Woody Allen aurait dû aller à Nicolet

C’est dans Take the Money and Run (1969), le film de Woody Allen. Virgil Starkwell, le personnage joué par Allen, entre dans une banque pour la braquer. Il glisse au caissier une note sur laquelle est écrit, entre autres choses, «I have a gun», mais sans lui montrer tout de suite ledit pistolet. S’ensuit un de ces dialogues absurdes si chers au cinéaste.

Caissier numéro 1 : «Does this look like “gub” or “gun” ?»

Caissier numéro 2 : «Gun. See ? But what’s “abt” mean ?»

Virgil Starkwell : «It’s “act”. A-C-T. Act natural. Please put fifty thousand dollars into this bag, act natural

Caissier numéro 1 : «Oh, I see. This is a holdup ?»

Virgil Starkwell : «Yes

Caissier numéro 1 : «May I see your gun ?»

À l’École nationale de police du Québec, à Nicolet, les choses sont plus claires.

Caché derrière un arbre, [le futur policier] Filippo Dori ordonne [à un faux criminel] de jeter son arme : «Drop ton gun !» lui crie-t-il, avant de revenir au vouvoiement : «Dropez votre gun, monsieur !» L’homme finit par obtempérer, et l’élève lui passe les menottes (la Presse, 1er décembre 2012, p. A3).

On pourra déplorer l’alternance codique entre le français et l’anglais, mais on sera sensible à l’utilisation de la deuxième personne du pluriel. Elle fait partie des règles à suivre à Nicolet :

Ici, on demande aux élèves de vouvoyer tout le monde, même leurs confrères et consœurs, durant tout le stage, souligne Jean-Luc Gélinas, responsable du programme de formation initiale en patrouille-gendarmerie. On les encourage à continuer à le faire après. Dans une intervention, le fait de vouvoyer montre du respect (la Presse, 1er décembre 2012, p. A2).

Tous les (futurs) policiers n’ont pas la langue de Stéfanie Trudeau, la célèbre «Matricule 728». Et ils savent ne pas confondre «gun» et «gub».

 

 

[Complément du 23 mars 2023]

Nicolet s’inspirerait-elle de la France ? «Le policier ou le gendarme est au service de la population. Sa relation avec celle-ci est empreinte de courtoisie et requiert l’usage du vouvoiement» (Code de la sécurité intérieure, article R434-14).

Les aléas de la communication

Georges Simenon, le Chat, 1967, couverture

«Vous jouez tous les deux au chat et à la souris…»

L’Oreille tendue aime les curiosités épistolaires au point de leur avoir consacré un livre. Elle vient d’en découvrir une, sous la plume de Simenon. Elle se trouve dans le Chat (1967), un des romans particulièrement noirs de l’auteur, au même titre, par exemple, que le Bourgmestre de Furnes (1939).

Émile Bouin, 73 ans, et Marguerite Doise, 71, se sont épousés, l’un et l’autre en secondes noces. Ce n’était pas une bonne idée. La situation n’était pas rose au départ, mais elle dégénère d’un coup, quand Émile découvre Joseph, son chat, empoisonné. Il n’en démordra pas : c’est elle qui l’a tué.

De ce jour, et pendant quelques années (p. 429), mari et femme, ce «vieux couple défraîchi» (p. 483), ne se parleront plus. Pour communiquer, ils s’écriront des «billets» sur des bouts de papier. Ils se les lanceront, ils les déposeront bien en vue pour que l’autre les trouve, rarement ils se les passeront de la main à la main. Le premier («Le jeu venait de commencer») est de Marguerite : «J’ai bien réfléchi. Comme catholique, il m’est interdit d’envisager le divorce. Dieu nous a faits mari et femme et nous devons vivre sous le même toit. Rien ne m’oblige cependant à vous adresser la parole et je vous prie instamment de vous abstenir, de votre côté. Marguerite Bouin» (p. 484). Par la suite, les échanges seront bien plus brefs. Émile, plusieurs fois (p. 429), se contentera de deux mots : «Le chat

Elle a une jolie calligraphie; lui n’hésite pas à employer des «caractères bâtonnets» (p. 536). Elle dépose ses messages avec une «moue méprisante» (p. 500), tandis que lui les roule en boule avant de les lancer avec adresse «dans son giron» (p. 429, 440 et 476). Elle n’est pas regardante sur le choix du papier (p. 440); lui garde dans sa poche «un petit carnet qui jouait un rôle important dans la vie de la maison» (p. 428).

