Le nombre et la structure

Mahigan Lepage, Big bang city, 2016, couverture

«On fait comment, maintenant, pour raconter la ville ?»

À un bout du spectre : le nombre. À l’autre : la structure. Voilà la grille d’interprétation que propose Mahigan Lepage dans Big bang city. Voyages en mégapoles d’Asie (2016) : «Toute hyperville alterne sans cesse entre l’éclatement du nombre et les ressaisies de la structure.» De quatre voyages, entre mai et décembre 2013, Lepage a rapporté des «voyagécrits» de huit villes, ces «immensités urbaines de l’Asie en explosion» : Manille, Jakarta, Beijing, Shanghai, Kolkata, Delhi, Mumbai, Bangkok (plus un «hapax», Hong-Kong, «devenue structure tout en conservant le nombre»). Il ne se contente pas de les décrire; il essaie de «mettre du sens là-dedans». Ces mégapoles ne sont pas interchangeables et chacune a son propre rapport à l’espace et au temps : «Oui, dans les différents degrés du spectre, Beijing se rapproche bien plus du pôle “structure” que Jakarta.»

La «ville nombre» n’a plus grand-chose à voir avec la ville que la littérature a mise en texte depuis le XIXe siècle, par exemple chez Baudelaire. Le flâneur, ce personnage fondamental des villes occidentales modernes, n’y a plus de place : «Non, ce ne sont pas des villes où flâner.» La foule a changé de nature : «Le nombre, c’est la foule une fois qu’elle a été fragmentée, morcelée, séparée en individus ou en groupes combatifs, indifférents, impersonnels.» En «ville nombre», les transports sont ardus : on ne sait pas toujours comment aller d’un point à un autre; on ne trouve pas de centre. La coupure entre le dedans et le dehors n’y est pas nette, d’où l’importance de ce qui se passe sur les trottoirs : «Constante des villes nombres : le dedans se reporte au dehors. La langue anglaise a cette juxtaposition qui dit tout : inside out.» «Dans le dense du nombre», les principes d’organisation — si tant est qu’ils existent — sont difficiles à saisir, et encore plus pour un voyageur : «Je ne sais pas. On ne sait rien»; «Je ne comprends pas cette urbanité. De toute façon, je ne suis pas censé être ici.» Démesurée, plastique, accumulative, proliférante, la mégapole asiatique est «emplissement» : «Toute parcelle de territoire non revendiquée, le nombre l’investit. Il a horreur du vide.» Se pose alors une question récurrente : comment dire ?

Ces récits de voyage ont d’abord eu une existence numérique, sous forme de «carnet Web». Il s’agissait d’écrire et de publier au fur et à mesure des «explorations», de pratiquer, de café en hôtel, une «écriture numérique nomade», de donner à lire, aussitôt perçu, «l’extraordinaire urbain». Point de tourisme durant ce «voyage connecté» : «Voyager est épuisant. Écrire aussi.» Lui qui fait partie des «êtres du dedans», Mahigan Lepage est allé voir dehors, dans des conditions difficiles, souvent contre lui-même : «À moi aussi, elles font peur, les villes. C’est même pour ça que j’y viens»; «C’est tout le défi, justement : surmonter la peur qui nous prend à l’abord de ces villes. Y séjourner encore, y séjourner seulement, et l’écriture devrait bien venir, au jour le jour…» Cela a été difficile : «Chaque jour, s’acharner à arracher un texte au béton»; «Jour après jour, chercher les mots, une forme. Avancer à tâtons. Peu à peu, des lignes de sens prennent forme.» Il a fallu lutter :

Chaque fois que j’arrive dans une nouvelle mégapole, ça ne manque pas : l’angoisse. Ça, qui gruge la santé. Les premiers jours, je me sens complètement dépassé. Il y a l’énormité de la ville. Il y a mon extrême insuffisance devant l’incommensurable. Je ne sais pas ce que je vais écrire, par quel bout je vais bien pouvoir prendre le réel. Je me sens muet, incapable de rien.

Le «corps-à-corps avec le monstre» est une épreuve à raconter en temps réel, flux d’écriture inscrit dans le flux urbain, avant d’en faire un livre, ce livre, à la fois livre numérique et livre papier. «Et l’écriture quotidienne : une discipline. Une discipline de combat.»

