[Ce texte s’inscrit dans la série Tombeau d’Ella. On en trouvera la table des matières ici.]
«Now that we’re finally caressing»
(«If I Were a Bell», 1958)
L’amour peut être éthéré, digne d’une midinette : «Someday he’ll come along, the man I love / And he’ll be big and strong, the man I love / And when he comes my way / I’ll do my best to make him stay» («The Man I Love», 1959).
Il peut être évocateur. Oui, dans ce «Small hotel», il y a une «Bridle Bridal suite» — «one room bright and neat / complete for us to share» —, mais on n’en saura pas plus («There’s A Small Hotel», 1956). Ailleurs, on rêve : «I’d like to gain complete control of you» («All of You», 1956).
Il peut être bien plus cru.
Chez celle qui annonce «Love for Sale» (1956) : «Who would like to sample my supply ? / Who’s prepared to pay the price / For a trip to paradise ?» Voilà qui a le mérite d’être clair. (Il y a plusieurs versions de cette chanson, notamment une brève, sur Mack the Knife. The Complete Ella in Berlin, en 1960; une longue en 1956; deux intermédiaires, avec Joe Pass à la guitare, en 1986.)
Dans «Bewitched» (1956), malgré l’alcool, ou à cause de lui, il y a celle qui se souvient : «Men are not a new sensation / I’ve done pretty well I think», tout en se projetant dans le futur, pour l’homme qu’elle attend, auquel elle veut s’accrocher, au sens propre : «and long for the day when I’ll cling to him». Elle dit les choses comme elles sont : «I’ve sinned a lot / I mean a lot / But I’m like sweet seventeen a lot»; «and worship the trousers that cling to him». Ce qu’elle lui trouve à ce bon à rien ? «Horizontally speaking he’s at his very best.» Cela lui convient manifestement : «Thank God I can be oversexed again.» Et pourtant elle ne cédera pas : «Those ants that invaded my pants, fini / Bewitched, bothered, and bewildered no more». (Situation initiale semblable dans «That Old Black Magic» [1960] : «I hear your name and I’m aflame / Aflame with such a burning desire / That only your kiss can put out the fire / For you’re the lover I have waited for».)
Comment mesurer aujourd’hui le scandale de pareilles affirmations, écrites par des hommes blancs (Richard Rodgers et Lorenz Hart, Cole Porter), dans la bouche d’une femme, noire, dans les années 1950-1960, aux États-Unis ?
[Les dates entre parenthèses devraient être celles des enregistrements. Elles ne sont pas toujours fiables.]
Elle se pose, entre autres questions, celle-ci : pourquoi, depuis plus de trente ans, a-t-elle écouté sa musique plus que toute autre ? Voyons si ce chantier lui permettra de comprendre quelque chose à cette présence ininterrompue.
En guise d’introduction, cette scène récente de la vie pétrolière de l’Oreille tendue (OT).
OT : Bonjour. J’étais à la pompe numéro 1. Ce sera sur ma carte de crédit.
La caissière : On insère la carte. On a une carte Air Miles ?
OT : Non.
La caissière : On peut reprendre sa carte.
Bref, ni tu ni vous. Le cas n’est pas unique. Pendant quelques années, l’Oreille et ses fils ont fréquenté une pizzeria où la serveuse leur demandait toujours «On est prêt(s ?) à commander ?».
L’Oreille avait co-abordé cette étrange utilisation du pronom indéfini deux fois dans son Dictionnaire québécois instantané de 2004.
D’abord aux p. 72-73, sous la rubrique «Trois règles grammaticales indispensables» (pour comprendre le français du Québec).
C’est à cet égard [les pronoms personnels] que les choses sont les plus poétiques dans la langue parlée au Québec : l’éternelle crise identitaire se manifeste jusque-là. Chers lecteurs, vois.
Je. Quand la Révolution tranquille battait son plein, il était de bon ton de souligner que les nations colonisées étaient pleines de gens qui n’arrivaient pas à s’affirmer : ils ne savaient pas dire je. C’est réglé. On est en fait tombé dans l’excès inverse : «Attention, je recule souvent» (inscription à l’arrière d’un camion de vidange); «Je suis temporairement en panne» (panneau sur un guichet automatique).
Tu. 1. Les conjugaisons stressent souvent les apprenants. C’est pourquoi il est devenu courant de n’apprendre que les verbes à la deuxième personne du singulier; on fait l’économie du pluriel. Tu es prêt, le groupe ? 2. La répétition de ce pronom sert à marquer l’insistance. «Tu m’aimes-tu ?» (chanson de Richard Desjardins).
Il. Voir y.
Elle. Opportunément remplaçable par a. Céline, a chante fort.