«Ni l’un ni l’autre n’avait le droit de désarmer. C’était devenu leur vie. Il leur était aussi naturel, aussi nécessaire, de s’envoyer des billets venimeux, qu’à d’autres d’échanger des politesses ou des baisers» (p. 534). La vie de couple est une guerre («désarmer»), mais qui ne saurait se passer de mots. Émile et Marguerite ont beau croire qu’ils ne s’écrivent pas des lettres (p. 514), que pourraient-ils faire d’autre ?

 

[Complément du 2 juillet 2016]

La même technique peut être utilisée avant le mariage. C’est ainsi, rapporte Richard Ben Cramer dans Qu’est-ce que tu penses de Ted Williams maintenant ? (2015), que le joueur de baseball Ted Williams communiqua pour la première fois avec celle qui allait devenir une de ses épouses, la troisième, Dolores Wettach. Cela se passe en l’air. «Il la repéra dans un avion, de l’autre côté du couloir sur un vol long-courrier. Il revenait de Nouvelle-Zélande, où il avait pêché. Dolores, elle, avait fait un shooting en Australie pour Vogue. Il lui écrit un petit mot : “Qui êtes-vous ?” puis en fit une boulette qu’il lui lança. Elle lui jeta un regard avant de lui en lancer une à son tour : “Et vous, qui êtes-vous ?”» (p. 82) Elle n’avait pas reconnu un des plus grands frappeurs de tous les temps. Ils s’épousèrent néanmoins. Cela ne dura pas.

 

[Complément du 9 mars 2017]

Dans la nouvelle «Les deltaplanes» de William S. Messier (2017), Caro a recours au même mode de communication. Incipit : «Il arrive de temps à autre que Caro me lance un mot» (p. 51). Il faut entendre lancer au sens sportif du terme (le recueil de Messier s’appelle le Basketball et ses fondamentaux). En effet :

Il arrive donc qu’au lieu de son «ça va ?» quotidien, Caro m’envoie un mot par-dessus le panneau mitoyen. Elle plie le papier en triangle et le lance soigneusement dans les airs. […] Je lui renvoie son morceau de papier après y avoir inscrit ma réponse. Je l’entends gribouiller. Au son de la mine de son crayon grattant le bureau à travers le papier, je devine qu’elle est nerveuse. «Pause cigarette. Viens me rejoindre dans 5» (p. 51-52).

Le rendez-vous est pris. Il aura lieu. La communication aura été efficace.

 

[Complément du 29 mars 2020]

Ce qui précède a paru sous forme d’article : Melançon, Benoît, «Le cabinet des curiosités épistolaires», Épistolaire. Revue de l’AIRE (Association interdisciplinaire de recherche sur l’épistolaire, Paris), 45, 2019, p. 323-324.

 

[Complément du 26 novembre 2024]

L’inspiration du roman le Chat était autobiographique, ainsi qu’on le découvre en lisant Lettre à ma mère (1974) de Simenon :

Le père André et toi n’avez pas tardé à vous méfier l’un de l’autre. Il t’accusait d’avoir hâte qu’il meure pour toucher seule sa pension. Dieu sait s’il ne t’a pas accusée aussi d’avoir hâté la mort de sa première femme.

Dans la maison de la rue de l’Enseignement, où il n’y avait plus de locataires, vous restiez seuls, face à face, deux étrangers, sinon deux ennemis. Personne n’a enregistré les phrases que vous avez échangées. Elles devaient être terribles et exprimer une haine profonde puisque, un jour, vous avez décidé de ne plus vous parler mais de vous servir de billets griffonnés quand il était nécessaire que vous communiquiez.

Quand je parle de haine, je n’exagère pas. Je n’étais pas là, certes. Mais quand un homme et une femme qui vivent ensemble, unis par le mariage, en viennent à chacun préparer leur cuisine, à avoir leur propre garde-manger fermé à clef, à attendre que la cuisine soit vide pour manger à leur tour, comment expliquer ça ?

L’un et l’autre, vous aviez peur d’être empoisonnés. C’était devenu une idée fixe, peut-être maladive ? (éd. de 2009, p. 1474)

 

Références

Cramer, Richard Ben, Qu’est-ce que tu penses de Ted Williams maintenant ?, Paris, Éditions du sous-sol, coll. «Desports», 2015, 92 p. Ill. Traduction d’Ina Kang. Édition originale : 1986.

Melançon, Benoît, Écrire au pape et au Père Noël. Cabinet de curiosités épistolaires, Montréal, Del Busso éditeur, 2011, 165 p.

Messier, William S., le Basketball et ses fondamentaux. Nouvelles, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 12, 2017, 239 p.

