La poésie de Poésie du gérondif

Jean-Pierre Minaudier, Poésie du gérondif, 2014, couverture

L’auteur. Jean-Pierre Minaudier le dit et le répète : il n’est pas linguiste et il ne le deviendra pas (p. 128-129). Historien de formation, il enseigne le basque et l’estonien (langue dont il est aussi traducteur). En fait, c’est un geek des grammaires : il en possédait 1186 au moment de terminer son livre, Poésie du gérondif (2014), décrivant 878 langues. Autres signes distinctifs de ce «passionné de langues bizarres» (p. 74), de cet «obstiné chasseur d’idiomes» (p. 115) : lecteur d’Alexandre Vialatte et de bandes dessinées (Corto Maltese, Tintin, Spirou et Fantasio), voleur de grammaires (une roumaine, une albanaise), autodidacte en matière de linguistique, amateur du mot «crapahut», pourfendeur des réunions de copropriété. En outre, on reconnaîtra à Jean-Pierre Minaudier son honnêteté : «il y a un plaisir vicieux à posséder la bibliothèque la plus snob de Paris» (p. 11).

Son livre. Ces «vagabondages», dixit le sous-titre, n’ont qu’un objectif : chanter «la poésie de la grammaire» — «Car il est des êtres dans la vie desquels cet art occupe la place de la lune pour Hugo, de la mer pour Valéry, de Lou pour Guillaume et de Verlaine pour Rimbaud; enfin, il en est au moins un, et il se trouve que c’est moi» (p. 8). Ailleurs : «Je voudrais tenter, lourde tâche, de la débarrasser de son image bien établie de pensum et d’instrument de torture scolaire […]» (p. 17). Cela étant, Jean-Pierre Minaudier n’est pas un apôtre de la prescription grammaticale : «je m’intéresse à la grammaire de ce qui se parle, non à la grammaire de ce qu’il faut parler» (p. 18). Que présente-t-il ? La géographie des langues, leurs familles, leur diversité, les records linguistiques (nombre de déclinaisons, de voyelles, de consonnes, de tons, de lettres), les idiomes les plus bizarres, ses propres projets (parmi lesquels «Former une secte d’adorateurs de la grammaire», p. 130).

Sa perspective. Contre Noam Chomsky et Steven Pinker, ces défenseurs d’une grammaire universelle, Minaudier valorise le singulier : «À rechercher l’unité profonde du langage, les linguistes de ces écoles perdent trop souvent de vue la diversité radicale, la poétique et féconde anarchie des langues réelles» (p. 58). Ce n’est pas pour rien qu’il dédie son livre «À Sapir. / À Whorf» (p. 6), les créateurs de l’hypothèse, dite de Sapir-Whorf, du relativisme linguistique. Il reste toutefois critique : cette hypothèse «n’est féconde que si on ne la radicalise pas jusqu’à l’absurde, jusqu’à se figurer que les langues conditionnent mécaniquement nos convictions et nos comportements» (p. 95); «la grammaire à elle seule ne suffit pas à forger les mentalités collectives» (p. 98).

Ses exemples. Ils sont souvent inattendus. Trois exemples (d’exemples).

Quelle phrase illustre le mieux l’arumbaya ? «Ke mahal onerdecos s’ch proporos rabarokh !» Pour le dire dans la langue du capitaine Haddock : «Moules à gaufres ! Marchand de tapis !» (p. 17 et p. 137)

De l’inca, il ne resterait que trois vers, dont on ne connaît pas le sens. Du deuxième — «Solaymalca chinboley» — est proposée la traduction suivante : «Il est dangereux de se pencher au-dehors» (p. 26). Qui a voyagé en train en Italie appréciera.

Enfin, les lecteurs de bande dessinée (et de l’Almanach Vermot) reconnaîtront un des verbes interrogatifs en motuna : «aller-comment-yau-de-poêle ?» (p. 117).

