L’Oreille sort du placard (à musique)

Vous voulez attendrir l’Oreille ? Qu’elle ait le mo(t)ton ? C’est facile.

Vous lui passez la scène de «La Marseillaise» dans Casablanca, le film de 1942 de Michael Curtiz.

Vous lui faites entendre «It’s Only a Paper Moon» dans l’interprétation d’Ella Fitzgerald (1945).

Vous mettez dans ses balados celle du 23 novembre 2013 de l’émission de radio The Vinyl Cafe, «Christmas Medleys». (Si si : c’est vrai aussi avec de la musique de Noël.)

Vous lui demandez d’assister à un concert du chœur de son fils aîné.

Cela marchera à tous les coups : pour elle, il n’est rien de tel, musicalement, que l’harmonie des voix. Elle ne saurait expliquer pourquoi.

 

[Complément du 21 octobre 2017]

L’Oreille a assisté tout à l’heure à une des dernières représentations de la production montréalaise de Demain matin, tout le monde m’attend, la comédie musicale de François Dompierre (musique) et Michel Tremblay (texte), dans une mise en scène de René Richard Cyr. Rien à faire : dans un des premiers numéros collectifs, elle a été émue, sans que le sujet abordé ait été particulièrement dramatique. Ça doit être physiologique.

 

[Complément du 11 mars 2018]

Une autre occurrence ? Devant l’installation vidéo multiécran I’m Your Man (A Portrait of Leonard Cohen) de l’Allemande Candice Breitz (2017), qu’on peut voir au Musée d’art contemporain de Montréal dans le cadre de l’exposition consacrée à Cohen. Dix-huit hommes, de toutes conditions, chantent, a cappella, du Cohen (I’m Your Man, 1988). On marche devant leur image. C’est magnifique.

 

[Complément du 12 mars 2024]

Hier soir, à la finale de la sixième édition du concours d’éloquence Délie ta langue, rebelote en découvrant Édelène Fitzgerald et son scat (entre autres belles choses).

 

Extension du domaine du baveux

«Des mineures à la Nationale
Emmenez-en des baveux»
(Éric Lapointe,
«Rocket (On est tous des Maurice Richard)»,
chanson, 1998).

 

Le baveux est connu. Définition et exemple tirés du Dictionnaire québécois instantané, cosigné par l’Oreille tendue en 2004 :

Qui préfère l’arrogance à la déférence. Ne manque pas d’attitude. «Baveux et irrévérencieux. Le magazine p45 veut brasser la cage des publications alternatives» (la Presse, 7 mars 2001). «Lahaie préfère jouer la carte de la prudence lorsque vient le temps de parler de l’attitude des Huskies. Entre ses lèvres serrées, on peut quasiment déchiffrer le mot “baveux”» (le Soleil, 16 novembre 2001) (p. 26-27).

«Tu parles de moyens baveux» (le Devoir, 10-11 mai 2003) (p. 146).

L’autre jour, sur Twitter, @PimpetteDunoyer attirait l’attention de l’Oreille tendue, qui ne le connaissait pas, sur un synonyme de baveux, fréquent.

«@MlleAinee m’apprend expression “t’es fréquente” au sens de “t’es ben baveuse” exclusivement pour filles.»

Cette remarque a entraîné des débats twittériens sur trois aspects de la question.

@maxdenoncourt et @profenhistoire ont signalé que l’expression n’était pas récente, l’un et l’autre la connaissant depuis un certain temps.

Toujours selon @profenhistoire, fréquent s’emploierait aussi bien pour les garçons que pour les filles — d’où l’interrogation légitime de @PimpetteDunoyer :

«ds sa classe, utilisé qu’au féminin (à moins qu’elle soit la seule vrmt baveuse du groupe !).»

C’est surtout en matière de prévalence et d’origine ethnoculturelles que les débats ont été les plus troublants.

L’Oreille a sondé l’adolescent qu’elle a sous la main pour essayer de saisir l’extension du terme. Selon lui, l’expression serait populaire chez «les Albanais du Plateau» (quoi que soient les Albanais du Plateau).

Réponse de @PimpetteDunoyer :

«Ici, c’est véhiculé par les Marocains de la Petite Patrie !»

Suggestion de @profenhistoire :

«Je ne pense pas me tromper en suggérant d’en chercher l’origine chez la communauté haïtienne.»