Simenon, Georges, le Bourgmestre de Furnes, Bruxelles et Paris, Éditions Labor et Fernand Nathan, coll. «Espace Nord», 1, 1983, 203 p. Ill. Préface de Jean-Claude Pirotte. Lecture de Jacques Dubois. Édition originale : 1939.

Simenon, Georges, le Chat, dans Œuvre romanesque, Paris, Libre expression et Presses de la Cité, coll. «Tout Simenon», 13, 1990, p. 425-540. Édition originale : 1967.

Simenon, Appendice. Lettre à ma mère, dans Pedigree et autres romans, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 553, 2009, p. 1439-1486 et 1674-1679. Édition établie par Jacques Dubois et Benoît Denis. Édition originale : 1974.

Écrire au pape et au Père Noël, 2011, couverture

Le livre de tous

Un lecteur assidu de l’Oreille tendue se promenait l’autre jour en voiture. Dans une émission radiophonique consacrée au sport, son oreille a été attirée par une expression qu’il croyait disparue : dans mon livre à moi.

Le sens en est facile à résumer : selon moi.

Deux exemples journalistiques : «Dans mon livre, tout ce qui sort de Tôt ou tard mérite écoute attentive» (le Devoir, 1er-2 février 2003); «Dans mon livre à moi, un auteur peut prendre des libertés quant aux conventions et aux rôles de chacun, peu importe l’endroit» (le Soleil, 27 octobre 2012, cahier Arts magazine, p. A4).

Un exemple cinémato-télévisuel : «Dans mon livre à moi» (Stan, les Boys).

On peut le voir par l’exemple du Devoir : «Dans mon livre» est synonyme de «Dans mon livre à moi». Cette réduction de la formule peut toutefois être source de confusion quand, comme l’Oreille, on fréquente des gens qui écrivent des livres. Lorsqu’ils disent «Dans mon livre», parlent-ils d’un texte qu’ils ont écrit ou de leur opinion personnelle érigée en valeur universelle ?

On pourrait être troublé à moins.

Réjean Ducharme, de force

Réjean Ducharme, l’Hiver de force, éd. de 1984, couverture

Aux yeux de l’Oreille, Réjean Ducharme est, avec Mordecai Richler, un des deux plus grands romanciers du Québec.

Parmi ses œuvres, en 1973, l’Hiver de force. La preuve du succès de ce roman, du moins dans la langue ?

«L’hiver de force constitutionnel a assez duré» (Pauline Marois, le Devoir, 17 avril 2012, p. A9).

«Un hiver de force. L’état des médias un an après les soulèvements populaires dans les pays arabes» (le Devoir, 3 mai 2012, p. A1).

«L’histoire d’un père seul et ultra-protecteur avec sa fille dans un hiver de force qu’on envie presque en cette journée de chaleur accablante…» (le Devoir, 21 juin 2012, p. B7).

Quand hiver ne se suffit plus, quand de force lui est adjoint automatiquement, c’est le signe de la force d’une expression (devenue) figée, qu’elle ait un sens ou pas.

 

[Complément du 13 juillet 2012]

En 1966, Ducharme publie l’Avalée des avalés. En première page de la Presse aujourd’hui : «TMX, l’avaleur des avalés.»

 

[Complément du 13 janvier 2014]

Sur Twitter, aujourd’hui : «Il serait peut-être temps d’en finir avec l’hiver de force. #chroniquefd http://bit.ly/1eP1vqs» (@FabienDeglise).

 

[Complément du 17 janvier 2014]

Dans la Presse du 11 janvier 2014, en titre : «Hiver de force» (cahier Arts, p. 2).

 

[Complément du 26 septembre 2014]

«Devant la rigueur du climat, l’austérité du paysage, il est impossible de se fuir soi-même, vain d’espérer se distraire, s’oublier, se défiler. Dans cet hiver de force, il faudra bien que le protagoniste affronte ses démons, sonde ses limites, apprivoise ses qualités et ses défauts» (Christian Saint-Pierre, «Théâtre. Hiver de force», le Devoir, 25 septembre 2014, p. B7).

 

[Complément du 8 décembre 2014]

En titre, dans la Presse+ du jour, pour un article sur l’offre d’hydro-électricité dans le nord-est de l’Amérique du Nord durant l’hiver 2015 : «L’hiver de force.»

 

[Complément du 15 février 2015]

Grosse journée Ducharme hier dans les journaux montréalais. «L’hiver de force, mais pas forcément l’hiver», titrait le Devoir (p. C9). «Les 120 premiers jours suivant la greffe sont comme un hiver de force […]», pouvait-on lire dans la Presse (p. A8).

