On ne saurait mieux dire

Un spectacle sera bientôt consacré au chanteur québécois Jean-Pierre Ferland. Le metteur en scène, Serge Postigo, expliquait cette semaine à la radio de Radio-Canada qu’il ne voulait pas que Ferland se sente «hommagé» par ce spectacle. L’Oreille tendue est parfaitement d’accord avec Serge Postigo : elle ne souhaite pas elle non plus que Ferland soit «hommagé».

Chantons sport

18 novembre 2010 : depuis la mise en ligne du billet qui suit, le jukebox numérique a été retiré du site de Cyberpresse.

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Il y a quelques semaines, l’Oreille tendue donnait une entrevue à Jean-François Bégin du quotidien la Presse. De cette entrevue sont sortis un article, un jukebox numérique et un sondage. Son thème ? Quelle est la «meilleure chanson» sur l’équipe de hockey des Canadiens de Montréal ?

Le résultat a été annoncé ce samedi dans le cahier des sports du journal (p. 4). Parmi les 63 chansons recensées, «Le but» (2009) de Loco Locass a été choisie par près d’un internaute sur cinq.

Pourquoi celle-là plutôt que la délicieuse «Ah ! le hockey» de Léo LeSieur (1930) ou que l’entraînante «Rocket Rock and Roll» de Denise Filiatrault (1957) ? Pourquoi avoir laissé de côté Oscar Thiffault, Jean Lapointe (et les Jérolas) ou le groupe Les Cowboys fringants, avec quatre chansons chacun ?

Hypothèses d’explication.

Loco Locass est probablement le groupe de rap le plus populaire au Québec et «Le but» a été très largement commenté dans les médias depuis sa sortie d’abord sur le site Web du trio, puis sur les sites de vente en ligne dans Internet. Pareil battage publicitaire favorise évidemment cette chanson, beaucoup plus, par exemple, que «La soirée du hockey» de Christine Corneau (1988).

La musique joue bien évidemment un rôle dans l’affaire. Loco Locass pratique un rap qui rejoint des publics très différents, des adolescents aux professeurs d’université quinquagénaires; cela distingue cette formation d’un groupe plus «rugueux» comme Manu Militari («Le premier», 2009). De plus — surtout, peut-être —, «Le but» pourrait facilement devenir un chant de ralliement populaire : on imagine bien ses «Allez allez allez allez Montréal» être repris en chœur et résonner au Centre Bell — mieux en tout cas que le refrain du «Maurice Richard» de Pierre Létourneau (1971). Cela nous changerait des «Ohé ohé ohé ohé» habituels.

La musique est faite pour rallier et entraîner un large public; c’est aussi vrai des paroles, où la dimension nationaliste le dispute à la montréalaise.

Sous la plume de Loco Locass, les Canadiens, et plus largement le hockey, sont des biens nationaux. C’est particulièrement évident au début de la chanson, quand les couleurs de l’équipe sont liées au «cœur de la nation» :

À une époque où les pucks étaient faites de crottin
On a réuni des hommes dont le destin commun
Est comme un film sans fin
En technicolor et tricolore
Bleu comme le Saint-Laurent
Blanc comme l’hiver
Rouge comme le sang qui nous coule à travers
Le corps de l’équipe c’est le cœur de la nation

De là, on passe sans mal à la ville qui adule son équipe, «la sainte flanelle» :

À chaque année faut clore avec une célébration
I l’diront jamais tel quel aux nouvelles
Mais le tissu social de Montréal
C’est de la sainte flanelle

Loco Locass le répète sous diverses formes : les Canadiens incarnent tant la nation que la ville.

Ok c’est plus qu’un sport
C’t’une métaphore de not’sort
C’est ça qui nous ressemble
C’est ça qui nous rassemble

On insiste pourtant sur le fait que cette nation et cette ville, pour le dire dans les termes de la vie politique contemporaine, sont inclusives : «Anglo franco peu importe ta couleur de peau».