Son titre. L’auteur pense le plus grand bien du gérondif, cet «objet poétique injustement négligé» (p. 7), cette «forme noble qui s’est assuré d’emblée la sympathie du lecteur» (p. 89). Pourtant, il n’en est question qu’allusivement dans Poésie du gérondif. Ce n’est pas ennuyeux, mais peut-être faut-il le savoir. (Exemple de gérondif en français ? «En lisant le livre de Jean-Pierre Minaudier, l’Oreille tendue a été constamment heureuse.»)

Son palmarès. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? «Les idiomes les plus captivants sont à mon goût non les plus parlés mais les plus lointains, génétiquement et géographiquement, et surtout les plus isolés, ceux qui ont été le moins longtemps ou le moins intensément en contact avec les nôtres […]» (p. 67). L’auteur a donc un faible pour le chinanthèque (p. 85), le !xoon («qui ressortit véritablement à la tératologie linguistique», p. 87), le kayarbild («le parler le plus bizarre au monde», p. 125) et, en général, toutes les formes de la langue athapascane.

Sa bibliographie. L’Oreille ne s’en cache pas : elle est bibliographe. Elle trouve en Jean-Pierre Minaudier deux âmes sœurs.

Celle qui pratique goulûment la note : «ce livre se veut une défense et illustration de la note de bas de page, un genre littéraire trop décrié» (p. 20 n. 11). La centième — et dernière — note — «la note» — y insiste : «Elle figure au Ciel sur un voile tissu d’or et de soie autour duquel dix mille anges musiciens volent sans cesse en gazouillant [oui, c’est un gérondif] des règles de grammaire luangiua sur l’air de La Jeune Grenouille aussi belle que sage» (p. 131 n. 100).

Celle qui se passionne pour une maison d’édition spécialisée en linguistique, De Gruyter-Mouton. Cela commence par une «mention spéciale» aux livres «des éditions berlinoises DE GRUYTER-MOUTON, auprès desquels un Pléiade a l’air d’un livre de poche sri lankais : ces pages clameront leurs louanges à la face des cieux» (p. 10-11). Comment les clamer ? En utilisant constamment les caractères gras et les majuscules quand les livres de cette maison sont cités. En commentant, et de plus en plus, chacune des références. La première ? «admirables éd. DE GRUYTER-MOUTON» (p. 11 n. 4). La dernière ? «éd. DE GRUYTER-MOUTON (que leur nom mille fois béni soit inscrit pour l’éternité dans les marges du Coran céleste, et avec lui ceux de leurs enfants et des enfants de leurs enfants jusqu’à la sept mille sept cent soixante-dix-septième génération, après y’a plus de place)» (p. 126 n. 99).

Sa voix. On peut l’entendre au micro d’Antoine Perraud à Tire ta langue (France Culture) ici.

 

Référence

Minaudier, Jean-Pierre, Poésie du gérondif. Vagabondages linguistiques d’un passionné de peuples et de mots, Le Rayol Canadel, Le Tripode, 2014, 157 p. Ill.

Bref dictionnaire de Révolutions

Dominique Fortier et Nicolas Dickner, Révolutions, 2014, couverture

Dominique Fortier fait une proposition à Nicolas Dickner : à deux, «écrire tous les jours quelques lignes sur le thème proposé par le calendrier révolutionnaire» (p. 424), celui que l’on doit à Fabre d’Églantine (1750-1794) et à André Thouin (1747-1824). Dickner, qui est un geek, code alors une application, qu’il appelle Jeeves, «du nom de ce majordome surdoué né de la plume de P.G. Wodehouse» : «Chaque jour, à minuit pile, Jeeves nous enverrait le mot du jour» (p. 250). Après quoi, chacun rédige un texte. Parfois, le lien est direct entre le texte et le mot que ce texte accompagne; parfois, moins.