L’Oreille tendue, pour des raisons familiales, a séjourné deux fois, pour un total de six semaines, à Bangkok. Elle en a tiré un petit livre en 2009. Le Krungthep de Mahigan Lepage — «Je préfère employer les noms de ville rénovés» — est aussi le sien. Les voyages nous ramènent toujours à nous-mêmes et à «nos villes».

 

[Complément du 21 octobre 2017]

Le livre a paru récemment à Montréal, chez Leméac, accompagné d’un épilogue inédit.

 

Références

Lepage, Mahigan, Big bang city. Voyages en mégapoles d’Asie, publie.net, coll. «La machine ronde», 2016. L’édition numérique contient des photos et des vidéos. Préface de Sébastien Ménard.

Melançon, Benoît, Bangkok. Notes de voyage, Montréal, Del Busso éditeur, coll. «Passeport», 2009, 62 p. Quinze photographies en noir et blanc.

Écrire pendant qu’il est temps

Normand Lalonde, Autoportrait aux yeux crevés, 2016, couverture

 

«Rassurez-vous. Pas plus qu’un autre,
je ne saurais tenir indéfiniment une note très grave.»

En 1995 — l’Oreille tendue y était —, Normand Lalonde, qui lui avait déjà consacré son mémoire de maîtrise, soutenait à l’Université de Montréal sa thèse de doctorat sur Flaubert : «Flaubert et la faute du temps. Éternité, évolution et origine dans Bouvard et Pécuchet

C’est ce Flaubert, celui de Bouvard et Pécuchet, qui est en épigraphe à son recueil Autoportrait aux yeux crevés. Petites méchancetés et autres gentillesses : «Pécuchet jusqu’à deux heures du matin se promena dans sa chambre. Il ne reviendrait plus là; tant mieux ! Et cependant, pour laisser quelque chose de lui, il grava son nom sur le plâtre de la cheminée.»

Ces phrases ont une résonance particulièrement forte aujourd’hui. «Ne plus revenir là» ? En effet : diagnostiqué d’une tumeur au cerveau en 2007, Normand Lalonde est mort en 2012. «Laisser quelque chose de lui» ? Dans l’ordre littéraire, ce sera ce livre, «sélection» (p. 60) des aphorismes qu’il a écrits durant les cinq dernières années de sa vie.

Professeur de littérature et de cinéma au collège Maisonneuve à Montréal, Normand Lalonde était un homme de livres et de mots. Deux des trois lignes de force du recueil l’attestent.

L’homme de livres évoque quelques auteurs, assez peu nombreux (outre Flaubert, une quinzaine), mais il est sensible à la vie de la littérature et, surtout, il ne cesse de s’interroger sur sa propre pratique. Plusieurs aphorismes portent sur les pouvoirs du langage, notamment une série ayant pour centre la formule «Tout a été dit» (p. 55-57). D’autres prennent la forme même de l’aphorisme comme objet. Pourtant, Lalonde écrit : «Quand on montre aux autres ses origamis, on ne les déplie pas» (p. 33). C’est un de ces paradoxes que l’auteur affectionne : il fait voir de quoi les aphorismes sont faits, tout en disant ne pas le faire.

L’homme de mots aime reprendre et déplacer les phrases toutes faites et cela dès l’ouverture du livre : «Ô Poésie ! Que de rimes en ton nom l’on commet !» (p. 8) La tâche semble passionner Lalonde, qui la sait ardue : «Il n’est pas si facile de s’approprier un lieu commun» (p. 44). Les exemples sont partout : «Les paroles s’envolent, les écrits s’écrasent» (p. 10); «Une fois qu’on a jeté le bébé, rien ne sert de garder l’eau du bain» (p. 24); etc.

La dernière ligne de force du recueil rassemble les textes concernant la maladie et la mort. Le ton n’est pas celui de la lamentation. L’humour (noir) est partout présent. Normand Lalonde savait qu’il allait mourir, mais cela ne l’empêchait pas de noter des choses comme celles-ci : «J’ai vu mon neurochirurgien, mon radiothérapeute et mes deux oncologues ce matin. Ils avaient l’air en forme» (p. 28); «Rien ne sert de pourrir. Il faut partir à point» (p. 42); «Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là» (p. 55); «L’ironie lasse vite. Et la vie est extrêmement longue» (p. 53). Pour Normand Lalonde, elle ne l’aura pas été. Il le sait et le dit, sans s’appesantir, avec l’élégance de celui qui refuse d’exhiber sa condition.