Un dernier facteur contribue au succès du «But», mais l’Oreille n’est pas sûre que les membres de Loco Locass en aient été parfaitement conscients : leur chanson s’inscrit parfaitement dans la campagne de marketing des Canadiens au cours des dernières années.

En effet, au moment de célébrer (très longuement) son centenaire, l’équipe a décidé de jouer à fond la carte du passé glorieux, le thème de cette campagne étant «L’histoire se joue ici». Il s’agissait de montrer combien la valeur patrimoniale des Canadiens était indiscutable.

Loco Locass, mais aussi Mes Aïeux («Le fantôme du Forum», 2008) et Annakin Slayd («La 25ième», 2009), ne fait pas autre chose. Quand ils énumèrent plus d’une trentaine de joueurs, du début du siècle (1909) à aujourd’hui, les rappeurs disent la geste du sport national, ils rappellent la profondeur de son passé, ils l’inscrivent, et s’inscrivent, dans une histoire.

Faisant entendre les bruits traditionnels d’un match (coups de patin, rondelle et bâtons, orgue du Forum de Montréal, voix d’un commentateur, reprise d’«Ils ont gagné leurs épaulettes», cris de la foule), rappelant les noms et prénoms des «fantômes du Forum», exposant des valeurs réputées communes (effort, honneur), utilisant un imaginaire aussi bien romanesque («Nos chevaliers sont en cavale pour ramener le Graal») que religieux («À Montréal le tournoi est un chemin de croix»), clamant leur attachement à un sport et à une équipe, ils vantent en même temps les mérites d’une marque savamment mise en marché.

Cela n’enlève rien au mérite de leur chanson, mais cela explique (partiellement) son succès.

 

[Complément du 22 avril 2014]

Depuis la rédaction de ce billet, la chanson «Le but» est fréquemment entendue au Centre Bell, au point où Loco Locass vient d’en sortir une nouvelle version, préparée en collaboration avec l’administration des Canadiens de Montréal, sous le titre «Le But (Allez Montréal) – version CH». C’est ce que révèle un article du Huffington Post Québec publié aujourd’hui.

Loco Locass, «Le but», 2009, pochette

Hein ?

Langue sauce piquante, le blogue des correcteurs du Monde.fr, offrait récemment un texte à partir de l’illustration suivante :

Publicité pour «Insurgé»

Pour une oreille de Québécois, brève hésitation : «un sur gé» ?

Hésitation de même nature à l’écoute de la chanson «Deutsche Grammophon» de Vincent Delerm : «Nous nous sommes embrassés / Sur une étude en ré / Trouvé des points communs / Dans une pièce pour clavecin.» Tiens donc : «commun» et «clavecin» riment.

Pourquoi ces hésitations ? Parce qu’au Québec lundi ne se dit pas lindi, ni brun, brin. Il faut donc y réfléchir avant de reconnaître insurgé dans 1 / g, ou de saisir la rime delermienne.

Le son un, remplacé par in, serait-il, dans l’Hexagone, une espèce en voie de disparition ?

 

[Complément du jour]

Des sources conjugales proches de l’Oreille tendue lui rappellent — ô mémoire défaillante ! — l’existence de cette note des «Principes de la transcription phonétique» de l’édition de 1993 du Petit Robert : «La distinction entre [?] [brin, plein, bain] et [œ] [lundi, brun, parfum] tend à disparaître au profit de [?]» (p. xxii). Pour le dire avec le vocabulaire de la télévision, «la tendance se maintient».

 

[Complément du 3 janvier 2016]

Autre exemple, tiré des Notules de Philippe Didion, livraison du jour. (Les Notules ? Par ici.)

«Invisible», Philippe Didion, 3 janvier 2016

Invisible comme dans 1visible, donc.

 

Référence

Delerm, Vincent, «Deutsche Grammophon», Kensington Square, 2004.