Cela donne Révolutions (2014), livre à deux têtes, quatre mains, 366 jours et 732 entrées. Son contenu ? Des souvenirs, des descriptions, des évocations, des portraits (d’humains et d’animaux), des choses vues, des citations, des notes érudites, des contes, des dialogues, des recettes, des listes, des instantanés de voyage, des chansons, etc. En un mot : des miscellanées. Ou encore : le «bonheur tranquille des petites sérendipités quotidiennes» (p. 125).

Mais qu’est-ce que ce calendrier révolutionnaire ?

Le calendrier révolutionnaire, en usage de 1793 à 1806 [en France], prétendait mettre un terme au règne des saints et des saintes qui peuplaient le calendrier grégorien pour marquer les jours au sceau de plantes, d’animaux et d’outils davantage en accord avec les vertus républicaines. Ses concepteurs le divisèrent en douze mois, chacun composé de trois décades constituées de huit végétaux, d’un animal et d’un outil; à ces mois tous égaux succédaient cinq ou six sans-culottides (selon qu’il s’agissait ou non d’une année bissextile), journées dédiées à des vertus particulières, ce qui donnait un tour de l’an complet : une révolution (p. 5; voir la liste des noms de mois).

Comme il se doit, l’ouvrage est tiré à 1793 exemplaires, numérotés (l’Oreille tendue a le numéro 1049).

Plutôt, pour en parler, qu’un (autre) calendrier, ce bref dictionnaire.

Autoréflexivité. C’était couru : une fois le projet lancé, les auteurs allaient se mettre à le commenter, à revenir sur les textes déjà écrits. Plus il avancent, plus c’est vrai. En nivôse : «Et si ce livre écrit à quatre mains était de ce genre d’hybrides ? Journalmanach; éphémémoires; calencyclopédie ?» (p. 122) En floréal : «C’est n’importe quoi, ce calendrier, et pour tout dire je commence à être mécontent» (p. 264). En fructidor : «Tu as raison, Nicolas, de voir dans ce calendrier une série de nuages que nous observons tous les jours chacun de notre côté en nous efforçant d’y discerner des formes plus ou moins fantaisistes selon notre humeur» (p. 407). Comment ne pas se remettre en question dans un projet de longue haleine comme celui-là ?

Barthes. (Remarque de pion) L’érudition ne fait défaut ni à l’un ni à l’autre, qu’il s’agisse de plantes, d’animaux, d’outils, etc., et dans des domaines où l’ignorance de l’Oreille tendue est considérable. Il est pourtant un domaine où elle peut pinailler. Page 221, il est question d’un «curieux homme-arbre du début du dix-neuvième siècle» (oto-italiques), au-dessus de cette illustration.

 

Planche d’anatomie, Encyclopédie, 1762

Or cette image est tirée de la section «Anatomie» du premier volume des planches de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, qui a paru en 1762. (Si ça se trouve, les encyclopédistes l’avaient eux-mêmes pompée à un traité d’anatomie.) On se souviendra que Roland Barthes l’a commentée en 1964.

S’il est bon de respecter les jours, il l’est tout autant de ne pas confondre les siècles.

Borges. Bien sûr, dès l’épigraphe.

Calendaristes. Fortier et Dickner, cette «paire de citoyens curieux» (4e de couverture), ne sont pas tendres pour Fabre d’Églantine et pour André Thouin, ces «calendaristes». Ils leur reprochent des oublis : où est l’épouvantail ? «Ils vont vraiment nous faire une année complète sans la moindre banane ?» (p. 353) Ils n’apprécient pas les (quasi-)doublons, ces répétitions inutiles à leurs yeux. Ils inventent des scénarios dans lesquels l’un (Thouin) empoisonne l’autre (Fabre d’Églantine). Du second, la guillotine s’occupera : l’auteur de «Il pleut, il pleut, bergère» finira «petite fleur tristement étêtée par le cours implacable de l’histoire» (p. 321).

Épicurien. «Je suis épicurien, sans doute, en ce sens que j’aime bien pouvoir me contenter de peu» (p. 366). Voilà, enfin, quelqu’un qui comprend ce qu’est l’épicurisme.

