Deux Ferron pour le prix d’un

Jacques Ferron, Contes, éd. de 1993, couverture

Une oreille tendue et un zeugme.

«On le vit donc reparaître, le vieil Ulysse, dans le quartier des Sirènes, attaché à son mât de misaine dont le cacatois, gonflé par les vents accumulés durant quinze ans à Ithaque Corner, lui montait dans la tête, naviguant au milieu de la chaussée mal famée, l’oreille tendue vers les persiennes muettes d’où s’échappait naguère la mélopée française et érotique.»

Jacques Ferron, «Les Sirènes», dans Contes, Montréal, Bibliothèque québécoise, 1993, 298 p., p. 149. Édition intégrale. Présentation de Victor-Lévy Beaulieu.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Les notes de monsieur Marcotte

Portrait de Gilles Marcotte

 

«Et vive l’érudition !…»
Littérature et circonstances, p. 345 n. 39

L’Oreille tendue a récemment rédigé une notice biobibliographique sur son ancien professeur, collègue et commensal Gilles Marcotte (1925-2015). Elle a alors relu quelques-uns des textes de cet «accompagnateur» de la littérature québécoise (mais pas que).

Elle connaissait déjà plusieurs traits de son style : adresses au lecteur («comme vous et moi»), doublées d’un «nous» de connivence («Nous le demanderons à Bérénice Einberg»), usage de la première personne («Je préparais un examen de littérature canadienne-française»), recours à l’italique (dans le Libraire, de Gérard Bessette, «Jodoin ne voulait rien savoir»), usage de l’ironie («On ne recrute pas un tigre et un lion […] sans s’attirer quelques ennuis»), présence épisodique de l’anglais («good news is bad news»).

(Les citations qui précèdent sont toutes tirées d’Une littérature qui se fait et du Roman à l’imparfait.)

Elle avait cependant été trop peu sensible à sa manière d’utiliser les notes.

Une littérature qui se fait paraît en 1962. Dans la réédition de 1994, Gilles Marcotte ne se permet qu’une nouvelle note, d’autodérision, s’agissant de l’édition, qu’il croyait définitive, des poèmes d’Émile Nelligan : «Prophétie imprudente…» (p. 127 n. 1)

Parmi les cinq romanciers auxquels s’attache principalement Marcotte dans le Roman à l’imparfait (1976), il y a Gérard Bessette. Marcotte préfère le Bessette romancier au Bessette critique. Ce dernier s’en prend au réalisme d’un rêve décrit par Victor-Lévy Beaulieu ? «Le rêve doit-il donc être soumis aux contraintes de l’exactitude anatomique ?…» (p. 22 n. 6) Il est insatisfait d’un autre passage du même VLB ? «Pourquoi Beaulieu n’a-t-il pas écrit un roman de Bessette ?» (p. 33 n. 22)

À côté de ces notes ironiques, on en trouve une où Lautréamont parle pour l’auteur — et c’est une splendeur : «Les rapports — d’emprunt, de transformation, et cetera — entre l’œuvre de [Réjean] Ducharme et le texte lautréamontien sont si nombreux et si complexes qu’il ne saurait être question de les inventorier ici : “allez-y voir vous-même, si vous ne voulez pas me croire” (Lautréamont, op. cit., p. 365)» (p. 63 n. 6). En effet, ces «rapports» ne seront pas «inventoriés» tout de suite; ils ne le seront que dans un article de 1990.

