Le mépris de Bell

I.

Bell est un des géants des télécommunications au Canada. On ne s’étonnera pas que l’entreprise multiplie les campagnes publicitaires : la compétition est féroce dans ce secteur de l’économie.

Dans un de ses plus récents messages télévisés, une femme interroge une de ses amies au sujet d’un groupe d’hommes enfermés dans le garage de celle-ci : «Ça leur dérange pas […] ?»

La faute est grossière : déranger est un verbe transitif direct (Ça les dérange pas […] ?).

On pourrait penser qu’il s’agit d’une faute involontaire.

Quand on compare cette publicité à d’autres de Bell, certaines commentées par l’Oreille tendue, une autre par le chroniqueur Pierre Foglia dans la Presse, on est plutôt porté à penser qu’il s’agit d’un choix délibéré des concepteurs de ses publicités : mal parler pour vendre.

II.

Sur un plan différent, on notera que ce message télévisé peint, une fois de plus, les hommes québécois comme de joviales andouilles.

Ils s’enferment dans un garage pour regarder un match de hockey et tonitruer quand leur équipe marque un but. Leur décor ? Fauteuils, tête d’animal empaillée au mur, vélos, moto. La maîtresse de maison explique à son interlocutrice, celle qui dit «leur dérange», que ce lieu serait, selon ses occupants, le «temple de la testostérone».

Il y avait les hommes des cavernes. Il y a maintenant les Québécois des garages.

III.

La femme qui pose la question est Noire. Elle parle mal. Elle est donc parfaitement intégrée à la société québécoise.

IV.

Cela s’appelle du mépris.

 

[Complément du 26 octobre 2013]

Le commentateur Pierre Foglia, dans la Presse du jour, partage la position de l’Oreille tendue sur cette nouvelle publicité.

 

[Complément du 19 mai 2014]

On recommence à rediffuser cette publicité. Si les oreilles de l’Oreille ne la trompent pas, la faute a été corrigée. Merci.

La clinique des phrases (a)

La clinique des phrases, logo, 2020, Charles Malo Melançon

(À l’occasion, tout à fait bénévolement, l’Oreille tendue essaie de soigner des phrases malades. C’est cela, la «Clinique des phrases».)

Soit les phrases suivantes :

Réalisé par Guy Beaulne, en avril 1954, ce radiothéâtre est donné en reprise dans une réalisation de Madeleine Gérôme, en décembre 1965. Son originalité tient à l’inventivité de l’argumentation et du style, à l’humour qu’on y trouve, mais plus encore à la satire qui caractérise l’écriture de ce radiothéâtre.

C’est une évidence : elles ne sont pas en santé. Comment les soigner ? Est-il possible de leur redonner vie ?

On peut d’emblée enlever un bout de phrase répétitif : «qui caractérise l’écriture de ce radiothéâtre». On sait qu’il s’agit d’un radiothéâtre; voir la première phrase. On sait qu’il s’agit de caractériser une écriture : c’est le but de la deuxième phrase.

Nous avons :

Réalisé par Guy Beaulne, en avril 1954, ce radiothéâtre est donné en reprise dans une réalisation de Madeleine Gérôme, en décembre 1965. Son originalité tient à l’inventivité de l’argumentation et du style, à l’humour qu’on y trouve, mais plus encore à la satire.

On peut faire mieux : pourquoi dire qu’on «trouve» dans ce radiothéâtre de l’«humour», alors que l’on trouve de l’«humour», de l’«inventivité» et de la «satire» ?

Coupons encore :

Réalisé par Guy Beaulne, en avril 1954, ce radiothéâtre est donné en reprise dans une réalisation de Madeleine Gérôme, en décembre 1965. Son originalité tient à l’inventivité de l’argumentation et du style, à l’humour, mais plus encore à la satire.

L’Oreille tendue aime bien la virgule, mais il y en a deux, dans la première phrase, qui ne lui paraissent pas indispensables. Ouste :

Réalisé par Guy Beaulne en avril 1954, ce radiothéâtre est donné en reprise dans une réalisation de Madeleine Gérôme en décembre 1965. Son originalité tient à l’inventivité de l’argumentation et du style, à l’humour, mais plus encore à la satire.

Vous ne vous sentez pas mieux ?

À votre service.

Les dix commandements

L’Oreille tendue enseigne, et notamment aux nouveaux doctorants en littératures de langue française de l’Université de Montréal.

Ci-dessous, les dix commandements — qui sont évidemment trente trente-sept quarante-deux quarante-six cinquante et un cinquante-cinq — qu’elle remet (parfois) à ces étudiants. D’aucuns la trouveront obsédée par la correction typographique et par la méfiance envers quelques mots et expressions (à partir du quatorzième commandement); elle ne s’en défendra pas.