Famille. Ils ont chacun une vie de couple. Lui a des enfants et il parle beaucoup de son père. Elle apprend, en floréal, qu’elle est enceinte. Le dernier jour de fructidor, Victor, son chien, meurt. Elle se souvient de sa sœur.

Geek. Nicolas Dickner n’hésite pas à dire de lui-même qu’il est un geek. Le terme s’appliquerait tout également à Dominique Fortier, mais dans des domaines différents. Lui, entre autres choses : l’informatique, William Gibson, Neil Stephenson. Elle, entre autres choses : les odeurs, les couleurs, la nourriture. (N’allons pas la traiter de foodie.) Pas moins spécialisés l’un que l’autre. (Et ils sont tous les deux toujours fourrés dans Gallica et Google Books.)

Lettre. Les données de catalogage de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et de Bibliothèques et Archives Canada invitent à ranger l’ouvrage parmi les correspondances. Il a, en effet, quelque chose de l’échange épistolaire («Chère Dominique», «Cher Nicolas»), sans toutefois l’alternance parfaitement régulière des tours de parole. Il reste que les auteurs s’adressent autant l’un à l’autre qu’à leurs lecteurs.

Parfum. Ce n’est peut-être pas vrai de tous les exemplaires, mais le numéro 1049 avait un fort parfum «chimique» (à défaut de meilleur terme). D’où cela venait-il ? Du papier ? De la colle ? De l’encre ? Mystère.

Pastiche. En germinal, ils inversent les rôles (p. 240). Peut-être.

Printemps érable. Le livre a été composé de septembre 2011 à septembre 2012. Il y est pourtant assez peu question des grèves étudiantes de 2012 (p. 293, p. 302). Une phrase les évoque explicitement, qui mérite d’être citée : «Quelques minutes avant vingt heures, les casseroles sont apparues sur les trottoirs, formant des attroupements aux intersections» (p. 297). Pour être compréhensibles aujourd’hui, certains termes du calendrier républicain demandent des explications. Ce sera aussi le cas un jour pour ces «casseroles» qui formaient «attroupements» il y a deux ans.

Renvois circulaires. «Escourgeon» : «Voir Sucrion» (p. 389). «Sucrion» : «Voir Escourgeon» (p. 391). Diderot et D’Alembert n’auraient pas fait mieux.

Sport. Ce n’est pas leur truc (mais c’est celui de l’Oreille). Signalons toutefois cette chose inattendue qu’est la «boxe poitevine», dans laquelle Nini la Loutre Lutteuse se serait illustrée au début de la Révolution (p. 378).

Wikipédia. Elle s’en sert à l’occasion, lui y va quotidiennement : «Chaque matin, en recevant le mot du jour, j’ouvrais Wikipédia, puis Marie-Victorin» (p. 412). Il s’en explique précisément : «je suis assez vendu à Wikipédia — aussi bien au projet abstrait qu’à son incarnation» (p. 361). Les encyclopédies ne sont plus ce qu’elles étaient.

 

[Complément du 7 octobre 2014]

Remords, dit de conscience, de l’Oreille : la cible des attaques de Dominique Fortier et de Nicolas Dickner est bien plus Fabre d’Églantine qu’André Thouin.

C’est à cela qu’elle a pensé en tombant sur la citation suivante du vicomte Joseph-Alexandre de Ségur, le romancier de la Femme jalouse (1790).

Ségur parle de Collin d’Harleville, l’auteur de la pièce le Vieux Célibataire (1792) : «J’admire plus que tout sa superbe haine contre le septembriseur Fabre d’Églantine, qui avait plus de talent que lui. Ce drôle-là n’avait-il pas imaginé de remplacer le nom des saints du calendrier par des noms de légumes ! J’ai cherché celui qui avait pris la place de mon patron : il se trouva que je m’appelais Chou-Frisé.» Comme il se doit, Ségur avait les cheveux bouclés.