 

[Complément du 12 avril 2015]

C’est d’abord un sous-titre dans un texte signé Ianik Marcil : «L’hiver de force» (2015, p. 8). Puis, à la page suivante, c’est une affirmation : «C’est l’hiver qu’on nous impose de force» (p. 9).

 

[Complément du 26 avril 2015]

Un duo catalan dansera à Montréal sous peu : «Hiver de force», titre le Devoir (25-26 avril 2015, p. E6).

 

[Complément du 19 mai 2015]

Citer Ducharme, tout en prenant savamment ses distances ? Bien sûr : «Mais une rue de janvier à peine recouverte d’une mince couche blanche, qui peut y croire, surtout après la saison de force qu’on vient de subir ?» (le Devoir, 19 mai 2015, p. B8).

 

[Complément du 29 mai 2015]

Dans le Devoir du jour, rubrique Vins (p. B6), s’agissant d’un blanc : «À faire rigoler l’été en attendant l’hiver de force.»

 

[Complément du 5 juin 2015]

«Fin d’un hiver de force

Le suspense ne finit plus de rebondir dans cette singulière série, qui nous a entraînés dans des recoins joyeusement inattendus. On se demande bien ce que nous réserve le dernier épisode de cet hiver de force dans le petit monde étrange de ces deux scénaristes pas si ratés que ça. Ils nous manquent déjà…

Série Noire, Radio-Canada, 21h» (le Devoir, 31 mars 2014, p. B7).

 

[Complément du 26 décembre 2015]

S’il faut en croire la rumeur publique (planétaire), un nouvel épisode de la saga Star Wars aurait été lancé récemment. Le titre ci-dessous, tiré du Magazine Cineplex, pourrait étonner un esprit non averti. (Merci à @machinaecrire pour l’image.)

Magazine Cineplex, 2015

 

 

[Complément du 23 août 2017]

Réjean Ducharme vient de mourir. Dans la Presse+ du jour : «La mort de force.» Puis, sur Twitter :

 

[Complément du 27 août 2017]

Dans le Devoir

du 23 août : «C’est aussi un grand styliste, un géant, un monument de la littérature québécoise, qui est entré de force dans le froid d’un hiver éternel, un être singulier jusqu’au bout, qui a laissé sa marque sur tout un peuple, ont salué en chœur plusieurs personnalités touchées mardi par la mort du romancier Réjean Ducharme.»

…du 26 août : «Réjean Ducharme, entré dans l’éternité d’un hiver de force, aura été tout ça dans les 76 années d’une vie qui a pris fin au début de cette semaine.»

 

[Complément du 2 février 2018]

Prise du jour, gracieuseté de @revi_redac : «Kalina Bertin avait 5 ans la première fois qu’elle a mis les pieds au Québec. C’était en février, au plus creux de l’hiver de force» (la Presse+).

 

[Complément du 13 février 2018]

On l’a vu le 12 juillet 2012 : il n’y a pas que l’Hiver de force dans la vie. Dans la section «Affaires» de la Presse+ du jour, ce titre : «La valeur de l’avalée

 

[Complément du 25 février 2018]

Dans la Presse+ du jour :

«Hiver de force», la Presse+, 25 février 2018

 

[Complément du 13 mai 2018]

Le Devoir de cette fin de semaine rend compte de l’ouvrage Porn Valley. Une saison dans l’industrie la plus décriée de Californie, de Laureen Ortiz. «Dans la vallée des avalés», titre le quotidien (D magazine, 12-13 mai 2018, p. 26).

 

[Complément du 3 juin 2018]

Dans la Presse+ du jour : «Après la mort de sa compagne, Ducharme s’est fait plus rare. Ce fut son hiver de force.»

 

[Complément du 5 juin 2018]

L’Oreille tendue fait du ménage. Elle tombe sur un article du Devoir du 14 avril 2008. Son titre ? «Un 401e hiver de force pour le Québec» (p. A6).

 

[Complément du 17 juin 2018]

Lu dans la Presse+ du jour : «Le libraire Maxime Nadeau donne rendez-vous aux amateurs de littérature à CIBL 101,5 FM dès le 22 juin à 8 h. Il animera l’émission radiophonique Libraire de force (Ducharme, quand tu nous tiens !) qui traitera de roman, essai, poésie, BD, jeunesse, théâtre.»

