une enquête sur cet écrivain qui refuse entrevues et présences médiatiques depuis 37 ans. Les Éditions du sous-sol publient en livre ce portrait d’un «écrivain fantôme» (p. 9), d’un «disparu volontaire» (p. 10), d’un «absent omniprésent» (p. 137).

L’autrice n’a pas l’intention de proposer une analyse de l’œuvre de Kundera, même si ses textes sont cités ou évoqués plusieurs fois, de même que son passage de la poésie au roman et du tchèque au français. Elle discute avec la femme de l’écrivain, Vera, visite les lieux qu’il a fréquentés (Brno, Prague, Rennes, Paris), interviewe certains de ses proches et de ses exégètes, consulte les interminables rapports de la police tchèque sur «Élitiste I» et «Élitiste II» (2374 pages), leurs surnoms bureaucratiques (voilà qui paraît neuf). C’est l’homme Kundera qui l’intéresse, au moins autant que l’auteur.

Pour le dire poliment, l’image qui ressort de ce travail journalistique est bien peu flatteuse. Kundera, sous la plume d’Ariane Chemin, est intraitable et mesquin (dans ses textes, il cite d’abord élogieusement Philippe Sollers, qu’il apprécie; il se brouille avec lui; il le fait disparaître des rééditions). Lui et sa femme souhaitent verrouiller le discours qu’on tient et qu’on tiendra sur lui; à juste titre, Chemin appelle cela un «roman officiel» (p. 29). En «grand tacticien» de sa postérité (p. 104), il essaie de minimiser, voire d’effacer, par exemple, l’importance de son passé communiste. Il s’escrime à «toujours maçonner et verrouiller soi-même son œuvre avant de quitter les vivants» (p. 98). Il n’aime plus la lecture proposée par Aragon dans sa préface de la Plaisanterie (1968) ? À la trappe !

Ariane Chemin, à la fin de son livre, parle du «destin tragique» de Milan Kundera (p. 133). Ce n’est pas la seule lecture que l’on peut faire du personnage.

P.-S.—Le portrait de Kundera est dur. Celui de Vera et de ses superstitions (p. 63, p. 110-112) ne l’est pas moins, bien qu’Ariane Chemin ait manifestement de l’affection pour elle.

P.-P.-S.—Au premier abord, l’objet est joli. Puis on le lit et on s’étonne d’y trouver tant de répétitions («son ami» est martelé), d’incohérences (il a 91 ou 92 ans, Kundera ?), de coquilles (p. 73, p. 117), de jeux de mots nases («seule une traduction le sauVera», p. 37).

P.-P.-P.-S.—Rappelons, pour finir, que Kundera refuse la numérisation de ses ouvrages : autre signe de son obsession du contrôle.

 

Références

Chemin, Ariane, À la recherche de Milan Kundera, Paris, Éditions du sous-sol, 2021, 133 p.

Melançon, Benoît, «Accidents de lecture», les Cahiers Victor-Lévy Beaulieu, 7, 2019, p. 179-181. https://doi.org/1866/28565