La phrase de Ségur est rapportée par Sophie Gay dans ses Salons célèbres (1837) et citée dans Ségur sans cérémonie (1977) de Gabriel de Broglie (p. 201).

 

[Complément du 10 juin 2020]

L’Oreille a repris ce texte, sous le titre «La Révolution programmée», dans le livre qu’elle a fait paraître au début de 2020, Nos Lumières.

 

Références

Barthes, Roland, «Les planches de l’Encyclopédie», dans l’Univers de l’Encyclopédie. Images d’une civilisation. Les 135 plus belles planches de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, Paris, les Libraires associés, coll. «Images d’une civilisation», 457, 1964. Repris dans le Degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, Seuil, coll. «Points. Littérature», 35, 1972, p. 89-105.

Broglie, Gabriel de, Ségur sans cérémonie. 1757-1805 ou La gaieté libertine, Paris, Perrin, coll. «Présence de l’histoire», 1977, 331 p. Ill.

Fortier, Dominique et Nicolas Dickner, Révolutions, Québec, Alto, 2014, 424 p. Ill. Sur le Web : http://editionsalto.com/revolutions/.

Melançon, Benoît, Nos Lumières. Les classiques au jour le jour, Montréal, Del Busso éditeur, 2020, 194 p.

Numéro 1

Hervé Bouchard, Numéro six, 2014, couverture

Titre ? Numéro six d’Hervé Bouchard (2014).

Quoi ? Le passé hockeyistique (en quelque sorte) du narrateur. Atome. Moustique. Pee-wee. Bantam. Midget. (Local ou régional.) Première imbibition. Perte des dents (allusion à Bobby Clarke, p. 135). Perte de la virginité (le «jeu de notre reproduction», p. 145 et p. 151). «Ainsi s’achève le passage du six dans le hockey mineur» (p. 153).

Où ? Au Saguenay—Lac-Saint-Jean (Jonquière, Kéno[gami], Port-Alfred, Alma, Arvida, Sainte-Hedwige, Normandin, La Baie, Chicouti[mi], Métabetchouane).

Quand ? Fin des années 1960, début des années 1970. Avant la Zamboni, dans certains arénas.

Qui ? Le narrateur, le numéro six du titre, son père (le «montreur»), sa mère («la captive»), les filles (Pompon Julie, Mireille Carillon, dite «Clairon», une blonde aux «dents écartées», puis, enfin, l’«Anglaise»), des personnages au nom étonnant (au hasard, presque : Aquilin Néon ou Minier Desroches alias Sautillant Blanchon alias Roger Santillon).

Forme ? Fragmentaire et linéaire. Reprises et variations.

Organisation ? En neuf «passages».

Ton ? Ludique mais pas gai : «C’était en juillet quand le montreur entier des choses et la naine captive ont eu l’annonce du cancer à venir de l’un et de la cécité de l’autre» (p. 40); «Désormais tu n’es plus, ô matière vivante / Qu’un granit entouré d’une vague épouvante» (p. 93).

Ton, bis ? Non sans humour, comme dans ces cris confondus de deux spectateurs, «Premier bonhomme» et «Second bonhomme» : «Tue-le ! Enlevez-la-lui ! Tue-le ! Enlevez-la-lui ! Tue-le ! Enlevez-la-lui ! Tue-le ! Enlevez-la-lui ! Tue-le ! Enlevez-la-lui ! Tue-le !» (p. 140).

Langue ? Le Bouchard («J’ai connu la peur du ftougne», p. 32).

Langue, bis ? La langue de puck («C’est comme aller se refaire un temps dans la Ligue américaine des hommes pour réapprendre la vitesse du jeu en revenant à la base et retrouver le fond du filet», p. 120).

Ponctuation ? Personnelle : «J’ai couru dans la rue du Pow-wow devant l’abri des galériens à l’heure où les peupliers asséchés et cuits s’avançaient déguisés vers la caserne des hommes qui portaient des chemises à manches courtes et des lances à poignée» (p. 56).

