Il fallait le faire

Éric Chevillard, Ronce-Rose, 2017, couverture

Avec un pareil cahier des charges, ça n’allait pas être facile.

• Une narratrice enfant (cette engeance), «raisonneuse» autoproclamée.

• Une intrigue qui n’a de sens que si cette narratrice fait preuve d’une naïveté inoxydable, notamment quant au métier de ses protecteurs, Mâchefer et Bruce, disparus sans explication.

• Des phrases — ô combien volontairement ! — improbables : «Mais moi, là, je suis toute seule à la maison avec personne d’autre à manger» (p. 35); «Mais la vie continuait. Quelquefois, on se demande pourquoi» (p. 57); «J’ai repris en mangeant mon orange les forces que j’avais perdues en l’épluchant» (p. 108).

• Un journal intime — «mon carnet secret» (p. 12) — que la narratrice écrit sous les yeux des lecteurs en disant aux lecteurs qu’elle écrit un journal intime sous leurs yeux, en temps réel : «J’ai repris ma marche dans la ville, comme si je sortais de mon carnet pour continuer l’histoire en vrai, debout dans une phrase nouvelle qui va je ne sais où et que je ne pourrai écrire que quand je serai arrivée au bout» (p. 101).

• L’absolue nécessité d’intéresser son lecteur au sort de la narratrice, malgré les prouesses verbales.

• Un renversement radical, qui ne bousille pas tout, bien au contraire, en quelque sorte.

Vous devriez aller le constater sur place : Éric Chevillard réussit à faire tenir tout ça dans Ronce-Rose (2017). Ce n’est pas donné à tout le monde.

P.-S. — Un conte plutôt qu’un roman ? Peut-être bien.

 

Référence

Chevillard, Éric, Ronce-Rose. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2017, 139 p.

Cinéphilie(s)

André Habib, la Main gauche de Jean-Pierre Léaud, 2015, couverture

«Que reste-t-il de nos amours cinématographiques ?»

Cinéma Marseille (pourquoi ce nom ?), boulevard Industriel, Repentigny : découverte du kung-fu, de la peur des rats (Willard, de Daniel Mann, 1971), de parties anatomiques jamais vues.

Cinéma Granada, rue Ontario Est, Montréal, qui n’était pas encore le théâtre Denise-Pelletier : Ilsa, la louve des SS (de Don Edmonds, 1975), un samedi soir, tard, en bande.

Cinéma Outremont, rue Bernard, Outremont : Harold et Maude (de Hal Ashby, 1971), pour un journal étudiant, en 1976.

Cinéma Desjardins 2, rue Sainte-Catherine Ouest, Montréal : Possession (d’Andrej Zulawski, 1981), pour un autre journal étudiant. (Aucune image du film.)

Mais nul souvenir de première fois pour Casablanca (de Michael Curtiz, 1942), pourtant vu plus de vingt fois. (Au Séville ?)

Pourquoi ces notations ?

Parce que l’Oreille tendue vient de lire un essai fascinant sur la «mémoire intime» des films, l’émotion cinématographique, la «phénoménologie cinéphilique». Cela s’appelle la Main gauche de Jean-Pierre Léaud (2015). Ce que son auteur, André Habib, dit de son amour («fou, déraisonnable») du cinéma, des conditions concrètes de projection et de réception des films, de la vie cinématographique au Québec depuis les années 1930 (par les souvenirs de cinéphiles amis), entre autres sujets abordés, est passionnant. C’est bourré d’informations, de noms propres, de titres, de dates, de noms de salles, cela mis au service d’une subjectivité, d’expériences, d’«actes de spectateur», et de hautes exigences d’écriture : «Je tente seulement de saisir, de décrire, de nommer, de faire parler, au plus proche, ces tessons de temps scintillants que je porte en moi, les faire tourner entre mes doigts. Décrire ces états de fascination qui me dépassent.» Voilà un essai qui force le lecteur à repenser (et à revivre, avec ses propres moyens) son passé de spectateur.

 

Référence

Habib, André, la Main gauche de Jean-Pierre Léaud, Montréal, Boréal, coll. «Liberté grande», 2015, 309 p. Ill.