Ces lignes de force regroupent beaucoup de textes, mais pas tous.

On appréciera encore :

les synthèses historiques : «Adam et Ève n’avaient peut-être pas de nombril, mais leurs descendants se sont amplement rattrapés» (p. 39);

les choses vues : «Dans les quartiers huppés et dans les bidonvilles, il n’y a pas de trottoirs» (p. 25);

les raisonnements imparables : «Un rôti de veau n’est pas un jeune rôti de bœuf» (p. 49);

les conseils : «Commence par te demander sérieusement ce que tu ferais si tu étais à ta place» (p. 46).

Ce ne sont pas les plus nombreux, mais quelques aphorismes abordent la politique, parfois de façon indirecte : «J’aimerais mieux appartenir à une grappe de raisins qu’à un régime de bananes» (p. 50). Dans ces Petites méchancetés et autres gentillesses, il est notamment question de l’indépendance du Québec, sur laquelle Lalonde ne se faisait pas d’illusion : «N’ayez aucune crainte. Dans un Québec libre, tout serait possible. Exactement comme aujourd’hui» (p. 20).

Normand Lalonde aura laissé les signes d’une forte individualité, sensible au monde autour de lui, et une voix d’auteur.

P.-S. — Lalonde est de ces écrivains qui aiment Tintin : «Ce n’est tout de même pas ma faute si Les bijoux de la Castafiore sont un des sommets de l’art du vingtième siècle» (p. 28); «Si je n’étais Tintin, je voudrais être Diogène» (p. 30). On ne saurait le lui reprocher.

 

Références

Lalonde, Normand, «Bibliothèques de Bouvard et Pécuchet», Montréal, Université de Montréal, mémoire de maîtrise, 1988, 84 p.

Lalonde, Normand, «Flaubert et la faute du temps. Éternité, évolution et origine dans Bouvard et Pécuchet», Montréal, Université de Montréal, thèse de doctorat, 1995, viii/300 p.

Lalonde, Normand, Autoportrait aux yeux crevés. Petites méchancetés et autres gentillesses, Montréal, L’Oie de Cravan, 2016, 60 p. Suivi de «Normand Lalonde (1959-2012). Portrait aux yeux mouillés», par Manon Riopel et Jean-François Vallée.

Leçons d’économie et de langue

Ianik Marcil, les Passagers clandestins, 2016, couverture

Ianik Marcil ne cache pas où il loge : son plus récent ouvrage, les Passagers clandestins. Métaphores et trompe-l’œil de l’économie (2016), est un «réquisitoire» (p. 7, p. 9) contre le discours économique ambiant, car ce discours «carbure à la bullshit et c’est en quoi il est dangereux» (p. 154).

Pour mener son «combat» (p. 16), Marcil aborde les travaux de nombre d’économistes, les classiques (Adam Smith, Friedrich A. von Hayek, John Maynard Keynes) aussi bien que ses contemporains. De façon moins prévisible, il a aussi recours à toutes sortes d’autres auteurs venus d’horizons divers : Platon, Aristote, Xénophon, Cicéron, Virgile, Molière, Spinoza, Locke, Montesquieu, Tocqueville, Nietzsche, Léon Bloy, John Steinbeck, Milan Kundera, Hélène Monette — et Michel Sardou. Sa pensée doit beaucoup, comme l’explique la «Dédicace» (p. 5), à Gilles Dostaler et à Bernard Maris. Le livre se clôt sur un appel au «refus global» (p. 156); ce n’est pas la première fois qu’il est question dans le livre du manifeste de ce titre publié au Québec en 1948 et de son principal signataire, Paul-Émile Borduas. Ianik Marcil montre par l’exemple que l’économie n’est compréhensible qu’inscrite dans la culture.