Public ? Probablement pas les lecteurs des quotidiens montréalais qui consacrent plusieurs pages à l’absence de capitaine dans l’équipe des Canadiens de Montréal au début de la saison 2014-2015. Sûrement l’Oreille tendue.

P.-S. — Zeugmes ? «De son vivant Minier Desroches avait des cils d’albinos et un rendez-vous chez le dentiste» (p. 46); «Ils couraient nus dans les corridors et dans la joie» (p. 49); «je lui mettrais des gants de caoutchouc et un sac de rechange dans la poche de son tablier et un sourire permanent malgré un dentier qui bouge du bas» (p. 99); «L’entraîneur a un diplôme en éducation physique et des mots pour dire les choses comme s’il les expliquait au lieu de les faire comprendre» (p. 115).

 

[Complément du 4 août 2015]

L’Oreille tendue vient de faire paraître un compte rendu du roman dans la revue Canadian Literature (juillet 2015). https://canlit.ca/article/raconter-autrement/

 

Références

Bouchard, Hervé, Numéro six. Passages du numéro six dans le hockey mineur, dans les catégories atome, moustique, pee-wee, bantam et midget; avec aussi quelques petites aventures s’y rattachant, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 80, 2014, 170 p.

Melançon, Benoît, Langue de puck. Abécédaire du hockey, Montréal, Del Busso éditeur, 2014, 128 p. Préface de Jean Dion. Illustrations de Julien Del Busso.

Langue de puck. Abécédaire du hockey (Del Busso éditeur, 2014), couverture

Avoir été Expositif

Jonah Keri, Up, Up, & Away, 2014, couverture

«Montreal prides itself on being distinct,
and the Expos were certainly distinct.»

Comme tout être humain normalement constitué, le printemps venu, l’Oreille tendue (re)commence à lire des livres sur le baseball.

Sur sa pile de lectures à faire, il y a, par exemple, The 34-Ton Bat de Steve Rushin. L’autre jour, c’était Up, Up, & Away, l’ouvrage qu’a consacré Jonah Keri aux Expos de Montréal (1969-2004).

Keri propose, tambour battant, une histoire des Expos, entrecoupée de souvenirs, d’évaluations des forces et des faiblesses de l’équipe au fil des ans, et de réflexions sur les causes de la disparition (temporaire ?) du baseball professionnel à Montréal. Il a lu ce qu’il fallait lire et interviewé qui il fallait interviewer.

L’histoire du club tourne autour d’un certain nombre de figures : le maire Jean Drapeau, qui a convaincu la Ligue nationale de baseball d’accorder une équipe à sa ville, alors que rien n’était prêt pour l’accueillir; Charles Bronfman, le premier propriétaire de l’équipe, qui sortira fort marri de son expérience; des entraîneurs — Dick Williams, Jim Fanning, Felipe Alou — et des joueurs, parmi lesquels les vedettes du club, Rusty Staub, Gary Carter, Andre Dawson, Steve Rogers, Pedro Martinez, Vladimir Guerrero. L’auteur a manifestement un faible pour Tim Raines : non seulement il explique, force statistiques à l’appui, pourquoi Raines devrait être nommé au Temple de la renommée du baseball, avec les plus grands de son sport (p. 262-264), mais il se fait photographier, sur le deuxième rabat, avec le maillot numéro 30 de Raines. Si Keri consacre plusieurs pages aux grands de l’équipe montréalaise, il fait revivre aussi les sans-grades, Pepe Frias, Tommy Hutton, Mike Lansing, ces joueurs «moyens» auxquels Gilles Marcotte a consacré une nouvelle en 1999. Il a aussi ses têtes de Turc, notamment Maury Wills, Bryn Smith et Rodney Scott.