La vie par les livres

Alison Bechdel, Fun Home, 2006, couverture

«I still found literary criticism to be a suspect activity.»

Alison Bechdel, l’auteure du roman graphique Fun Home (2006), aime les écritures de soi : la lettre, le journal intime, l’autobiographie («my own compulsive propensity to autobiography», éd. de 2014, p. 140). Pour comprendre sa vie, elle a besoin des livres : les siens, ceux de son père, ceux de sa mère, ceux de sa première amante. Fun Home conjoint ces deux façons de s’inscrire dans le monde. Bechdel essaie d’y comprendre, avec une clarté de vue qui force l’admiration, son rapport à son père, qui est mort quand elle avait 20 ans.

Ce père, Bruce Allen Bechdel (1936-1980), est complexe. Lecteur avide, il enseigne l’anglais à l’école secondaire et il s’occupe d’un salon funéraire (le «fun home» du titre). Marié et père de famille, il couche avec de jeunes garçons («But would and ideal husband and father have sex with teenage boys ?», p. 17). Sa fille est convaincue qu’il s’est suicidé, mais un doute plane. Elle a nombre de reproches à lui faire, mais elle ne peut se déprendre de lui et de son influence, allant jusqu’à emprunter à Marcel Proust le mot inverti pour se désigner, et lui avec elle : «Not only were we inverts, we were inversions of one another» (p. 98).

Quels auteurs pour donner sens à cela ? Il y en a plusieurs dizaines, dont se détachent Albert Camus (la Mort heureuse) dans le deuxième chapitre («A Happy Death»), F. Scott Fitzgerald dans le troisième («That Old Catastrophe»), Proust dans le quatrième («In the Shadow of Young Girls in Flower»), Oscar Wilde dans le sixième («The Ideal Husband») et James Joyce et Homère dans le septième («The Antihero’s Journey»). Il y a pire compagnie que celle-là.

Ce n’est pas seule raison de lire Fun Home, qui est un livre remarquable.

 

Référence

Bechdel, Alison, Fun Home. A Family Tragicomic, New York, A Mariner Book, Houghton Mifflin Harcourt, 2014, 232 p. Édition originale : 2006.

Faire entendre des voix

Laurent Binet, la Septième Fonction du langage, 2016, couverture

«Épistémè, mon cul.»

Dire de la Septième Fonction du langage, le roman de Laurent Binet (2015), qu’il est irrévérencieux relève de la litote. Peu des personnalités françaises des années 1970-1980 y survivent (littéralement et dans tous les sens). François Mitterrand, Michel Foucault, Roland Barthes, Jacques Derrida, Louis Althusser, Philippe Sollers (aïe !), Julia Kristeva (ouille !) : tout le monde en prend pour son grade. Et il n’y a pas qu’eux.

Dire de la Septième Fonction du langage qu’il s’agit d’un roman policier sans rebondissements relèverait de la plus mauvaise foi. Prenons ce résumé partiel (il reste alors 150 pages à lire) :

À Bologne, [Simon Herzog] couche avec Bianca dans un amphithéâtre du XVIIe et il échappe à un attentat à la bombe. Ici [à Ithaca, New York], il manque de se faire poignarder dans une bibliothèque de nuit par un philosophe du langage [John Searle] et il assiste à une scène de levrette plus ou moins mythologique sur une photocopieuse. Il a rencontré Giscard à l’Élysée, a croisé Foucault dans un sauna gay, a participé à une poursuite en voiture à l’issue de laquelle il a été victime d’une tentative d’assassinat, a vu un homme en tuer un autre avec un parapluie empoisonné, a découvert une société secrète [le Logos Club] où l’on coupe les doigts des perdants, a traversé l’Atlantique pour récupérer un mystérieux document. Il a vécu en quelques mois plus d’événements extraordinaires qu’il n’aurait pensé en vivre durant toute son existence. Simon sait reconnaître du romanesque quand il en rencontre. Il repense aux surnuméraires d’Umberto Eco. Il tire sur le joint (éd. de 2016, p. 329).