C’est sur les mots que Marcil appuie sa démonstration. Pour lui, le discours économique fait reposer son hégémonie sur un nombre considérable d’expressions, malheureusement désormais perçues comme naturelles. Dans le texte, elles apparaissent en gras; elles sont réunies dans un «Index des expressions» (p. 181-183). On peut les rapporter à trois ensembles :

Ces stratégies rhétoriques appartiennent à trois familles principales : les pittoresques, les morales et les technoscientifiques. Les premières empruntent généralement à l’imaginaire naturel; on dira par exemple, que les marchés boursiers traversent une zone de turbulence. Les deuxièmes dorent les pilules amères que les politiciens et autres détenteurs de pouvoir cherchent à faire avaler à la population en faisant appel au sens du devoir du contribuable pour qu’il fasse sa juste part — en l’occurrence, accepter des réductions de services publics, des gels de salaires ou des hausses de taxes et d’impôt. Enfin, le discours économique, notamment dans les médias, recourt souvent à un jargon pseudo-technique que la vaste majorité de la population ne comprend pas; qui, à part les économistes patentés, comprend une telle phrase : «les gaz à effet de serre produisent des externalités négatives qu’on peut diminuer par un arrangement institutionnel de mise aux enchères de droits de polluer» ? (p. 7-8)

Ces mots, ces expressions, ces métaphores, ces trompe-l’œil, ces «subterfuges sémantiques» (p. 79) et cette «rhétorique anesthésiante» (p. 132) renvoient à des représentations collectives, à des symboles, à des imaginaires. Marcil est particulièrement habile à les mettre au jour. Cela est indispensable pour permettre «une réappropriation du langage pour changer les choses» (p. 13), pour bousculer l’«hégémonie du discours du tout-marché» (p. 22), pour lui opposer un «contre-discours» (p. 26, p. 27). Les «passagers clandestins» du titre (p. 12) font partie de ce prêt-à-parler, et donc à-penser, ici pourfendu.

Plusieurs passages sont particulièrement utiles pour qui veut participer à un «débat social de qualité» (p. 12). Après avoir brossé un historique éclairant de la naissance et du développement du néolibéralisme (p. 16-28), cette tarte à la crème du discours commun au début du XXIe siècle, Marcil montre que nous vivons désormais à l’ère du postlibéralisme. Il nous invite à nous méfier du dieu Statistique et de la «mathématisation» à l’excès des modèles économiques (p. 49 et suiv.). Comme d’autres avant lui, il montre que la «classe moyenne» n’est pas une catégorie qui va de soi, elle qui «gomme les aspérités du réel» (p. 60). Il ne croit pas à l’existence d’un «acteur économique rationnel» (p. 72), vivant à l’écart de la société, de l’histoire, de la culture, et il n’adhère pas à une «vision individualiste de la société économique» (p. 99) : «La privatisation concrète et réelle des services publics accompagne ainsi la privatisation du projet politique, désormais vidé de son sens du “vivre-ensemble”» (p. 112). Il a des mots très durs sur la «gouvernance» (p. 125), le «développement durable» (p. 129) et le mythe de l’«entrepreneur» (p. 142). Sous sa plume, on le voit, la «caste» (p. 67) des économistes en prend souvent pour son grade.

L’organisation des parties de Passagers clandestins aurait pu être explicitée en introduction, histoire de mieux guider les lecteurs, et les personnes chargées de la révision et de la correction du livre auraient pu être plus attentives, notamment dans les dernières pages. Cela étant, voilà un livre utile pour qui s’intéresse à la «charge politique et symbolique» (p. 135) des discours qui sont devenus notre lot quotidien, de la langue qui est, qu’on le souhaite ou pas, la nôtre.

P.-S. — Ianik Marcil et l’Oreille tendue ne sont pas des amis personnels, mais le premier a commandé un texte à la seconde, texte paru en 2015 dans un ouvrage collectif qu’il a dirigé et qu’il cite dans son livre.

P.-P.-S. — Page 143, ce devrait être Paul Allen au lieu de Larry Page, non ? Il est vrai que l’on peut confondre facilement ces nerds milliardaires.

 

Références

Marcil, Ianik (édit.), 11 brefs essais contre l’austérité. Pour stopper le saccage planifié de l’État, Montréal, Somme toute, 2015, 202 p.

Marcil, Ianik, les Passagers clandestins. Métaphores et trompe-l’œil de l’économie, Montréal, Somme toute, 2016, 181 p. Ill.

Aimer une langue ?

Louis Cornellier, le Point sur la langue, 2016, couvertureLouis Cornellier, le Point sur la langue, 2016, couverture

Au printemps dernier, le professeur et critique (au quotidien le Devoir) Louis Cornellier faisait paraître le Point sur la langue. Cinquante essais sur le français en situation.