I. De la normalisation sans cesse tu t’assureras.

II. Jamais le souligné et l’italique tu ne mêleras; l’un ou l’autre tu choisiras.

III. Jamais de double espace tu ne taperas.

IV. À l’intérieur des guillemets l’appel de note tu placeras.

V. Aux citations en retrait (celles de plus de cinq lignes) de guillemets jamais tu ne mettras.

VI. Des références précises toujours tu donneras.

VII. En cas de doute, le Girodet (Dictionnaire Bordas des pièges et difficultés de la langue française, Paris, Bordas, coll. «Les référents», 2001, 896 p.), le Malo (Guide de la communication écrite au cégep, à l’université et en entreprise, Montréal, Québec/Amérique, 1996, 322 p.) ou le Petit Robert tu consulteras.

VIII. La pagination tu feras.

IX. Dans les notes, le prénom des auteurs avant leur nom tu mettras.

X. Plusieurs fois tu te reliras.

XI. De l’espace tu laisseras en élargissant les marges et en utilisant l’interligne double.

XII. Une seule sorte de guillemets tu emploieras.

XIII. Dans ta bibliographie finale, seuls les textes cités tu mettras (et non tous les titres consultés).

XIV. Du verbe être tu n’auras pas peur.

XV. Du verbe avoir tu n’auras pas peur non plus.

XVI. L’expression suite à jamais tu n’utiliseras, car elle est du langage commercial; à la suite de tu préféreras.

XVII. Dans les titres de noblesse (le marquis de Sade, la duchesse du Maine) jamais la majuscule initiale tu ne mettras.

XVIII. S’attarder et s’attacher tu ne confondras pas, car le premier veut dire se mettre en retard ou ne pas avancer, ne pas progresser normalement.

XIX. Démontrer (qui est prouver) et montrer (qui est faire voir) tu ne confondras pas non plus.

XX. De la majuscule tu useras avec parcimonie et, dans le doute, tu t’abstiendras.

XXI. Donc et les autres mots de transition tu emploieras le moins possible.

XXII. Les siècles toujours en chiffres romains tu écriras (XVIIIe siècle, etc.).

XXIII. Aucune phrase tu ne commenceras par Mais (sauf sur le mode interrogatif), Car (c’est un crime), Et.

XXIV. Jamais tu n’oublieras que le mot niveau n’est approprié que là où il y a une hiérarchie. Tu te rabattras au besoin sur en cette matière ou sur ce plan.

XXV. Le verbe se vouloir de ton vocabulaire tu chasseras.

XXVI. De l’usage abusif de certain et de sembler tu te méfieras.

XXVII. Dans comme étant, tu te souviendras qu’étant est inutile.

XXVIII. Dans de par, tu n’oublieras pas que de est inutile.

XXIX. Pour ne pas mettre ta vie en péril, tu ne confondras pas problème et problématique.

XXX. Pas plus que mourir et décéder.

XXXI. Les accents tu mettras aux majuscules.

XXXII. Sauf quand il te plaira de déclamer, tu ne mettras l’emphase sur rien.

XXXIII. Mettre à jour (actualiser) et mettre au jour (dévoiler, révéler, faire apparaître) tu ne confondras pas.

XXXIV. Décennie (dix ans) et décade (dix jours) tu ne confondras pas plus.

XXXV. De mettre automatiquement et systématiquement une virgule après la conjonction or tu t’abstiendras.

XXXVI. Toutes les fois que tu voudras mettre une virgule avant et, tu te demanderas si c’est bien nécessaire. (Ce ne l’est que dans des cas très précis.)

XXXVII. Jamais tu n’oublieras que le mot Mémoires, quand il désigne une forme d’écriture autobiographique, prend la majuscule initiale et qu’il est du genre masculin.

XXXVIII. Voire même et et voire même tu flusheras à tout jamais de ton vocabulaire.

XXXIX. Que faire est généralement suffisant et que faire en sorte est très souvent inutile, et voire même fautif, tu ne perdras pas de vue.

XL. Si tu souhaites connaître tes descendants, tu ne mettras jamais à ou en devant quelque part.

XLI. Jamais tu ne diras ni n’écriras Comme X le dit quelque part; toujours tu préciseras où X a dit ce qu’il a dit.

XLII. Que le verbe attester est transitif direct et qu’il n’est pas suivi de de tu te répéteras quotidiennement.

XLIII. Pour ne pas confondre surprendre et étonner, toujours tu te souviendras de la femme d’Émile Littré. Elle tombe, dit-on, sur son mari en train de connaître bibliquement leur bonne. «Je suis surprise», dit-elle. «Non», répond-il. «Je suis surpris. Vous êtes étonnée.»

