De la Bretagne (et du Québec)

Jean Lecoulant et Ronan Calvez, En Bretagne ça se dit comme ça !, 2024, couverture

Plus tôt cette année, les éditions Le Robert lançaient, sous la direction de Médéric Gasquet-Cyrus, la collection «Ça se dit comme ça !» À ce jour, trois variétés du français hexagonal ont été abordées : à Marseille, dans le Nord et en Picardie, en Bretagne.

Allons voir du côté des Bretons.

Le livre est joli, sur du papier épais, avec de très nombreuses illustrations (dessins, cartes, photos). Les expressions propres à la Bretagne sont présentées de deux façons : par ordre alphabétique (de «ac’hi-ac’ha» [en bisbille] à «yec’hed mad» [bonne santé]») et par regroupements thématiques (oui, il y a deux pages sur les crêpes). S’ajoutent à cela un «Avant-propos» («Prêtons l’oreille à ce qui se dit et on aura du goût»), un index et une bibliographie. Les lecteurs sont interpelés à l’occasion.

Les auteurs, Jean Lecoulant et Ronan Calvez, sont constamment sensibles aux liens entre le «français standard», le breton et le gallo; c’est cela qui explique plusieurs particularités du «français régional» ou «local» de Bretagne. Ils donnent de nombreuses indications de prononciation et proposent des étymologies. Leur Bretagne n’est pas uniforme, mais plutôt faite de sous-régions.

Lu du Québec, l’ouvrage dépaysera souvent, mais pas toujours. Pour une oreille québécoise, en effet, quelques expressions ne posent aucun problème de compréhension : avoir de la misère (souffrir, avoir des difficultés, p. 14), chez nous (notre, p. 38), ramasser et serrer ses affaires (les ranger, p. 53), ce serait péché (ce serait dommage, p. 104), poquer (heurter, emboutir, p. 114), toujours (en tout cas, p. 128), trouver dur (avoir du mal, de la peine, p. 131), etc.

L’Oreille tendue a trouvé une expression qui la ravit en matière d’imbibition : «casser la soif» (p. 126). C’est adopté.

P.-S.—Déplorons une absence : l’entrée «menhir, dolmen» (p. 94-95) ne fait pas du tout allusion à Obélix.

 

[Complément du jour]

Au moment de mettre ceci en ligne, l’Oreille apprend la parution du quatrième volume de la collection… aujourd’hui : En Alsace ça se dit comme ça !

 

Références

Dawson, Alain et Liudmila Smirnova, Dans le Nord et la Picardie ça se dit comme ça !, Paris, Le Robert, coll. «Ça se dit comme ça !», 2024, 144 p. Ill.

Erhart, Pascale, En Alsace ça se dit comme ça !, Paris, Le Robert, coll. «Ça se dit comme ça !», », 2024, 144 p. Ill.

Gasquet-Cyrus, Médéric, À Marseille ça se dit comme ça !, Paris, Le Robert, coll. «Ça se dit comme ça !», », 2024, 144 p. Ill.

Lecoulant, Jean et Ronan Calvez, En Bretagne ça se dit comme ça !, Paris, Le Robert, coll. «Ça se dit comme ça !», », 2024, 143 p. Ill.

Classiques québécois, cuvée 2024

La Presse+, 5 octobre 2024, cahier Arts, premier écran, «Nos nouveaux classiques de la littérature»

Périodiquement, les médias s’interrogent sur les œuvres que l’on devrait considérer classiques. Pour ne prendre que deux exemples, le Devoir, en 2002, et la Presse, en 2009, s’étaient posé la question.

Rebelote dans la Presse+ du 5 octobre 2024. Quels sont les 25 «nouveaux classiques» de la littérature québécoise depuis 2000 ? Quel en serait le «canon» ?

Un panel de «37 personnes du milieu littéraire» a été sollicité pour la sélection des œuvres. Chacune de ces personnes devait proposer dix titres sans contrainte de genre. 158, dont plus de la moitié parus depuis dix ans, ont été jugés «admissibles». On trouvera la liste des 25 œuvres retenues ci-dessous.