Il a commencé à vraiment s’intéresser au baseball à l’adolescence, durant les années 1980. S’il n’a pas connu le stade du parc Jarry, le premier «domicile» des Expos, il a beaucoup fréquenté celui du parc Olympique, où il a vu sa première partie en 1982. Up, Up, & Away est aussi le récit de matchs vus et discutés avec une bande d’amis, amateurs comme lui, les Maple Ridge Boys (en l’honneur de Larry Walker), et l’évocation de joueurs chéris (Pascual Perez, Bill Sampen [!]), de matchs interminables (22 manches) et de jeux spectaculaires, tel le monstrueux coup de circuit de Darryl Strawberry, des Mets de New York, pour lancer la saison 1988 (You Don’t Forget Homers Like That, suivant le titre du livre de Danny Gallagher).

Montréalais, Keri ne peut qu’être sensible au portrait sociolinguistique de sa ville. Sur ce plan, il n’y a aucun reproche à lui faire : cet anglophone sait décrire avec justesse le milieu dans lequel les Expos sont nés puis ont disparu. Il propose même un encadré intitulé «Baseball en français», correctement fait (p. 56-59).

À plusieurs reprises, il essaie de comprendre pourquoi les Expos ne sont jamais parvenus aux plus grands honneurs, par exemple aux Séries mondiales. Pour ce faire, il a recours à toutes sortes de chiffres, mais il lui arrive aussi d’insister sur des carences «historiques» des Expos. La principale ? L’incapacité du club à trouver un joueur de deuxième but de qualité pendant presque toute son histoire, du moins jusqu’à l’arrivée de Delino DeShields.

Si cette absence peut expliquer (partiellement) celle de championnat, elle ne suffit évidemment pas à faire comprendre pourquoi les Expos, depuis dix ans, n’existent plus. Keri voit trois causes principales au déménagement de l’équipe à Washington, sous le nom de Nationals. La transformation des contrats de diffusion médiatique au cours des années 1980 aurait favorisé indûment l’autre équipe canadienne, les Blue Jays de Toronto, puis, dans les années 1990, la faiblesse des revenus médiatiques montréalais aurait limité les ressources budgétaires des Expos. Le parc Olympique avec ses problèmes de structure et de toit («the piece of crap finally opened», p. 239), en plus d’être éloigné du centre-ville, aurait nui à la popularité de l’équipe auprès des milieux d’affaires. Le refus des propriétaires successifs à partir des années 1990 d’investir dans le développement du club l’aurait empêché d’embaucher le joueur (ou les joueurs) qui aurai(en)t pu faire la différence; la peur du risque («obsession with risk avoidance», p. 245) les aurait paralysés. Sur cette triple base, le jugement est sans appel : «In the league’s eye, Montreal had failed baseball. The cold, hard truth was that for the most part, this was absolutely right» (p. 377). Montréal aurait laissé tomber les Expos. On peut le constater : Keri accorde plus d’importance aux facteurs structurels qu’aux questions de personnes. Ceux qui aiment détester Claude Brochu, Jeffrey Loria et David Samson, eux qui ont été les propriétaires de l’équipe à un moment ou à un autre, ne reconnaîtront pas un frère d’armes en l’auteur de Up, Up, & Away (p. 343-345).

Quiconque a déjà été Expositif trouvera matière à réminiscences et à réflexions dans l’ouvrage de Jonah Keri, notamment dans les nombreuses caricatures d’Aislin qui illustrent le livre. En revanche, il sera difficile aux lecteurs d’imaginer un retour du baseball à Montréal, les mêmes causes étant généralement suivies des mêmes effets.

P.-S. — S’agissant de Vladimir Guerrero, l’entraîneur Felipe Alou, à son habitude, avait vu juste : «Leave. Him. Alone» (p. 358). Cela a donné une grande carrière, et beaucoup d’émotions fortes.