XLIV. Des faux futurs de l’indicatif tu te méfieras. Tu éviteras les phrases comme Aristophane dira la même chose dans sa pièce, sauf si tu as commencé à écrire avant Aristophane.

XLV. De répéter les prépositions tu te feras une règle, dans tes devoirs, dans tes articles et dans ta thèse (pas dans tes devoirs, tes articles et ta thèse).

XLVI. Au grand jamais tu ne découperas une phrase que tu trouves trop longue pour faire commencer la suivante par Ce qui. À Cela (et pas à Ceci) tu auras recours.

XLVII. Quand, sous ta plume, viendra le verbe effectuer, tu effectueras une correction. Tu l’enlèveras.

XLVIII. Toutes les fois que tu écriras D’autre part, tu t’assureras que D’une part le précède, et pas trop loin. Bref, tu penseras à ton lecteur.

XLIX. Dans les soirées mondaines, histoire d’impressionner les hôtes, subtilement tu glisseras que sans que ne demande pas le ne explétif. Ça en jettera. Ou pas.

L. Si tu y tiens, tu diras de quoi il retourne. Que tu y tiennes ou pas, tu ne diras pas de quoi il en retourne.

LI. Jamais tu n’écriras en cette époque particulièrement troublée, toutes les époques étant évidemment troublées.

LII. Tu ne perdras pas de vue que qui met digital à la place de numérique se met le doigt dans l’œil.

LIII. Avec la plus grande retenue tu te serviras de la formule tout se passe comme si. C’est un tic.

LIV. De posture tu ne parleras que si cela concerne l’ergonomie de ton espace de travail.

LV. Tu ne te prendras pas pour un autre : non, Balzac ne nous dit pas.

 

À ces commandements de l’Oreille tendue, on pourra en ajouter d’autres, suggérés par ses lecteurs.

Ne pas confondre «dénoter» et «détoner» (Martine Sonnet).

«Remplacer “ainsi que” par “et” n’est pas un péché et peut même alléger le texte» (@PimpetteDunoyer).

«Gare à l’abus du “entre autres”, souvent, une simple énumération suffit (bis).

«J’ajouterais un commandement sur “et ce”, dont on se passerait sans problème» (Mauriche).

«Jamais tu ne feras suivre le sujet de ta phrase par “en est un (une) qui” sous peine de terribles supplices» (@gpinsonm19).

«Jamais par “Depuis des siècles” ou “Depuis toujours” une dissertation tu ne commenceras» (La Taupe québecquoise de l’Oreille tendue).

Les gardiens, bis

Il y a un an (et quatre jours), l’Oreille tendue consacrait quelques lignes au métier de correcteur. Elle notait alors le fait qu’on trouve peu de textes sur cette figure de l’édition. Ces jours-ci, elle découvre un article de Sophie Brissaud sur cette espèce en voie de disparition, tout à la fois portrait psychologique, hommage, élégie et «grand appel au secours» (p. 38).

Qui est le correcteur ? Un «phénomène de foire» (p. 39), un «mammouth» (p. 39), un «buvard humain doté de caractéristiques psychologiques bizarres (folie de persécution, fatalisme, ironie désabusée, souci maniaque du détail)» (p. 40), un «éboueur» de l’édition» (p. 42). Être «un humble traqueur de coquilles» est «plus qu’un métier : c’est une névrose» (p. 39). En effet, le correcteur «est défini non par son savoir mais par sa psychologie» (p. 39). C’est dit : «Le vrai correcteur ne sait rien et doute de tout» (p. 40).

Sophie Brissaud évoque un «désastre» (p. 39), mais avec humour : «en tant que graphiste, j’aime aussi passionnément la belle typo, mais je veux qu’elle ait les sous-vêtements qu’elle mérite» (p. 42).

La situation de cette «corporation utile» (p. 42) ne s’est pas améliorée depuis 1998.

 

[Complément du 17 janvier 2012]

Si l’on en croit Morgan Bourven, la situation s’est même détériorée. Voir son article «À qui la faute ?».

 

Références

Bourven, Morgan, «À qui la faute ?», Que choisir, 499, janvier 2012, p. 42-44. https://www.aproposdecriture.com/wp-content/uploads/2014/06/que.choisir.janv_.2012.pdf

Brissaud, Sophie, «La lecture angoissée ou la mort du correcteur», Cahiers GUTenberg, 31, 1998, p. 38-42. Suivi d’une «Réponse d’un amateur», Jacques André (p. 43-44). http://www.numdam.org/item/CG_1998___31_38_0/