L’intérêt et la limite de pareille entreprise sont qu’elle permet des discussions sans fin. Sur Twitter, Luc Jodoin se dit «plutôt d’accord» avec les choix, sauf pour la présence du roman le Poids de la neige (Christian Guay-Poliquin, 2016) et l’absence du roman Document 1 (François Blais, 2012). L’Oreille tendue ne voit pas l’intérêt d’inclure dans une liste de «classiques» un texte aussi inexistant sur le plan stylistique que Ru (Kim Thúy, 2009); elle lui aurait nettement préféré Dixie (William S. Messier, 2013). De même, on pourrait se demander pourquoi certains auteurs n’apparaissent pas dans la liste de la Presse+, alors qu’ils connaissent un important succès populaire ou critique : Hervé Bouchard, Serge Bouchard, Michael Delisle, Nicolas Dickner, Lise Tremblay, Michel Tremblay, etc.

Il est peut-être plus intéressant d’essayer de voir ce que révèle cette sélection de la nature supposée de la littérature québécoise en 2024.

Sur ce plan, la chose la plus frappante est la domination quasi totale du genre romanesque : sur les 25 œuvres retenues, 21 sont des romans. Il ne reste guère de place pour les autres genres : deux essais (de Martine Delvaux et de Marie-Hélène Voyer), un recueil de poésie (de Joséphine Bacon), une bande dessinée (de Michel Rabagliati), aucune pièce de théâtre (l’Orangeraie, de Larry Tramblay, est un roman adapté à la scène).

Une autrice anglophone, Heather O’Neill, apparaît, pour la traduction (2008) de son Lullabies for Little Criminals (2006), entourée de trois représentants des premières nations, Naomi Fontaine, Michel Jean et Joséphine Bacon. D’autres n’ont pas toujours vécu qu’au Québec : Éric Chacour, Caroline Dawson, Dany Laferrière, Kim Thúy. Les frontières de la littérature québécoise ne sont peut-être plus exactement ce qu’elles ont longtemps été. Presque tous les auteurs sont vivants et pourraient continuer à écrire. Ce qui n’a pas été possible pendant des siècles — devenir classique de son vivant — l’est désormais.

L’Oreille tendue a lu douze de ces 25 titres (et quatorze des 24 auteurs retenus). Le temps est peut-être venu d’aller en voir d’autres.

P.-S.—Sur les classiques, l’Oreille a récemment publié ceci.

 

[Complément du 9 octobre 2024]

Le palmarès de la Presse+ fera certainement couler beaucoup d’encre. Exemples :

Kemeid, Olivier, «Au-delà des arbres du roman, une forêt de genres littéraires», le Devoir, 9 octobre 2024, p. A8.

 

Liste

Le tiercé gagnant

Putain (Nelly Arcan, 2001)

La femme qui fuit (Anaïs Barbeau-Lavalette, 2015)

Là où je me terre (Caroline Dawson, 2020)

«La liste des dix» (ordre alphabétique de titres, qui sont… sept; ils s’ajoutent aux trois précédents)

Le Ciel de Bay City (Catherine Mavrikakis, 2008)

L’Énigme du retour (Dany Laferrière, 2009)

Il pleuvait des oiseaux (Jocelyne Saucier, 2011)

Kuessipan (Naomi Fontaine, 2011)

Kukum (Michel Jean, 2019)

Que notre joie demeure (Kevin Lambert, 2022)

Ru (Kim Thúy, 2009)

«Le tableau d’honneur» (ordre alphabétique de titres, qui sont quinze)

1984 (Éric Plamondon, trilogie, 2011, 2012, 2013; en un volume, 2016)

Au péril de la mer (Dominique Fortier, 2015)

La Ballade de Baby (Heather O’Neill, 2008)

Bâton à message / Tshissinuatshitakana (Joséphine Bacon, 2009)

Le Boys club (Martine Delvaux, 2019)

Ce que je sais de toi (Éric Chacour, 2023)

La Constellation du lynx (Louis Hamelin, 2010)

La Fiancée américaine (Éric Dupont, 2012)

L’Habitude des ruines (Marie-Hélène Voyer, 2021)

Mille secrets mille dangers (Alain Farah, 2021)

L’Orangeraie (Larry Tremblay, 2013)

Le Poids de la neige (Christian Guay-Poliquin, 2016)

Paul à Québec (Paul Rabagliati, 2009)

Une réunion près de la mer (Marie-Claire Blais, 2018)

Les Villes de papier (Dominique Fortier, 2018)

Éloge de l’éloge (du bug)

Marcello Vitali-Rosati, Éloge du bug, 2024, couverture

(Transparence, totale comme on dit à la Presse+ : à une époque pas trop lointaine, Marcello Vitali-Rosati et l’Oreille tendue étaient collègues; ils sont néanmoins restés amis.)