P.-P.-S. — L’Oreille tendue ne serait pas qui elle est si elle ne trouvait pas à redire de-ci, de-là en matière de langue. Si Rusty Staub était surnommé «Le Grand Orange», c’est parce qu’il était un homme; il n’y avait pas d’autre possibilité (p. 33). Il existe un équivalent français pour squeeze : amorti-suicide (p. 57). Champ étant masculin, il faut écrire champ droit (p. 58). L’expression «belle/laide» existerait en France (p. 63) ? Non. Dans «Régis Trudeau et Associes» (p. 105), il y a un accent de trop («Régis») ou il en manque un («Associés» au lieu d’«Associes»). Ce sont des peccadilles.

 

Références

Gallagher, Danny, You Don’t Forget Homers Like That. Memories of Strawberry, Cosby and the Expos, Toronto, Scoop Press, 1997, 167 p.

Keri, Jonah, Up, Up, & Away. The Kid, The Hawk, Rock, Vladi, Pedro, Le Grand Orange, Youppi !, The Crazy Business of Baseball, & the Ill-fated but Unforgettable Montreal Expos, Toronto, Random House Canada, 2014, 408 p. Ill.

Marcotte, Gilles, «Un joueur moyen», dans la Mort de Maurice Duplessis et autres récits, Montréal, Boréal, 1999, p. 59-64.

Rushin, Steve, The 34-Ton Bat. The Story of Baseball as Told Through Bobbleheads, Cracker Jacks, Jockstraps, Eye Black, and 375 Other Strange and Unforgettable Objects, New York, Boston et Londres, Little, Brown and Company, 2013, 343 p. Ill.

Guy Lafleur, gourou

Yves Tremblay, Guy Lafleur. L’homme qui a soulevé nos passions, 2013, couverture

Guy Lafleur, l’ancien joueur des Canadiens de Montréal — c’est du hockey —, a fait couler beaucoup d’encre. Biographes, journalistes, paroliers, dramaturges, romanciers, poètes, nouvellistes ont écrit sur lui. L’Oreille tendue elle-même ne s’est pas gênée pour parler du «Démon blond»; voir ici et .

L’automne 2013 a donné lieu à deux nouvelles publications : Guy Lafleur. La légende, de Pierre-Yvon Pelletier, que l’Oreille n’a pas encore lu, et Guy Lafleur. L’homme qui a soulevé nos passions, d’Yves Tremblay.

L’amateur de hockey n’apprendra pas grand-chose dans le livre de Tremblay, cette hagiographie rédigée par un ami de Guy Lafleur — ami qui emploie Lafleur comme porte-parole publicitaire.

L’ouvrage brosse un portrait de Lafleur en apôtre de la pensée «positive». Lafleur aurait traversé des difficultés hors de la glace — aucune n’est décrite dans l’ouvrage, alors que les journaux ont beaucoup parlé des épreuves familiales que le mari et le père a traversées au fil des ans —, mais il s’en serait sorti grâce à son attitude. En résumé :

Plus que des souvenirs, ce livre intemporel et unique, autorisé par Guy Lafleur, deviendra une source de motivation pour tous, jeunes et moins jeunes (quatrième de couverture);

Vingt-cinq ans après ce retour tant médiatisé de la superstar, Yves [l’auteur parle alors de lui-même à la troisième personne du singulier] se rappelle cette expérience de vie et, avec le recul, il constate pour la première fois que parmi tous ceux qu’il a côtoyés, la vie professionnelle de Guy Lafleur, devenu lui-même une pure légende, est une application «vivante» et «positive», et le modèle par excellence des principes des plus grands théoriciens de l’épanouissement personnel et du succès, tels que Napoleon Hill, Anthony Robbins, Jack Canfield, Dale Carnegie, Joseph Murphy et compagnie (p. 208).

Guy Lafleur et la croissance personnelle : même combat.

 

Références

Pelletier, Pierre-Yvon, Guy Lafleur, la légende. L’album photo du démon blond, Montréal, Editions de l’Homme, 2013, 206 p. Ill.

Tremblay, Yves, Guy Lafleur. L’homme qui a soulevé nos passions, Brossard, Un monde différent, 2013, 208 p. Ill. Préface de Guy Lafleur.