Une note du Roman à l’imparfait contient une mauvaise blague (p. 163 n. 28). Une autre permet d’être plus sévère en bas de page que dans le corps du texte, sur Marie-Claire Blais (p. 114). Deux notes de la page 155, au sujet de Jacques Godbout, sont inattendues : «La réalité, la vérité, sont dans les cuisses» (n. 23); «Les cuisses, Dieu, la vérité : étonnante salade…» (n. 24)

Restent les notes où on dit ce qu’on ne fera pas : «La psychanalyse aurait évidemment beaucoup à dire là-dessus…» (p. 77 n. 27) et celles où on se demande si on fera ce qu’on est en train de faire : «Faut-il faire observer que cette description du roman traditionnel pousse à la caricature les traits qui le constituent ?» (p. 177 n. 8)

Qu’en est-il des autres livres de Gilles Marcotte, étant entendu que les notes bibliographiques ont été laissées de côté, de même que celles qui ne contiennent qu’une citation ou que de l’information ? On trouvera ci-dessous quelques remarques non exhaustives.

Des ouvrages critiques en sont dépourvus, par exemple la Prose de Rimbaud (1983). Dans le cas de La littérature est inutile (2009), c’est plus radical :

L’auteur s’est permis de faire des changements, mineurs ou (plus rarement) assez importants, dans les textes ici reproduits. Il a également supprimé les notes de bas de page. Les lecteurs exigeants pourront les retrouver dans les périodiques et ouvrages dont ils sont extraits (p. 227).

Serons-nous des «lecteurs exigeants» ?

Dans les livres où il y en a, une note peut contenir son potentiel de polémique. Dans le Temps des poètes (1969), dans le corps du texte, Marcotte parle de «poésie canadienne-française» (p. 30). En note, il s’explique — façon de parler : «Ou québécoise, comme on voudra. Je note cependant que ce dernier adjectif prête à confusion, pour les deux raisons que voici : 1) il existe une ville appelée Québec; 2) il existe au Québec des écrivains de langue anglaise» (p. 33 n. 29).

En 1989, Littérature et circonstance regroupe 25 «études». Les notes sont nombreuses; elles font 16 pages en fin de volume. Retenons-en deux : «Un siècle [après Crémazie], Yves Berger parlera de la “bourgeoisie québécoise” comme de “la plus bête du monde”. Conservons quelques doutes. La concurrence internationale , dans la bêtise, est assez vive» (p. 333 n. 3); «Ainsi presque tous les romans de Jacques Ferron sont, en partie du moins, des romans à clés. Il n’est peut-être pas important de connaître les portes qu’ouvrent ces clés; il est utile de savoir que l’auteur aime s’amuser avec des clés» (p. 344 n. 2). On signalera itou, dans le recueil, la récurrence des formules comme «On se souvient que» (p. 339 n. 15, p. 341 n. 11), «bien sûr» (p. 343 n. 2, p. 347 n. 4) ou «On aura reconnu» (p. 345 n. 32).

S’agissant de Rimbaud, en 1993, on frôle le même pédantisme professoral : «On sait que le personnage principal de ce roman [Dévadé, de Réjean Ducharme] porte le nom de Bottom» (p. 103 n. 23). Le sait-on vraiment ? S’en souvient-on ? Est-ce bien sûr ? L’avez-vous reconnu ?

Le recueil l’Amateur de musique (1992) ne contient qu’une note, dans laquelle l’amateur de musique se tâte : dans son Journal 1981-1984, Julien Green a-t-il fait une faute ? «Mais je ne suis pas sûr… Je lis donc le texte tel qu’il est imprimé» (p. 153 n.).

Dans le Lecteur de poèmes (2000), l’auteur offre une utile mise en garde : «Qu’on ne lise pas ici un jugement négatif sur la critique universitaire» (p. 86 n. 5). (Merci.)

Les deux seules notes de la Petite anthologie péremptoire de la littérature québécoise (2006) nuancent un propos («Soyons honnête», p. 10 n. 1) et rappellent la perspective du livre (p. 35 n. 2).

En août 1996, Gilles Marcotte publiait dans le magazine l’Actualité une lettre à sa cousine. Il y évoquait les «tremendous footnotes» de l’ouvrage d’un de ses jeunes collègues. Lui, il n’allait jamais jusque-là, mais il faut néanmoins lire les siennes.

P.-S.—Oui, Gilles Marcotte aime beaucoup les points de suspension.