Dans son «Avant-propos. Confession d’un converti», il expose son projet de la façon suivante :

Les essais qui suivent sont le résultat de ma conversion au discours orthographique et grammatical. Certains d’entre eux, dans une logique normative (dire et ne pas dire), s’adonnent au purisme pour en faire découvrir les voluptés. D’autres font appel à des notions de linguistique, dans le but de faire voler en éclats quelques idées reçues sur le français et même, au passage, sur l’anglais. L’approche sociolinguistique et politique, enfin, n’est pas absente du portrait, comme on le verra notamment en fin d’ouvrage dans quelques textes adaptés de mes chroniques qui évoquent les contributions d’essayistes qui se sont intéressés à cette importante question. La langue, en effet, est une réalité sociale. Au Québec, par exemple, il n’est pas concevable de se pencher sur l’enjeu de la qualité du français sans intégrer à la réflexion des considérations sur son statut, sans cesse menacé par l’omniprésence de l’anglais (p. 16).

L’Oreille tendue peut se reconnaître dans certaines des affirmations de cet avant-propos, comme dans des remarques sur tel ou tel fait de langue avancées par Louis Cornellier. Il y a pourtant des choses qui la distinguent de lui.

Ayant publié un livre l’an dernier pour s’en prendre à elles, ce n’est pas l’Oreille qui reprochera à l’auteur du Point sur la langue de vouloir combattre les idées reçues. Se réclamer de la sociolinguistique et de la politique ? L’Oreille répond elle aussi «Présente !» On ne saurait contester la démonstration du simplisme qui consiste à affirmer que «le niveau baisse» en matière de langue (p. 47-49, p. 151).

Préférer, dans certains cas, second à deuxième (p. 45) ? Oui. Se méfier de soi-disant (p. 64-66) et de renforcir (p. 83) ? Bis. Ne pas dire en quelque part (p. 88) ? Ter. Déplorer l’usage de je vous dirais (p. 33-34), cet envahissant décaleur ? Ne pas croire que «on» exclut toujours la personne qui parle (p. 111-113) ? Suggérer la lecture de l’article «L’effet Derome» d’André Belleau (p. 117-119) ? Encore et toujours.

Le riche herbier de Louis Cornellier rassemble des exemples venus de la télévision, du cinéma, de la chanson, de la radio, de la presse, du monde du sport, d’échanges avec ses collègues et même de sa participation à une dictée. Il n’est pas d’autre façon de saisir la langue, n’importe quelle langue, en ses incarnations multiples.

L’auteur n’hésite pas à se servir du registre populaire : «ça fesse», ne pas avoir «d’allure», «quétaine», «colon», etc. Là encore, la langue n’est pas une. Il faut savoir se servir de l’ensemble de ses ressources.

En revanche, sur plusieurs plans, il y a des différences assez considérables entre l’Oreille tendue et Louis Cornellier.

Chanter les mérites de Pierre Bourgault ou de Marie-Éva de Villers ? Certes. De Pierre Falardeau ? C’est bien plus difficile. On peut apprécier le travail de Guy Bertrand, le premier conseiller linguistique de Radio-Canada, sans constamment le porter aux nues.

Louis Cornellier dit aimer la langue française (quatrième de couverture, p. 175, p. 178), son «esprit» (p. 43, p. 137), voire son «génie» (p. 13, p. 153, p. 173). Ce n’est pas la position de l’Oreille, qui ne croit pas au génie des langues et qui n’accorde pas de statut affectif particulier à sa langue. Quand il lui arrive d’écrire en anglais, la nature de son plaisir ne change pas (ses moyens, si); il en allait de même quand, dans sa jeunesse, elle étudiait le latin et, brièvement, l’allemand. Toutes les langues sont des outils formidables, le français comme les autres. Autrement dit, c’est la langue qu’aime l’Oreille, plus qu’une langue. Elle parlerait tagalog que ce serait la même chose.