Le mystère s’épaissit.

 

[Complément du 10 janvier 2014]

Exemple cinématographique : «MlleAinée : “wow, Sophie Tremblay, è fréquente” #GuerreDesTuques actualisée» (@PimpetteDunoyer).

 

[Complément du 18 septembre 2016]

Il est des domaines du savoir que l’Oreille tendue arpente plus rarement que d’autres. Ainsi, le monde du maquillage féminin lui est presque totalement inconnu. On imaginera donc sans mal son étonnement quand elle a découvert que le baveux, en ce domaine, serait connoté positivement. C’est du moins ce que laisse entendre cette publicité, parue dans la Presse+ du 15 septembre dernier. L’Oreille ne sait cependant pas si l’on peut dire d’un maquillage qu’il est fréquent.

Maquillage «baveux», la Presse+, 15 septembre 2016

 

[Complément du 23 août 2022]

Dans un article sur le contact des langues à Montréal, le Devoir des 20-21 août 2022 indique que frekan, au sens d’irrespectueux, vient du créole.

 

Référence

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

Tontir une deuxième fois ?

David Turgeon, La raison vient à Carolus, 2013, couverture

Soit la phrase suivante, tirée de La raison vient à Carolus de David Turgeon (2013) :

«Je me souviens, et je ne peux l’affirmer avec certitude mais c’est ce qui ferait la meilleure histoire, que Carolus un jour retontit dans notre cul-de-sac […]» (p. 14).

Retontir, donc.

En 2008, deux auditeurs de la radio de Radio-Canada avaient proposé ce verbe dans le cadre du concours «J’ajoute un québécisme au dictionnaire».

Son sens ? Arriver, souvent à l’improviste.

P.-S. — Existe en version archaïque : ressoudre, à prononcer erssoudr’.

 

[Complément du 2 octobre 2020]

Des exemples avec ressou(r)dre ?

En chanson : «Qui c’est qui r’soud ?» (Richard Desjardins, «Le chant du bum»)

En poésie : «chez vous j’ai ressoud» (Gérald Godin, «Cantouque d’amour», p. 22).

En roman, en deux graphies : «Il était convaincu qu’on allait le voir ressoudre à l’aube, les sacoches pleines de morilles» (Thierry Dimanche, Cercles de feu, p. 404); «En voyant ressourdre l’intruse à l’épluchette, Madeleine-la-Mére était rentrée dans la maison, dépitée» (Éric Dupont, la Fiancée américaine, p. 179).

Twitter donne d’autres exemples romanesques, chez Noël Audet et chez Geneviève Pettersen et Christophe Bernard.

 

[Complément du 3 octobre 2020]

Ah ! la mémoire ! L’Oreille tendue, le 23 octobre 2017, signalait un ressourdre dans Simone au travail de David Turgeon : «Examinons pourtant l’éventualité où, par cette forme toujours déplacée d’orgueil dont les écrivains ont fait tant d’histoires, Pierre-Luc eût décidé de bouder tout seul de son côté, et ce, tant que ne ressourdrait pas Sarah-Jeanne» (p. 52).

 

Références

Dimanche, Thierry, Cercles de feu. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 138, 2019, 438 p.

Dupont, Éric, la Fiancée américaine. Roman, Montréal, Marchand de feuilles, 2015, 877 p. Édition originale : 2012.

Godin, Gérald, les Cantouques. Poèmes en langue verte, populaire et quelquefois française, Montréal, Parti pris, coll. «Paroles», 10, 1971, 52 p. Édition originale : 1967.

Turgeon, David, La raison vient à Carolus, Montréal, Le Quartanier, coll. «Nova», 9, 2013, 58 p.

Turgeon, David, Simone au travail. Romans, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 111, 2017, 284 p. Rééd. : Montréal, Le Quartanier, coll. «Écho», 2018, 280 p.

Guy Lafleur

Guy Lafleur entre au musée Grévin, Montréal, 2013

À l’occasion du dernier match de Guy Lafleur, le 4 décembre 2010, l’Oreille tendue signait un texte dans le Devoir sur le héros de son enfance. On le lira ci-dessous; par ailleurs, il est toujours accessible sur le site du quotidien. Un complément bibliographique se trouve ici.

Pourquoi reprendre ce texte aujourd’hui ? Parce que c’est — comme chacun le sait — le 62e anniversaire du Démon blond.