Dire de la Septième Fonction du langage qu’il est insensible à la diversité linguistique serait mentir. Voilà un roman où l’on parle bien sûr français, mais aussi russe, italien et anglais. Surtout, le romancier ne cesse de tendre l’oreille aux accents et à la prononciation des uns et des autres («D’où vient cet accent ?», p. 16).

On reconnaît les Bulgares — surtout les Bulgares — à leur façon de rouler les r, mais c’est aussi vrai des Russes; bref, attention aux slaves (p. 16-17, p. 56). Jean-Edern Hallier a «l’accent typique des aristocrates ou des grands bourgeois qui confine au défaut de prononciation» (p. 58). Aux Bains Diderot (p. 56-65), Simon Herzog a beaucoup de mal à retrouver un des amants de Michel Foucault, dont il ne connaît que l’accent, mais il va y arriver, quand il entendra : «Tu es gentil, Michel, et tu as uneu belleu queue, con !» (p. 64) Roland Barthes a une «voix de basse», à la Philippe Noiret (p. 68, p. 99). Valéry Giscard d’Estaing est l’homme «au parler chuintant» (p. 81), mais «Personne n’a, à ma connaissance, relevé que le fameux chuintement de Giscard s’accentuait dans les situations de gêne ou de plaisir» (p. 144-145). (Précision, plus loin : «chuintement de hobereau de province», p. 439-440.) Foucault a une voix «nasillarde comme les voix de l’ancien temps» (p. 92). Il suffit de prêter l’oreille pour savoir qu’un tel est de New York (p. 156), tel autre des Pouilles (p. 229), une dernière du Midwest (p. 352). À un moment, on «croit distinguer un accent anglais» (p. 176). Umberto Eco a un accent italien quand il parle anglais (p. 251).

Inversement, bien sûr, certain personnage «intervient, en français, sans accent» (p. 218). Ou encore : Simon «ne détecte aucun accent» (p. 345).

Tout cela, ce sont des signes.

Dans ce roman sur la sémiologie — «La sémiologie est un truc étrange» (p. 14) —, l’attention aux sons et le souci de les interpréter sont omniprésents. Ce n’est pas la seule raison pourquoi il faut le lire.

P.-S. — La «septième fonction du langage» ? L’arme rhétorique par excellence.

 

Référence

Binet, Laurent, la Septième Fonction du langage. Roman, Paris, Librairie générale française, coll. «Le Livre de poche», 34256, 2016, 477 p. Édition originale : 2015.

Portrait de souches

Le Code Québec, 2016, couverture

Il y a quelques semaines paraissait à Montréal l’ouvrage intitulé le Code Québec. Les sept différences qui font de nous un peuple unique au monde. On notera le nous du sous-titre, qui, malgré ce que semblent croire les auteurs, ne va pas du tout de soi (voir ici).

Ne faisons pas durer le suspense : les sept «traits identitaires» (p. 221) qui définiraient «la personnalité québécoise» (quatrième de couverture), «la psyché québécoise» (p. 87, p. 223) ou l’«âme des Québécois» (p. 9) tiendraient dans les mots heureux, consensuel, détaché, victime, villageois, créatif et fier.

Le choix de ces mots et les liaisons qui les unissent sont le fruit d’un travail dont il est répété à plusieurs reprises qu’il est «objectif et scientifique» (p. 237). Histoire d’arrêter leurs choix, les auteurs se seraient notamment appuyés sur une approche relevant de la «sémiométrie» ou de la «sémiologie» (les deux mots sont utilisés indistinctement, alors qu’ils ne renvoient pourtant pas à la même chose).

Le ton de l’ouvrage est nationaliste et triomphaliste, l’hyperbole (notamment autopublicitaire chez Jean-Marc Léger) règne, les lieux communs ne manquent pas, les jugements sont tranchants, particulièrement dans le septième chapitre, «Victime. La peur de l’échec» (en économie, les Québécois ne fonceraient pas assez), plus proche de l’éditorial que de l’analyse. C’est sur un plan différent que l’Oreille voudrait livrer quatre brèves remarques.

Il est difficile de s’affirmer scientifique et, dans le même temps, de parler de la «langue québécoise» (p. 39, p. 93) — cette chose n’existe pas —, pire : en appuyant sa démonstration sur les propos de Denise Bombardier (les auteurs ont un faible pour les commentateurs du Journal de Montréal). Cela n’est pas sérieux.