Nous. Le plus généralement remplacé par on, notamment dans la vie de couple. Autre économie de conjugaison.
Vous. Pronom élitiste. Voir tu et on.
Ils. Voir y.
Y. Pronom universel qui exclut la personne qui parle. Le monde, y sont malades. Y est beau, ce gars-là.
On. Pronom universel qui inclut la personne qui parle. Au Québec, on est malades. On est beau comme couple. «Une chance qu’on s’a» (chanson de Jean-Pierre Ferland). Exception : à la forme interrogative, on désigne la deuxième personne, du singulier comme du pluriel. On veut un gratteux avec ça ?
Puis à la p. 151.
1. Pronom personnel de la deuxième personne du singulier et du pluriel. On prendrait un petit dessert avec ça ?
2. Pronom personnel de la première personne du pluriel. «On est six millions, faut se parler» (slogan publicitaire des années soixante-dix).
Dans le même ordre d’idées, une lectrice assidue de l’Oreille lui glisse à l’oreille la remarque suivante :
Cela dit, «on inclut la personne qui parle» n’a rien de propre au Québec, comme tu le sais. C’est la règle «on exclut la personne qui parle» qui est une aberration pure ! Je me demande pourquoi on enseignait ça dans tous les cours de français. Et d’où elle vient.
Bénéficiaires, même si on ne sait quoi répondre à cette question, on espère néanmoins avoir pu t’être utile.
[Complément du 6 février 2013]
En linguistique, on a beaucoup écrit sur le «on». Voir ce texte, par exemple, d’une fidèle lectrice de l’Oreille tendue : Bourassa, Lucie, «Ritournelle», Contre-jour : cahiers littéraires, 7, 2005, p. 59-60.
[Complément du 28 octobre 2015]
Aujourd’hui, au marché :
Elle : On met votre biscuit dans votre sac ?
OT : Oui, on l’y met.
[Complément du 20 septembre 2016]
Dans l’exemple suivant, le «on» inclut manifestement «la personne qui parle» : «En passant par le rayon dédié à la pharmacie, elle m’a examiné et déclaré qu’il fallait que je décide si oui ou non on aurait besoin de préservatifs» (Récit d’un avocat, p. 66).
[Complément du 3 mars 2018]
Même une société d’État s’en mêle, Hydro-Québec, dont une publicité de 2017 commençait par «On exclut la personne qui parle. Vous avez déjà entendu ça.» Oui, en effet, et malheureusement.
[Complément du 24 mai 2022]
Dans son infolettre du jour, «Sur le bout des langues», Michel Feltin-Pelas met en lumière la richesse du pronom «on». C’est ici.
[Complément du 11 juillet 2023]
Si l’on se fie à cet extrait d’un courriel du 23 juin 2023, le Fonds de solidarité FTQ croit manifestement aux vertus inclusives du on :
[Complément du 12 juillet 2023]
Bel usage du on policier dans une scène du film la Cité de l’indicible peur, de Jean-Pierre Mocky (1964). Jean Poiret incarne le brigadier Loupiac dans cet échange avec l’inspecteur Simon Triquet (Bourvil).
[Complément du 2 février 2025]
Attention : le «on» ne va pas toujours de soi. Lisons le Triangle d’hiver, de Julia Deck (2014) : «Qui, on ? s’enhardit-elle, poussée par ce on bizarre, car on se croit malin avec des on, on s’imagine contourner habilement le problème alors que ça ne fait qu’attiser le doute jusqu’à ce qu’il prenne feu et s’embrase» (p. 101).
Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.
Coudon
Ben voyons don
Heille creton
C’est don ben bon
Heille creton
Dans l’fond Bougon gigon
Ou bedon
Deux choses rassemblent @MadameChos et Alecka : un mot («giguons», «gigon»); une filiation régionale, le Saguenay—Lac-Saint-Jean. Conclusion provisoire ? Voilà un régionalisme.
Que signifie-t-il ? Le mot est évidemment péjoratif : si @MadameChos l’emploie pour parler de Beyoncé et Jay-Z (et de leur bébé), ce n’est pas à leur avantage («#parvenus»).
En revanche, le Supplément 1981 du dictionnaire de Léandre Bergeron a ceci, à «jigon, onne» : «adj. ou n. — Malpropre. Mal habillé. Ex. : Est jigonne tous les jours excepté le dimanche, celle-là. Être jigon ou faire le jigon. — Jouer des coups de cochon» (p. 113).
Dernier élément d’information : dans une famille dont un des membres est d’origine du Saguenay—Lac-Saint-Jean, on a déjà confié à l’Oreille que nono pouvait servir de synonyme à gigon.