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De Guy Lafleur considéré comme un des beaux-arts

Benoît Melançon

La scène se déroule dans le film La Cuisine rouge de Paule Baillargeon et Frédérique Collin. Après une bagarre, le gagnant force le perdant à répéter «Guy Lafleur est le plus grand de tous les Québécois.» L’affirmation est un brin exagérée, mais une chose est sûre : beaucoup d’artistes se sont inspirés du célèbre ailier droit des Canadiens de Montréal.

Éloge de la vitesse

Quelles sont les deux principales caractéristiques du jeu de Lafleur? La force de sa «frappe», dit le poète Bernard Pozier. L’allégresse de son coup de patin, selon l’essayiste Michel-Wilbrod Bujold. Certains ont le pied marin; Lafleur a le «pied patin».

Le peintre Benoît Desfossés rend bien cela dans son tableau «Le démon blond». On y voit Lafleur, cheveux flottants et bâton tendu, foncer droit devant lui. Voilà le «Flower Power» auquel on a si fortement associé Lafleur.

C’est aussi la vitesse qui intéresse Serge Lemoyne, qui a signé nombre d’œuvres picturales sur les joueurs des Canadiens durant les années 1970 et 1980. Trois mettent en scène Lafleur : «Le numéro 10», «Lafleur stardust», «Le cinquantième de Lafleur». Le blanc, le bleu et le rouge suffisent pour rendre la grâce aérienne du patineur.

Cette grâce, c’est aussi la chevelure au vent. Marie-France Bazzo résume excellemment l’image de Lafleur dans sa contribution au volume collectif Une enfance bleu-blanc-rouge : «Lafleur […] semblait aussi conscient de ses cheveux que de son coup de patin; homme préoccupé par ses extrémités.»

Chanter Ti-Guy

Parmi les créateurs, ce sont les musiciens qui se sont le plus approprié Guy Lafleur. Il existe au moins une quinzaine de pièces musicales où il apparaît. Il y en a pour tous les goûts, du jazz au classique, du rock au country.

Dans la plupart des cas, il ne s’agit que d’allusions, mais trois chansons sont entièrement consacrées à Lafleur.

En 1955, Oscar Thiffault chantait «C’est Maurice Richard qui est si populaire / C’est Maurice Richard qui score toul’temps.» Il recycle sa chanson en 1978, actualité oblige : «C’est Ti-Guy Lafleur qui est si populaire / C’est Ti-Guy Lafleur qui score toul’temps

Robert Charlebois, lui, rendra hommage au «Champion» en 1987, mais il s’inquiète pour son avenir : «C’est un play-boy, c’est une vedette / C’est un cow-boy dans l’jet-set.» Attention à la chute.

Plus récemment, André Brazeau a versé dans la nostalgie en ravivant ses souvenirs de «Ti-Guy». Le refrain est clair : «Moé j’m’ennuie de Ti-Guy Lafleur / Lui quand i jouait / I en avait du cœur.»

Les deux solitudes

Il n’y a pas que les francophones à aduler Lafleur. Dans la pièce de théâtre Life After Hockey de Kenneth Brown, on voit filer un joueur rapide comme un «coyote sauvage». Mordecai Richler, grand amateur de hockey, a un jour fait le portrait de Lafleur en homme solitaire, «presque mélancolique». Le poète Ken Norris («Guy Lafleur and Me») se sent vieillir au même rythme que son idole. Dans la série des «Carcajous» de Roy MacGregor, Lafleur fait une apparition remarquée dans Une dangereuse patinoire. On connaît surtout W.P. Kinsella pour ses textes sur le baseball, mais il a aussi écrit sur le hockey, et le chien de sa nouvelle «Truth» s’appelle… Guy Lafleur.

Cette forte présence de Lafleur sous la plume des écrivains anglophones a de quoi étonner. Les francophones paraissent préférer les biographies. La plus citée est celle de Georges-Hébert Germain. La plus récente (2010), celle de Christine Ouin et Louise Pratte, est destinée aux enfants.

Parmi les exceptions, on retiendra la nouvelle de science-fiction «Le fantôme du Forum» de Jean-Pierre April. À travers de fortes vapeurs éthyliques, on assiste à un match entre «six super-sosies de Guy Lafleur» et l’équipe des «Robots russes». Ouf : victoire in extremis de l’équipe «des Lafleur». On lira aussi avec étonnement les fragments de «La Bible de Thurso», dont François Hébert est l’exégète.