«le numérique est désormais devenu
notre espace principal de vie»

Marcello Vitali-Rosati n’aime pas les idées reçues en matière de numérique (mais pas que). Son Éloge du bug en déboulonne beaucoup.

On peut vivre sans téléphone intelligent (l’auteur, qui n’a pas que des qualités, parle de «smartphone»).

Le numérique, ce n’est pas du virtuel, mais du matériel, du concret : «la rhétorique de l’immatérialité n’est qu’une ruse qui permet de cacher la valeur et le sens réel des choses, pour qu’une minorité de personnes puisse finalement exploiter cette valeur». De plus, «la pensée et le sens émergent toujours de la matière».

À «l’impératif fonctionnel» («tout doit fonctionner»), on devrait préférer le «dysfonctionnement numérique» : «Et si nous privilégions le lent par rapport au rapide, le complexe par rapport au simple, le laborieux par rapport à l’intuitif ?»

Les GAFAM, par les «environnements limités» qu’ils «nous proposent», veulent notre bien. Ils sont d’ailleurs en train de l’obtenir. Il faut les critiquer : «L’hypothèse que je propose ici est que les bugs — et plus généralement toutes les formes de dysfonctionnement — seraient le point de départ parfait pour une analyse critique du discours des GAFAM et que l’on pourrait, à partir de cette analyse critique, esquisser des formes de résistance.»

Le capitalisme veut notre bien. Il l’a déjà.

Aucun logiciel n’est neutre : «le logiciel détermine justement à sa manière ce que l’on écrit». Les technologies «portent des valeurs».

Il n’y a pas que la productivité ou le progrès linéaire dans la vie.

La Covid devait changer le monde : «au lieu de déboucher sur une mise en question du système capitaliste, la crise de la Covid-19 a été un véritable catalyseur de ce système. Elle a permis une “amélioration” de la chaîne de production de la richesse.»

Ce que l’on donne à consommer n’est ni neutre ni naturel : «Ce phénomène peut être appelé “naturalisation” : une vision du monde, une opinion, une interprétation devient tellement courante et commune que nous finissons par oublier qu’elle est “une” vision du monde et non pas “le” monde en tant que tel.»

La «littératie numérique» n’est pas du tout maîtrisée par la majorité des usagers. Il faut la développer en insistant sur trois «principes» : «La conscience de la multiplicité des modèles»; «La recherche de complexité»; «La maîtrise de l’activité». L’intérêt d’un «outil cassé» est qu’il peut «être questionné». Il faut que «nous cessions d’être des utilisateurs ou des utilisatrices et que nous devenions des bidouilleurs et des bidouilleuses, des bricoleurs et des bricoleuses».

Au clinquant numérique, on peut opposer le libre, les communs, le low tech, ce qui n’est pas, bien au contraire, la voie de la facilité : «une définition précise des besoins demande des compétences approfondies». Pareil choix peut aller jusqu’au non-numérique : «Low tech peut être aussi synonyme d’aucune technologie : se déconnecter devient la meilleure décision.»

Contre la délégation, toujours choisir l’appropriation. Contre la domination, la liberté.

On peut donc lire Éloge du bug pour ses (contre-)propositions. On peut aussi le lire pour son répertoire culturel — Franz Kafka, Aladdin, Sergio Leone, Socrate, Épicure (contre Henry Ford), la série Black Mirror —, pour ses excellents exemples et pour son approche pédagogique.

Quand on rend compte du livre d’un ami, il faut évidemment pinailler. Il y a une hésitation entre le je et le nous. Quand on parle de «machine de Turing» et qu’on vise un public large, ce ne serait pas plus mal d’expliquer ce que c’est. La phrase «Dans les systèmes d’exploitation comme Mac et Windows, nous ne pouvons, par exemple, plus voir l’emplacement des fichiers ni leur extension» est contestable : sur le Mac de l’Oreille, tout cela est visible, mais très peu compréhensible, il est vrai, s’agissant du système d’exploitation au sens le plus limité du terme. Proposer une «typologie de bugs» est bienvenu, mais on on est en droit de se demander, comme le fait incidemment Marcello Vitali-Rosati lui-même, si «l’outil complexe» et «l’outil inutile» sont vraiment des bugs; c’est loin d’être sûr.

Allez-y voir par vous-même : c’est le conseil du jour.

P.-S.—Il a été question de l’art de l’incipit chez l’ex-jeune collègue ici.

P.-P.-S.—Le jardin de Candide fait quelques apparitions.