Elle a, comme tout un chacun en matière de langue, une série de lubies, auxquelles elle sait être attachée de façon irraisonnée. Pourtant, pour elle, la «logique normative» et le «purisme» — dont elle ne se défend pas de les pratiquer à l’occasion — ne contiennent pas de «voluptés» (p. 16). L’expression «purisme convivial» (p. 178) lui paraît plus juste que «conversion au discours orthographique et grammatical» (p. 16), avec ses accents religieux. (Un puriste — on est toujours le puriste de quelqu’un — pourrait d’ailleurs reprocher à Louis Cornellier quelques emplois de se vouloir et de faire en sorte que. On s’en gardera.)

En matière de rapport avec l’anglais, l’Oreille est moins portée que d’autres sur la chasse à l’anglicisme et aux manifestations de «colonisation linguistique» (p. 42), de «lâcheté linguistique» (p. 166) ou de «capitulation linguistique» (p. 170). Elle n’a pas de crainte devant l’enseignement intensif de l’anglais au primaire (p. 165-166). Elle s’interroge sur le bien-fondé de l’imposition, pour tous, du cégep en français (p. 38, p. 154, p. 161, p. 164-165). Elle ne sous-estime pas l’importance historique des relations entre le français et l’anglais, mais elle préconise une dépolarisation de la situation linguistique québécoise ou, plus justement, montréalaise. Il y a bien plus que deux langues dans le Québec d’aujourd’hui. Il est vrai que l’essai publié par VLB éditeur relève de la littérature de combat (on y met le point sur la langue, comme d’autres le poing) et que cela exige quelques oppositions binaires.

Il est encore un domaine où l’Oreille et Louis Cornellier ne pourraient pas être d’accord, le nationalisme, qui est un des socles de sa pensée; voyez, par exemple, le texte «Prophétiser le péril avec Vigneault» (p. 108-110), où il est question de «mort nationale» (p. 109). De même que pour le patriotisme, l’Oreille a du mal à comprendre pareil sentiment. (Comme l’enseignait André Belleau en 1983, on ne confondra pas nationalisme et indépendantisme.)

P.-S. — Louis Cornellier dit du bien du Langue de puck (2014) de l’Oreille tendue (p. 105-107). Elle serait malvenue de lui en tenir rigueur.

 

Références

Belleau, André, «L’effet Derome ou Comment Radio-Canada colonise et aliène son public», Liberté, 129 (22, 3), mai-juin 1980, p. 3-8; repris, sous le titre «L’effet Derome», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 82-85; repris, sous le titre «L’effet Derome», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 107-114; repris dans Laurent Mailhot (édit.), l’Essai québécois depuis 1845. Étude et anthologie, Montréal, Hurtubise HMH, coll. «Cahiers du Québec. Littérature», 2005, p. 187-193; repris, sous le titre «L’effet Derome», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 105-112. https://id.erudit.org/iderudit/29869ac

Belleau, André, «Langue et nationalisme», Liberté, 146 (25, 2), avril 1983, p. 2-9; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 88-92; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 115-123; repris, sous le titre «Langue et nationalisme», dans Francis Gingras (édit.), Miroir du français. Éléments pour une histoire culturelle de la langue française, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Espace littéraire», 2014 (troisième édition), p. 425-429; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 113-121. https://id.erudit.org/iderudit/30467ac

Cornellier, Louis, le Point sur la langue. Cinquante essais sur le français en situation, Montréal, VLB éditeur, 2016, 184 p.

Melançon, Benoît, Langue de puck. Abécédaire du hockey, Montréal, Del Busso éditeur, 2014, 128 p. Préface de Jean Dion. Illustrations de Julien Del Busso.

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

Vies croisées

Jean-Paul Eid et Claude Paiement, la Femme aux cartes postales, 2016, couverture

 

En avril 1957, Rose Grenier quitte son village gaspésien de Sainte-Émilie-de-Caplan pour Montréal. Le livre s’ouvre sur une lettre de Rose à sa mère : elle part pour Montréal, car elle veut y devenir chanteuse de jazz. Elle ne s’arrêtera pas en chemin : elle sera à Cuba au moment de la prise de pouvoir par Fidel Castro. La chute de Batista, elle y était.

En 1973, un drame bouleversera la vie de Rose, rentrée à Sainte-Émilie-de-Caplan, à tout jamais.

En 2002, conséquence du 11 septembre, un professeur d’université en anthropologie en France, Victor Weiss, se découvre un jumeau, lui qui a été placé en adoption, seul, à sa naissance. On l’a retrouvé grâce à son ADN, mais son parcours familial, au fil des pages, reste sibyllin, ce qui donne lieu à des phrases cocasses : «Ces restes humains sont les vôtres» (p. 51); «je suis décédé à la naissance dans un hôpital de La Havane» (p. 185).