Deux regrets

Être à la fois de l’islam et du Québec ? L’Oreille tendue aurait aimé inventer l’expression Québécois de souk, cette variété particulière du Québécois de souche. Cela a déjà été fait, notamment ici.

Pour tracer la généalogie imaginaire de ce Québécois de souk, il faudrait probablement remonter à l’arab’n’roll du Clan Murphy. Ce groupe québécois des années 1970 — une des pièces de leur album le Cœur et la raison (Polydor, 1976) s’appelait «Allah-Allah» —, est aujourd’hui bien oublié.

Le Clan Murphy, Le cœur et la raison, 1976, pochette

 

[Complément du 17 avril 2016]

Ajoutons à cette brève lignée les paroles suivantes, tirées de la chanson «Oasis 33» du groupe CQFD :

Ça m’a rappelé ma mère, sa logique binaire
«Range ton souk, sinon pas de désert»

 

[Complément du 6 août 2018]

Découverte du jour, via France Culture : le «Maroc’n’roll».

 

[Complément du 25 mai 2022]

Une autrice québécoise, hier, sur Twitter : «Abdelmoumen la Québécoise de souk va aller se coucher.»

Oreille d’Ancien Régime

Bénabar, Reprise des négociations, 2005, pochette

 

Chanter les Lumières aujourd’hui ? Ça se fait.

Elle n’m’a pas gâché l’existence
Mais a tu celle de Rousseau,
De Proust,
De Mort à crédit,

psalmodie Arnaud-Fleurent Didier. (Le personnage de la chanson parle de sa mère.)

Chez Bénabar, Voltaire remplace Rousseau :

Ce vieil homme fatigué d’Algérie
Qui regrette son Maghreb jour et nuit
Tout juste toléré aujourd’hui
Faut dire qu’ça fait qu’trente ans qu’il est ici
Qu’il ne s’ra jamais propriétaire
Qu’il occupe une chambre de bonne
Au pays de Voltaire
Au pays des Lumières
Et des droits d’l’homme.

Par-delà la Révolution, Tomás Jensen réconcilie les uns et les autres :

Qui c’est qui vient souper à soir ?
Qui c’est qui vient souper à soir ?
C’est le vent de l’ouest
C’est le vent de l’ouest
C’est l’Occident civilisé
Technologie et liberté
C’est le vent de l’ouest
C’est le vent de l’ouest
C’est quatorze cent quatre-vingt douze
C’est dix-sept cent quatre-vingt neuf
C’est mille neuf cent quatre-vingt-quatre
C’est mai soixante-huit, est-ce qu’on trinque ?
C’est le vent de l’ouest
C’est Hollywood, Rousseau, Voltaire
C’est le vent de l’ouest
Mère Teresa et Rockefeller
C’est le vent de l’ouest
Je ne le suivrai pas.

(Voltaire / Rockefeller est une rime plus riche que Voltaire / Lumières.)

Chanter le XVIIIe siècle aujourd’hui ? Pourquoi pas.

 

[Complément du 10 juin 2020]

L’Oreille a repris ce texte, sous le titre «Chanter les Lumières», dans le livre qu’elle a fait paraître au début de 2020, Nos Lumières.

 

[Complément du 11 mars 2024]

Premier vers de «Je vais t’aimer», de Michel Sardou (1976) : «À faire pâlir tous les marquis de Sade.» L’Oreille ne s’y attendait pas.

 

Références

Bénabar, «Qu’est-ce que tu voulais que je lui dise ?», Reprise des négociations, Jive, 2005.

Didier, Arnaud-Fleurent, «France culture», la Reproduction, Sony / BMG, 2009.

Jensen, Tomás & Les faux-monnayeurs, «Le vent du nord» (2000), Pris sur le vif, GSI Musique, 2006.

Melançon, Benoît, Nos Lumières. Les classiques au jour le jour, Montréal, Del Busso éditeur, 2020, 194 p.