Ça ne va pas mieux quand il s’agit de comparer le Québec à la France ou aux États-Unis. Ce qui concerne le Québec est appuyé sur des données de toutes sortes; on sera d’accord ou pas, mais elles sont accessibles. Pour la France ou les États-Unis, rien de tel. On se contente d’impressions et de clichés. Sur quoi une phrase comme «Les gens de Québec sont tout simplement plus français que les Français eux-mêmes» (p. 156) peut-elle s’appuyer ? On ne le saura pas.

Le problème est le même quand Léger, Nantel et Duhamel ajoutent aux résultats de leurs enquêtes des bribes d’entretiens. On tombe alors dans des propos de tribunes téléphoniques ou de tavernes :

Plusieurs des personnes que nous avons interviewées ont souligné le détachement des Québécois face à leur réussite ou à leur accomplissement. «L’effort à l’école a disparu et les parents s’en lavent trop souvent les mains», soutient l’animateur de radio Gilles Parent, du 99,3 FM à Québec. Le professeur Jean-Jacques Stréliski parle quant à lui de manque d’ambition, de défaitisme, voire de fatalisme (p. 96).

En quoi ce genre d’opinions peut-il nourrir la réflexion ?

On notera pour terminer que la conception de la culture de l’ouvrage renvoie essentiellement à la culture populaire (festival, chanson, télévision, humour, jeu vidéo, cirque) ou folklorique (Fred Pellerin). La peinture (inexistante), la musique sérieuse et le théâtre (ramenés à Yannick Nézet-Séguin et à Robert Lepage), rien de cela ne ferait partie de l’identité québécoise. Pour avoir droit de cité dans le Code Québec, les créateurs doivent être des vedettes, si possible encensées à l’étranger, et attirer les foules. Le cas de la littérature est révélateur : Pierre Vadeboncoeur est cité, mais comme «avocat syndicaliste et écrivain québécois» (p. 93); Alice Parizeau est «auteure et femme de l’ancien premier ministre Jacques Parizeau» (p. 209). Si on compte le poète Gaston Miron (p. 209), cela fait trois écrivains.

Née native, l’Oreille tendue ne se reconnaît guère dans le portrait brossé par Jean-Marc Léger, Jacques Nantel et Pierre Duhamel, ce qui n’a aucune importance. Il est vrai qu’elle n’a pas d’âme.

P.-S. — Si on se fie aux illustrations de l’ouvrage, l’«Homo quebecensis» (p. 11, p. 23), homme ou femme, est blanc. De souche, bref.

P.-P.-S. — Des hyperboles ? Deux exemples : Céline Dion est «la plus grande interprète francophone de tous les temps» (p. 174); «Il n’y a pas un Québécois qui ne soit pas fier de voir un Aldo là où s’y attendait le moins» (p. 212) — Cher Jacques Nantel, l’Oreille peut vous en nommer quelques-uns.

P.-P.-P.-S. de pion. — Utiliser «versus», parfois plusieurs fois par page ? L’Office québécois de la langue française et l’Oreille itou sont contre. La construction «pourquoi sommes-nous si semblables et si différents de nos compatriotes canadiens ?» (p. 19) ? Non. Confondre mise à jour et mise au jour (p. 19) ? Non. Les Québécois sont «épicuriens» (p. 35, p. 58, p. 66) ? Non. Quitter sans complément d’objet direct (p. 104, p. 107, p. 150) ? Non. Du jargon comme «il a créé Coveo, qui conçoit des engins de consolidation de l’information destinée aux entreprises» (p. 154) ? Non. Internet date du début des années 1990 (p. 185) ? Non. La «génération silencieuse», «née entre 1925 et 1945», «s’est urbanisée» (p. 223) ? Non, le Québec était déjà majoritairement urbain dès le recensement de 1921. «Imager» ? Non (p. 236).

 

Référence

Léger, Jean-Marc, Jacques Nantel et Pierre Duhamel, le Code Québec. Les sept différences qui font de nous un peuple unique au monde, Montréal, Éditions de L’Homme, 2016, 237 p. Ill.