Jean-Paul Eid et Claude Paiement, dans leur roman graphique la Femme aux cartes postales (2015), mêlent avec maîtrise ces trois intrigues, à la fois dans la narration et dans le dessin (en noir et blanc). Deux exemples : les personnages de 2003 côtoient ceux de 1973 dans la même case (p. 218); la fenêtre par laquelle s’enfuit Rose en 1957 est celle qu’empruntera Stéphane, dit Phanou, en 1973, également pour laisser sa famille derrière lui (p. 221). Ce choix de la non-linéarité permet aux auteurs de sans cesse relancer l’intrigue, par la divulgation progressive d’indices.

Leur portrait des années 1950 est particulièrement soigné, textes et dessins à l’appui. En 1957, Montréal est une ville anglaise; le montre l’affichage urbain. De même, le trio McPhee, Rainbow et King, comme son nom ne l’indique pas, est constitué d’un anglophone (le noceur Art Tricky McPhee, par qui les malheurs arriveront) et deux francophones (Rose Grenier est devenue Rosie Rainbow et Roméo Roy, Lefty King). Un jeune garçon jouant dans la rue porte le numéro 9 de Maurice Richard — c’est du hockey (p. 24-26). Robert Charlebois (p. 100-103) et, jazz oblige, Gilles Archambault (p. 103, p. 105) font un tour de piste. On croise le restaurant Ben’s — ce qui rend évidemment nostalgique l’Oreille tendue (p. 32 et suiv.) — et une célèbre boîte de jazz, le Rockhead’s Paradise (p. 56 et suiv.). À New York, les membres du trio dorment au Chelsea Hotel (p. 139). À Cuba, ils croisent Che Guevara (p. 165).

Le hasard joue un rôle capital dans l’intrigue. C’est par lui que Rose retrouve le pianiste Roméo Roy qu’elle était venue chercher à Montréal (p. 32-36). C’est par lui que Victor Weiss, qui ne cesse pourtant de dire qu’il ne croit pas au hasard (p. 70-71, p. 87-88, p. 141, p. 168), retrouve la trace de son frère jumeau (p. 70-71), achète la maison de la mère qu’il n’a jamais connue (p. 98), obtient la preuve que c’est bel et bien sa mère (p. 137) et retrouve, peut-être, son père (p. 226). La Femme aux cartes postales est une réflexion sur le mystère des origines.

La langue populaire y est à l’honneur : «guidoune» (p. 65, p. 109), «secousse» (p. 152), «smatte» (p. 154). On nous fait comprendre que les «blind pigs» (p. 82) sont des «barbottes» (p. 85), ces lieux de débauche illicites. Une formule est récurrente chez Rose : qu’est-cé. Les jurons abondent : ciboire, ostie / stie, tabarnak, calvaire, viarge, simonac («Simonac, Capitaine ! T’as pogné le champ d’aplomb !», p. 88). Nous sommes au Québec : «quitter» est employé sans complément d’objet (p. 164, p. 181); un personnage offre ses «sympathies» au lieu de ses «condoléances» (p. 224); on peut être sur «le gros nerf» (p. 164).

Ces cartes postales doivent trouver leurs destinataires.

P.-S. — Cartes postales ? Quand elle débarque à Montréal, Rose s’écrit à elle-même, pour se souvenir (p. 55). Ses cartes sont reproduites, recto-verso, dans l’ouvrage.

P.-P.-S. — Parmi toutes les allusions, visuelles et textuelles, aux grands noms du jazz, l’Oreille a bien sûr cherché Ella Fitzgerald — et elle l’a trouvée (p. 110).

 

[Complément du 11 octobre 2016]

Jusqu’au 28 janvier 2018, le Musée québécois de culture populaire (Trois-Rivières) accueille l’exposition BDQ : L’art de la bande dessinée québécoise.

On peut y voir cinq éléments de «recherche de personnage» pour Rosie Rainbow et la planche de la page 149 de l’album.

 

Référence

Eid, Jean-Paul et Claude Paiement, la Femme aux cartes postales, Montréal, La Pastèque, 2016, 227 p.