J’aurais voulu être un artiste

Depuis les années 1970, il est banal d’associer le sport et la culture. On entend partout que les grands sportifs sont de grands artistes. C’est vrai de Guy Lafleur sur la glace. Mais son intérêt pour l’art ne s’arrête pas là.

En 1979, il lance deux disques, l’un en français, l’autre en anglais, où, sur une musique disco, il psalmodie des conseils aux jeunes hockeyeurs. On ne peut pas savoir quels ont été les résultats pédagogiques de ces enregistrements. En revanche, ils ont leur place assurée au Temple de la renommée du psychotronisme.

Victor-Lévy Beaulieu s’était intéressé aux goûts esthétiques de Guy Lafleur dès 1972. Dans une entrevue du magazine Perspectives, on découvre ce que la recrue aime en matière de musique : Bach, Charles Mingus, Chantal Pary. On y apprend aussi qu’il tient un journal intime et qu’il écrit de la poésie. Lafleur le dit clairement : «Le hockey, pour moi, c’est une façon de m’exprimer, comme quelqu’un qui fait de la musique.»

On sait peu de chose des poèmes de Guy Lafleur. Perspectives en cite un : «Pardonne à la maison indiscrète / Qui durant ton absence / Est venue feuilleter ce cahier.» Il y en a un autre à la dernière page de la biographie de Lafleur par Georges-Hébert Germain, et c’est lui qui donne son titre au livre, L’ombre et la lumière.

En matière poétique, un happening tenu durant la première saison de Guy Lafleur avec les Canadiens (1971-1972) fait rêver. Serge Lemoyne, celui des œuvres tricolores, organise alors un événement intitulé «Slap shot». Au programme : peinture et poésie. Sur les murs : des Lemoyne, qui voisinent avec des textes de Claude Gauvreau, de Denis Vanier et de… Guy Lafleur. On a du mal, encore aujourd’hui, à imaginer cette rencontre de l’automatisme, de la contre-culture et du sport national.

La deuxième étoile

S’il fallait attribuer des étoiles aux joueurs de hockey devenus des icônes culturelles, la première n’irait pas à Lafleur, mais à Maurice Richard. Pourquoi le numéro 9 est-il plus populaire que le numéro 10 chez les artistes?

Contrairement au Rocket, le Démon blond a vécu presque toute sa vie sous l’œil inquisiteur des médias. On croit tout savoir de lui. Cette proximité a peut-être été un frein à l’imaginaire des créateurs francophones.

Il y a une autre raison, plus profonde. Si Maurice Richard a tant occupé les artistes, c’est qu’il y a eu dans sa carrière un moment déterminant : le 17 mars 1955, des milliers de Montréalais sont descendus dans la rue pour défendre leur idole, qui aurait été bafouée par les autorités de la Ligue nationale de hockey. Rien de tel pour Lafleur, pas de cataclysme fondateur.

Pour devenir «le plus grand des Québécois», il faut plus qu’un redoutable lancer frappé et que la «grâce artistique» chantée par Mes Aïeux.

Benoît Melançon est professeur à l’Université de Montréal. Il est l’auteur des Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle.

Dialoguer dans la nature

«Chez nous, on aime se tirer une vraie bûche», publicité, 2021

Tout un chacun devrait le savoir : au Québec, s’asseoir est synonyme de parler. Les exemples ne manquent pas, à commencer par ici.

Autre synonyme : se tirer une bûche. Il est vrai qu’on peut approcher un siège (se tirer une bûche, littéralement) sans nécessairement prendre langue, mais, implicitement, on s’attend à ce que, la bûche tirée, on cause.

Exemple : «J’ai l’impression qu’avec nos chaussures de course, on est un peu comme des voisins qui viennent dire bonjour et se tirent une petite bûche pour jaser après la mort d’un proche» (la Presse, 22 juillet 2013, p. A5).

On l’aura compris : la bûche est le siège naturel du Québécois de souche.

P.-S. — Le tumblr Notre Québec offre, par «Un crayon français, des mots québécois». Tire-toi une bûche y est.

 

[Complément du 22 septembre 2014]

En musique : Tire-toi une bûche, album du groupe Mes Aïeux (2006).