 

[Complément du 10 mars 2019]

Ceci, de la rubrique pinard du Devoir de cette fin de semaine : «Voilà qu’il n’est nul besoin d’une hirondelle pour annoncer le printemps qui peine à venir quand ce blanc sec se faufile entre vous et cet hiver de force (merci Réjean) qui est le nôtre.»

 

Références

Ducharme, Réjean, l’Avalée des avalés. Roman, Paris, Gallimard, 1966, 281 p. Rééd. : Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1393, 1982, 379 p.

Ducharme, Réjean, l’Hiver de force. Récit, Paris, Gallimard, 1973, 282 p. Rééd. : Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1622, 1984, 273 p.

Marcil, Ianik, «Introduction. La privatisation tranquille», dans Ianik Marcil (édit.), 11 brefs essais contre l’austérité. Pour stopper le saccage planifié de l’État, Montréal, Somme toute, 2015, p. 7-21.

Actualité de Rousseau

Parc Jean-Jacques-Rousseau, Montréal

«La gloire est chose passagère
Le monde est toujours à refaire
Et moi j’ai mordu la poussière
Je suis un homme tout nu»
Robert Charlebois,
«Les rêveries du promeneur solitaire» (1983)

 

Il y a quelques jours, l’Oreille tendue participait à un colloque (genevois) sur «Amis et ennemis de Jean-Jacques Rousseau». On s’y est intéressé aux disciples comme aux détracteurs de l’auteur, du XVIIIe au XXIe siècle. Le Rousseau des Québécois d’aujourd’hui n’a pas été abordé, mais cela aurait été possible.

Exemples.

Parmi les pancartes des étudiants québécois mécontents de la hausse des droits de scolarité universitaires décidée par le gouvernement, ainsi que de la loi dite «78» promulguée par lui, une cite précisément, guillemets à l’appui, mais sans indication de sources, «le citoyen de Genève» :

«Les lois
sont toujours
utiles à ceux
qui possèdent
et nuisibles
à ceux qui n’ont rien»
Rousseau
dit non (le Devoir, 26-27 mai 2012, p. F2)

Ce Rousseau-là, qui dit «dit non» à la hausse et qui porte le carré rouge des étudiants en grève, est celui du Contrat social (1762, livre premier, neuvième chapitre, «Du domaine réel», note).

C’est le même ouvrage qui nourrit la réflexion de l’Office national du film (ONF) du Canada :

L’ONF […] produit de son côté un essai interactif, Rouge au carré, une série de 22 tableaux interactifs inspirés du contrat social de Jean-Jacques Rousseau et produits en collaboration avec l’École de la Montagne rouge et Commun, une agence de création montréalaise (la Presse, 18 juin 2012, cahier Arts, p. 6).

Ce projet doit être dévoilé le 22 juin, jour prévu de manifestation en appui aux étudiants.

Enfin, les pages du quotidien le Devoir ne manquent pas d’allusions à Rousseau, liées directement ou pas aux prises de position étudiantes. Des étudiants et des universités demandent aux tribunaux d’intervenir dans la grève ? «Il n’y a pas à en douter, Rousseau s’opposerait à une conception de l’éducation contrainte à coups de sentences et d’injonctions», affirme un philosophe (21-22 avril 2012, p. F1). Un professeur s’interroge sur «la corrélation […] entre l’élévation dans l’échelle sociale et les comportements contraires à l’éthique» ? Il cite deux fois l’auteur du Discours sur l’inégalité (5 mars 2012, p. A6). Le mouvement «Occupy» prend de l’ampleur ? «Jean-Jacques Rousseau aurait campé avec les indignés», titre le journal (4-5 février 2012, p. B6).

Voilà un écrivain des Lumières qui ne paraît avoir que des amis ces jours-ci au Québec.

P.-S. — L’exception qui confirme la règle ? En réponse au texte «Jean-Jacques Rousseau aurait campé avec les indignés», un lecteur du Devoir traite l’écrivain de «squatteur», mais de squatteur des riches au crochet desquels il aurait vécu (7 février 2012, p. A8). Il n’y a rien à faire : Rousseau ne fait jamais l’unanimité.

 

[Complément du 29 octobre 2021]

L’Oreille tendue a continué à réfléchir à cette question. La preuve ?

Melançon, Benoît, «Jean-Jacques Rousseau au Québec en 2019», Sens public, revue numérique, 30 septembre 2019; repris, sous le titre «Voltaire, Rousseau et les autres, au Québec», dans Nos Lumières. Les classiques au jour le jour, Montréal, Del Busso éditeur, 2020, p. 15-34. http://sens-public.org/article1433.html