P.-P.-P.-S.—Comme il se doit, l’Oreille, en lisant le livre sur sa tablette, est tombée sur un bug.

Bug, iPad, PDF

 

Référence

Vitali-Rosati, Marcello, Éloge du bug. Être libre à l’époque du numérique, Paris, Éditions Zones, 2024, 208 p. PapierHTMLPDF

Insécurité linguistique 101

Annette Boudreau, Insécurité linguistique dans la francophonie, 2023, couverture

«l’insécurité linguistique n’est pas une tare»

Qu’est-ce que l’insécurité linguistique ? Dans un court ouvrage de vulgarisation, Insécurité linguistique dans la francophonie (2023), la sociolinguiste acadienne Annette Boudreau propose plusieurs approches de cette question.

Parmi les définitions avancées, reprenons la première :

L’insécurité linguistique peut se caractériser comme une forme de malaise, plus ou moins accentué selon les personnes, lié à la crainte de ne pas parler sa langue comme il se doit ou selon la norme prescrite dans certaines situations. Elle est donc rattachée aux représentations qu’un groupe de gens ou que l’individu entretient à l’égard de sa/ses langues et celles des autres. Ces représentations sont fluctuantes chez un même individu qui peut se représenter sa langue positivement ou négativement selon les situations d’interactions dans lesquelles il se trouve. En même temps, ces représentations peuvent être partagées, inégalement, par les membres de sa communauté linguistique qui ont grosso modo les mêmes idées sur les langues qui les entourent, y compris la leur. Ces images mentales sont marquées par le milieu dans lequel elles apparaissent et sont traversées par les histoires des individus et de leurs collectivités, ce qui leur confère un certain degré de stabilité, stabilité qui sera plus forte dans les milieux plus homogènes, dans les milieux sociaux où les liens sont plus serrés, comparativement aux milieux urbains, par exemple, où se trouve une plus grande diversité de langues et de personnes aux doubles ou triples appartenances. Les représentations nourries à l’égard des langues sont tributaires des idéologies politiques et sociales qui circulent sur les langues, idéologies qui se traduisent par la cimentation de certains jugements sur la langue qui paraissent comme vrais et naturels. Par ailleurs, l’insécurité linguistique est fortement liée aux discriminations tenues sur les manières de parler des gens, procédé nommé «glottophobie» par Philippe Blanchet (2016); elle en est souvent la conséquence […] (p. 1-2).

Cette insécurité renvoie à des relations de pouvoir et à des interrogations identitaires, et, pour cette raison, elle peut se manifester dans toutes les langues, mais elle est particulièrement active en français. Cette langue est plus centralisée que d’autres et les relations du centre et de la périphérie sont déterminantes pour comprendre les formes de l’insécurité linguistique.

Boudreau trace l’historique du concept depuis les années 1970. Elle présente les travaux des principaux chercheurs à l’avoir exploré : William Labov, Pierre Bourdieu, Michel Francard, Philippe Blanchet, Charles Ferguson (malheureusement rebaptisé Fergusson…), Robert Lafont, Jean-Marie Klinkenberg, Louis-Jean Calvet, Françoise Gadet. Son approche est pédagogique : les chapitres sont courts, les sous-titres nombreux, les définitions précises («pratiques langagières», «répertoire linguistique», «langue standard», «langue légitime», «hypercorrection» et «hypocorrection», «marchés linguistiques», «glottophobie», «diglossie», «non-langue», etc.). Certaines de ses formules font mouche : «la stigmatisation produit une auto-stigmatisation» (p. 1); «Pratiquer le silence est une manière de dire sans dire […]» (p. 7); l’accent est «le premier lieu de la rencontre avec la différence» (p. 45). Elle aborde aussi bien les représentations que les comportements linguistiques. Ses exemples sont bien choisis.

Contre l’«idéologie du standard» (passim), «la vision monolithique du français» (p. 8), la «vision hégémonique de la langue» (p. 45), la «vision essentialiste et unitariste du français» (p. 51), l’autrice défend une position ferme :

S’il est essentiel de travailler sur les idées reçues pour réduire l’insécurité linguistique, il est tout aussi important de donner aux personnes les outils linguistiques nécessaires pour acquérir les divers registres exigés pour naviguer sur les marchés linguistiques régionaux, nationaux et internationaux, outils qui, conjugués avec une attitude acceptant les formes différenciées du français, permettront d’atténuer l’insécurité linguistique (p. 63).

Suivons-la.