P.-P.-S.—Non, l’Oreille n’a pas relu tous les écrits de Marcotte pour rédiger ceci.

P.-P.-P.-S.—Oui, elle aime beaucoup les notes de Marcotte, mais sa favorite est de quelqu’un d’autre.

P.-P.-P.-P.-S.—Oui, ce «jeune collègue», c’était l’Oreille.

 

Références

Larose, Jean, Gilles Marcotte et Dominique Noguez, Rimbaud, Montréal, Hurtubise HMH, coll. «L’atelier des modernes», 1993, 144 p.

Marcotte, Gilles, le Temps des poètes. Description critique de la poésie actuelle au Canada français, Montréal, HMH, 1969, 247 p.

Marcotte, Gilles, le Roman à l’imparfait. Essais sur le roman québécois d’aujourd’hui, Montréal, La Presse, coll. «Échanges», 1976, 194 p. Nouvelle édition revue et corrigée : le Roman à l’imparfait. La «révolution tranquille» du roman québécois. Essais, Montréal, L’Hexagone, coll. «Typo», 32, 1989, 257 p.

Marcotte, Gilles, la Prose de Rimbaud, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1983, 163 p. Rééd. : Montréal, Boréal, 1989, 196 p.

Marcotte, Gilles, Littérature et circonstances. Essais, Montréal, L’Hexagone, coll. «Essais littéraires», 4, 1989, 350 p.

Marcotte, Gilles, «Réjean Ducharme lecteur de Lautréamont», Études françaises, 26, 1, printemps 1990, p. 87-127. https://doi.org/10.7202/035806ar

Marcotte, Gilles, l’Amateur de musique, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1992, 238 p.

Marcotte, Gilles, Une littérature qui se fait. Essais critiques sur la littérature canadienne-française, Montréal, Bibliothèque québécoise, 1994, 338 p. Présentation de Jean Larose. Édition originale : 1962.

Marcotte, Gilles, «Lettre à ma cousine», l’Actualité, 21, 12, 1er août 1996, p. 77-78.

Marcotte, Gilles, le Lecteur de poèmes précédé de Autobiographie d’un non-poète, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 2000, 210 p.

Marcotte, Gilles, Petite anthologie péremptoire de la littérature québécoise, Montréal, Fides, coll. «Les grandes conférences», 2006, 42 p.

Marcotte, Gilles, La littérature est inutile. Exercices de lecture, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 2009, 233 p.

Les zeugmes du dimanche matin et de Joseph-Charles Taché

Joseph-Charles Taché, Forestiers et voyageurs, éd. de 2014, couverture

«Au plus fort de la tempête et de ma douleur, je fis un vœu […]» (p. 136).

«Un voyageur ne peut pas porter son sac et le chagrin tout à la fois» (p. 138).

Joseph-Charles Taché, Forestiers et voyageurs. Mœurs et légendes canadiennes, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact classique», 137, 2014, 267 p. Texte conforme à l’édition de 1884, avec une postface, une chronologie et une bibliographie de Michel Biron. Édition originale : 2002.

 

P.-S.—Vous croyez reconnaître le Kramer de la série télévisée Seinfeld sur la couverture ci-dessus ? Le fils cadet de l’Oreille tendue est d’accord avec vous.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Du camp(e)

Joseph-Charles Taché, Forestiers et voyageurs, éd. de 2014, couverture

En 1863, Joseph-Charles Taché publie, dans les Soirées canadiennes, Forestiers et voyageurs. Études de mœurs. Le texte sera repris en livre en 1884.

Dans une note du premier chapitre, «La montée aux chantiers», il écrit ceci : «On appelle camp (le p se prononce ici), dans le langage des forestiers et des voyageurs canadiens, l’habitation, toujours plus ou moins temporaire, qu’on élève dans le bois. La signification s’étend aussi aux dépendances du logement, s’il en existe, et, par extension figurée, au personnel qui l’habite» (éd. de 2014, p. 26 n. 3). Le chapitre suivant, «Le camp d’un chantier», est consacré à la description d’un de ces camps.