Bref, avouons-le : l’Oreille a besoin d’aide, tant pour pour la graphie («giguon», «gigon», «jigon») que pour le sens («nono», «malpropre», «fourbe») de ce mot.
[Complément du 22 janvier 2013]
Définition d’une Jeannoise : «quelqu’un aux manières frustes, voire grossières», confirmée par une Saguenéenne.
Une autre confirmation, d’une autre Saguenéenne : «mal élevé, un peu “colon”».
Trois remarques encore de @clerc2000. Une première définition rejoint celles que l’on trouve ci-dessous : «s’apparente à l’expression colon (sans classe, malpoli, malpropre). lien avec la gigue peut-être…». Une deuxième s’accorde avec celle de Léandre Bergeron : «On peut aussi dire elle s’habille en gigon (comme la chienne de J)». En revanche, @clerc2000 ne voit pas de lien avec nono.
Merci Twitter.
[Complément du 23 mai 2014]
Plus fort que le gigon ? Le «power gigon» (la Déesse des mouches à feu, p. 84).
[Complément du 11 juin 2018]
Aux étymologies évoquées dans les commentaires ci-dessous, ajoutons celle-ci, lue aujourd’hui sur Twitter : «L’origine que j’ai entendue le plus souvent du mot gigon était que ce mot était utilisé pour ridiculiser les gens qui restaient à Rivière-du-Moulin (quartier de Chicoutimi qui était un village), qui étaient très pauvres et qui giguaient beaucoup comme activité sociale…»
[Complément du 7 octobre 2018]
Parmi les exemples d’expressions saguenéennes retenus par Jean-Sébastien Girard dans sa chronique «Voyager en Jeannorama» de l’émission La soirée est (encore) jeune du 6 octobre 2018, celui-ci est postélectoral : «As-tu vu la gigonne avec sa tuque qui vient d’être élue, Jean-Philippe ?»
[Complément du 27 septembre 2020]
Si l’on en croit la base de données Eureka, le mot est peu utilisé à l’écrit. Au cours des douze derniers mois, au Québec, ni jigon, ni jiguon, ni giguon n’y apparaissent. Gigon n’y est recensé que trois fois.
Le Wiktionnaire offre des exemples et une série de synonymes de gigon : cave, épais, imbécile, innocent, taouin / tawin, tarla, troufion, zezon.
Hier soir, à l’émission radiophonique La soirée est (encore) jeune, l’Oreille tendue est allée dire quelques mots au sujet des jigons / gigons. C’est ici, à compter de la neuvième minute.
Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.
Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise précédé de la Charte de la langue québécoise. Supplément 1981, Montréal, VLB éditeur, 1981, 168 p.
Desjardins, Ephrem, Petit lexique de mots québécois à l’usage des Français (et autres francophones d’Europe) en vacances au Québec, Montréal, Éditions Vox Populi internationales, 2002, 155 p.
À l’université de l’Oreille tendue, on peut apprendre les langues étrangères tout en se désaltérant. Vous ne la croyez pas ? Voici la preuve.
Allons-y (let’s go) : buvons du lait (lait’s go).
Heureusement que tout n’est pas de la même eau (de boudin) en matière de langue publique. Il arrive parfois que l’on ne désespère pas.
Devant ce titre du cahier Affaires de la Presse du 15 janvier 2013 : «Nortel était dirigée par des innocents» (p. 2). Selon le juge, ces dirigeants ne sont pas coupables de fraude; ils sont innocents. Ils ne sont pas non plus doués : au Québec, on dit de ce type de personnes que ce sont des innocents. Définition de Franqus. Dictionnaire de la langue française. Le français vu du Québec : «Qui ne se rend pas compte des choses, qui a une trop grande ignorance des réalités.» Synonyme : naïf, crédule. Bref, il y a innocents et innocents.
Devant le titre du documentaire de Marie-Pascale Laurencelle, sur une idée de Geneviève Rioux, produit par Marie-France Bazzo : Crée-moi, crée-moi pas. Il porte sur la conciliation travail-famille : ce que l’on crée, ou pas, ce sont des enfants. Mais son titre est aussi calqué sur une expression québécoise bien connue : cré-moi, cré-moi pas (crois-moi ou pas). Bref, il y a ce que l’on crée et ce que l’on cré.
Il faut savoir prendre son (rare) plaisir où il se trouve.
P.-S.—Les plus âgés se souviendront de l’incipit de «La complainte du phoque en Alaska» (1974) du groupe Beau dommage : «Cré-moi, cré-moi pas / Kèkpart en Alaska / I a un phoque / Qui s’ennuie en maudit.» L’Oreille n’est plus de la première jeunesse.