P.-S.—L’Oreille tendue, on le sait, est volontiers pointilleuse. Il lui faut ici déplorer une syntaxe trop souvent raboteuse, quelques coquilles, une erreur de date (le rapport de l’abbé Grégoire date de la fin du XVIIIe siècle, pas du XIXe, p. 50), un nom propre écorché. Ce n’est pas la fin du monde, mais ça nuit à l’efficacité de ce livre par ailleurs si utile.

P.-P.-S.—Annette Boudreau a aussi écrit d’autres ouvrages sur le même sujet : Dire le silence (2021) et Parler comme du monde (2024).

P.-P.-P.S.—En effet, ce n’est pas la première fois que l’Oreille aborde la question de l’insécurité linguistique. Voyez ici et .

 

Références

Boudreau, Annette, Dire le silence. Insécurité linguistique en Acadie 1867-1970, Sudbury, Prise de parole, coll. «Agora», 2021, 228 p.

Boudreau, Annette, Insécurité linguistique dans la francophonie, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, coll. «101», 2023, vii/76 p.

Boudreau, Annette, Parler comme du monde, Sudbury, Prise de parole, coll. «Essai», 2024, 177 p.

Quel français enseigner ?

Christophe Benzitoun, Qui veut la peau du français ?, 2021, couverture

«L’histoire de la langue française serait-elle terminée ?»

Depuis Marina Yaguello dans les années 1980, nous sommes nombreux à avoir voulu lutter, dans de courts ouvrages accessibles, contre les idées reçues en matière de langue. C’est le cas, entre autres auteurs francophones, de Chantal Rittaud-Hutinet (compte rendu), d’Anne-Marie Beaudoin-Bégin (compte rendu), de Michel Francard, d’Arnaud Hoedt et Jérôme Piron (comptes rendus un et deux), de Maria Candea et Laélia Véron (compte rendu), de Mireille Elchacar (compte rendu), des Linguistes atterré(e)s (compte rendu), de Médéric Gasquet-Cyrus (compte rendu) et de l’Oreille tendue.

Dans Qui veut la peau du français ? (2021) — un titre qui ne rend pas justice au contenu de son livre —, Christophe Benzitoun apporte sa pierre à l’édifice de déconstruction : il s’en prend au purisme, aux «idées reçues» (p. 13), aux «confortables certitudes» (p. 22), à ceux qui alimentent le «sentiment de crise perpétuelle que traverserait le français» (p. 36), au «discours ambiant sur une dégradation récente de la langue» (p. 158), à l’«idéologie normative contemporaine» (p. 131), au «discours culpabilisant» (p. 145), à la «défense immodérée de la norme» (p. 156). Son analyse a cependant pour objet principal les difficultés de l’enseignement du français aujourd’hui.

Le point de départ est fermement posé : le niveau en orthographe des élèves a clairement baissé dans la Francophonie (p. 13-19, p. 114-115). Une précision est capitale ici : Benzitoun parle d’une baisse du niveau en orthographe; en revanche, «le niveau en langue n’est pas en train de baisser» (p. 158). Dans une entrevue donnée cette semaine au quotidien Libération, il déclare même ceci : «On constate par exemple une nette progression des élèves en rédaction.»

Pour expliquer ces paradoxes apparents, l’approche est triple.

D’une part, Benzitoun propose une série de distinctions essentielles. La langue n’est pas l’orthographe. La langue n’est pas la grammaire; on peut même parler de «grammaire normative» et de «grammaire spontanée» (p. 173 et suiv.). La langue n’est pas la norme, pas plus qu’elle ne serait uniquement l’usage. La langue, ce n’est seulement ni l’écrit ni l’oral; or «Le français est dans une situation préoccupante du point de vue de la distance qui existe entre ses formes orale et écrite» (p. 10).

D’autre part, l’auteur démontre que l’orthographe du français n’est ni régulière, ni prévisible, ni transparente, ni systématique, ni rationnelle. Le chapitre «L’orthographe : pourquoi tant de N ?» (p. 119-138) est éclairant sur les «incongruités de l’orthographe du français» (p. 126). Pourtant, c’est vers elle que tous les regards se tournent.

Enfin, si l’on veut comprendre la situation actuelle, une perspective historique est indispensable. Benzitoun situe dans le temps long — il se réclame de Ferdinand Brunot — les facteurs qui rendent si difficile l’enseignement de l’orthographe («L’orthographe du français est sans doute une des plus complexes au monde», p. 119). Pour comprendre cet état de fait, il distingue nettement deux histoires de la langue, celle de la langue écrite (la plus normée) et celle de la langue orale (qui l’est nécessairement moins) : «Les tournures non normatives exhibent […] parfois l’histoire souterraine du français à côté de la norme qui se veut être l’histoire officielle des recommandations pour écrire correctement» (p. 239). La leçon, appuyée sur plusieurs exemples, est particulièrement utile.