Le dictionnaire numérique Usito donne une définition semblable : «Habitation rustique, traditionnellement en bois rond, construite en forêt et aménagée sommairement.» Cet aménagement sommaire rapproche le camp de la cabane et le distingue du chalet. Rien n’est dit de la prononciation du mot.

Ni Taché ni Usito n’indique que l’emploi de camp, prononcé campe, paraît plus fréquent dans les régions du Québec qu’à Montréal.

Exemple rimouskois : un poème de Marie-Hélène Voyer dans Expo habitat (2018) s’intitule «Le campe» (p. 19).

Exemples saguenéens :

«Le chalet est modeste. C’est un campe — le mot convient mieux — d’environ seize pieds par vingt, peut-être moins. Il y a une chambre à coucher et une pièce qui sert de cuisine, aménagée autour du poêle à bois, avec un coin salon. Pas d’électricité. Pas d’eau courante. Pas de toilettes non plus. Pour les besoins, c’est dehors. Pour l’eau, c’est dans la rivière en hiver ou la source en été. Pour l’éclairage, les chandelles. […] Bref, un chalet dont les murs ne sont pas isolés. Idéal sur trois saisons mais pas habitable en hiver» (Mon frère Paul, p. 128);

«La police voulait pas que les jeunes construisent des campes dans le bois, mais tout le monde s’en sacrait. Impossible de marcher plus qu’une heure dans le bois sans tomber sur un campe. Tous les flots de Chicoutimi pis de Chicoutimi-Nord s’en bâtissaient un pour passer leurs fins de semaine dedans. C’était comme les chalets de nos parents sur les monts Valin mais en plus le fun pis en moins beau. Les parents pis la police aimaient pas ça, ces histoires de campes là. Y avait rien de bon pour les jeunes dans ces places-là. C’était rien que de la boisson, de la drogue pis du sexe» (la Déesse des mouches à feu, p. 67).

À votre service.

P.-S.—Vous croyez reconnaître le Kramer de la série télévisée Seinfeld sur la couverture ci-dessus ? Le fils cadet de l’Oreille tendue est d’accord avec vous.

 

Références

Pettersen, Geneviève, la Déesse des mouches à feu. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 2014, 203 p.

Taché, Joseph-Charles, Forestiers et voyageurs. Mœurs et légendes canadiennes, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact classique», 137, 2014, 267 p. Texte conforme à l’édition de 1884, avec une postface, une chronologie et une bibliographie de Michel Biron. Édition originale : 2002.

Villeneuve, Marité, Mon frère Paul. Roman, Montréal, Del Busso éditeur, 2020, 382 p.

Voyer, Marie-Hélène, Expo habitat, Chicoutimi, La Peuplade, coll. «Poésie», 2018, 157 p.

Le zeugme du dimanche matin et de Jacques Ferron

Jacques Ferron, Contes. Édition intégrale. Contes anglais. Contes du pays incertain. Contes inédits, éd. de 1976, couverture

«La campagne qui se glissait par les brèches avec des vaches, des cochons, des poules, des légumes et des arbres jusqu’au cœur de la cité, peu à peu reflua, remportant ses animaux, le bon air et la joie. Les maisons soudées l’une à l’autre, tout en continuant leur rôle d’habitation, servent désormais de murailles. Les brèches sont réparées. Plus de fuite, plus d’espace : la ville est bien cimentée

Jacques Ferron, «Suite à Martine» (1948), dans Contes. Édition intégrale. Contes anglais. Contes du pays incertain. Contes inédits, Montréal, HMH, coll. «L’arbre», 1976 (1968), p. 125. Cité dans Marie-Hélène Voyer, l’Habitude des ruines. Le sacre de l’oubli et de la laideur au Québec, Montréal, Lux éditeur, 2021, p. 175.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)