L’auteur déplore un «blocage total» (p. 267) et il ne s’illusionne pas. Il ne s’attend pas à court terme à une «rationalisation de l’orthographe» (p. 268) ni à une transformation radicale (et nécessaire) des méthodes pédagogiques en matière d’enseignement du français. Cela ne l’empêche pas de contribuer utilement, par ce livre, à «une plus grande démocratisation du français» (p. 272).

P.-S.—Le chapitre le plus étonnant de l’ouvrage est probablement le dernier, «Un risque de rupture entre l’oral et l’écrit» (p. 257-263). Incipit : «De nombreux signaux convergent et devraient nous alerter concernant le futur du français. Il est sans doute trop tôt pour affirmer que notre langue est en danger, mais c’est une perspective que nous devons envisager et qu’il ne faut pas sous-estimer» (p. 257). L’image du «péril mortel» (p. 262) est convoquée. Cela devrait faire jaser dans les chaumières linguistiques.

P.-P.-S.—L’Oreille tendue est parfois vétilleuse. Ainsi, elle aurait allègrement sabré dans les mots de transition, notamment les «donc». En effet, c’est une de ses lubies.

 

Références

Beaudoin-Bégin, Anne-Marie, la Langue rapaillée. Combattre l’insécurité linguistique des Québécois, Montréal, Somme toute, coll. «Identité», 2015, 115 p. Ill. Préface de Samuel Archibald. Postface de Ianik Marcil.

Beaudoin-Bégin, Anne-Marie, la Langue affranchie. Se raccommoder avec l’évolution linguistique, Montréal, Somme toute, coll. «Identité», 2017, 122 p. Ill. Préface de Matthieu Dugal.

Beaudoin-Bégin, Anne-Marie, la Langue racontée. S’approprier l’histoire du français, Montréal, Somme toute, coll. «Identité», 2019, 150 p. Ill. Préface de Laurent Turcot. Postface de Valérie Lessard.

Benzitoun, Christophe, Qui veut la peau du français ?, Paris, Le Robert, coll. «Temps de parole», 2021, 282 p.

Candea, Maria et Laélia Véron, Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique, Paris, La Découverte, 2019, 238 p. Nouvelle édition : Paris, La Découverte, coll. «La Découverte Poche / Essais», 538, 2021, 224 p.

Candea, Maria et Laélia Véron, Parler comme jamais. La langue : ce qu’on croit et ce qu’on en sait, Paris, Le Robert et Binge audio, 2021, 324 p.

Elchacar, Mireille, Délier la langue. Pour un nouveau discours sur le français au Québec, Montréal, Éditions Alias, 2022, 160 p. Ill.

Francard, Michel, Vous avez de ces mots… Le français d’aujourd’hui et de demain !, Bruxelles, Racine, 2018, 192 p. Illustrations de Jean Bourguignon.

Gasquet-Cyrus, Médéric, En finir avec les idées fausses sur la langue française, Ivry-sur-Seine, Éditions de l’atelier, 2023, 158 p.

Hoedt, Arnaud et Jérôme Piron, la Convivialité. La faute de l’orthographe, Paris, Éditions Textuel, 2017, 143 p. Préface de Philippe Blanchet. Illustrations de Kevin Matagne.

Hoedt, Arnaud et Jérôme Piron, Le français n’existe pas, Paris, Le Robert, 2020, 158 p. Préface d’Alex Vizorek. Illustrations de Xavier Gorce.

Jouyet, Anna, «Baccalauréat. Sanctionner les fautes au bac : “Le niveau en langue française ne se résume pas à l’orthographe”», Libération, 11 juillet 2023.

Les linguistes atterré(e)s, Le français va très bien, merci, Paris, Gallimard, coll. «Tracts», 49, 2023, 60 p.

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

Rittaud-Hutinet, Chantal, Parlez-vous français ? Idées reçues sur la langue française, Paris, Le cavalier bleu éditions, coll. «Idées reçues», 2011, 154 p. Ill.

Yaguello, Marina, Catalogue des idées reçues sur la langue, Paris, Seuil, coll. «Points», série «Point-virgule», V61, 1988, 157 p. Ill.