La thèse, entrée et sortie

Emmanuelle Bernheim et Pierre Noreau (édit.), la Thèse. Un guide pour y entrer… et s’en sortir, 2016, couverture

Les manuels sur «l’art de la thèse» ne manquent pas (l’Oreille tendue leur consacre une rubrique, «Thèses sur la thèse»). La Thèse. Un guide pour y entrer… et s’en sortir, un volume collectif dirigé par Emmanuelle Bernheim et Pierre Noreau en 2016, doit donc être considéré par rapport à eux. Qu’est-ce qui le caractérise, au-delà du fait qu’il soit d’abord destiné à une public nord-américain (p. 8) ?

On y aborde des sujets que tous les manuels ne couvrent pas, mais qui sont nécessaires : «L’intégration dans un contexte universitaire étranger» (chap. 4); la conciliation famille / doctorat (chap. 7 et chap. 8); «Écrire une thèse dans une langue autre que la sienne» (chap. 16); «Mettre fin à sa thèse : une éventualité à ne pas négliger» (chap. 22). D’autres sujets sont attendus, et pas moins nécessaires : les motivations des doctorants (chap. 1 et chap. 2); le financement (chap. 2, chap. 4 et chap. 6, par exemple); le choix d’un directeur de thèse et le travail qui s’ensuit (chap. 3 et chap. 15); la dimension psychologique de la thèse (chap. 12, chap. 14 et chap. 18, par exemple).

Quelques chapitres sont particulièrement réussis, mais on notera qu’ils ne s’appliquent pas à toutes les disciplines : «La conciliation études doctorales et famille» (chap. 8); «Formuler — et reformuler — la question de recherche» (chap. 10); «La thèse sous forme d’articles» (chap. 17); «La soutenance, entre épreuve et couronnement» (chap. 19); «La dépression d’après-thèse» (chap. 20); «La profession de chercheur d’établissement» (chap. 23). Certaines phrases font sourire : «Si ce n’est déjà fait, procurez-vous le plus grand format de congélateur existant» (p. 97); le directeur de thèse est «un être humain avec des bien des défauts comme tout le monde» (p. 165); «les premières années consacrées à la thèse font dévier totalement l’étudiant de la route du bon sens ordinaire» (p. 269); «Le directeur de thèse demeure l’astre autour duquel l’étudiant doit être à l’aise de graviter» (p. 289). D’autres sont à ne pas oublier : «Votre thèse sera imparfaite… et vous n’êtes pas votre thèse» (p. 190).

Le principal reproche que l’on peut adresser à l’ouvrage est son caractère trop souvent général, sans suffisamment d’appui sur des exemples concrets (c’est vrai d’une dizaine des vingt-quatre chapitres). Il y a là beaucoup de principes, des conseils (souvent justes, beaucoup repris d’un texte à l’autre), mais trop peu d’applications précises. Les «expériences d’étudiants» évoquées en introduction (p. 7) sont bien, en règle générale, peu incarnées.

P.-S.—Page 288, note 4, un extrait de film est évoqué; plusieurs s’y reconnaîtront.

 

Référence

Bernheim, Emmanuelle et Pierre Noreau (édit.), la Thèse. Un guide pour y entrer… et s’en sortir, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2016, 344 p. Ill.

Former de nouveaux chercheurs

Yves Chevrel et Yen-Maï Tran-Gervat, Guide pratique de la recherche en littérature, 2018, couverture

«Chacun doit ici se forger des outils qui lui sont propres.»

En 1992, Yves Chevrel publiait, chez Hachette, l’Étudiant-chercheur en littérature; en 2003, cet ouvrage en était à sa sixième édition. L’an dernier, avec Yen-Maï Tran-Gervat, il faisait paraître un Guide pratique de la recherche en littérature. Il y a beaucoup de bien à en dire.

On y trouve ce qu’on y cherche, grâce une table des matière détaillée et à un index : une définition de la recherche en littérature (chapitre premier); les grandes orientations de la recherche (chapitre 3); des principes et des méthodes, une déontologie (chapitre 4); une réflexion sur les outils (chapitre 5); des réponses à des questions spécifiques (chapitre 6); des conseils en matière de rédaction et de présentation de la recherche (chapitre 7). Le contenu du deuxième chapitre, «L’œuvre littéraire», est plus inattendu : les auteurs s’essaient à une définition de ce que c’est qu’une œuvre en littérature. C’est plus compliqué qu’il n’y paraît.

Le public est circonscrit : «Ce guide s’adresse particulièrement aux étudiantes qui s’apprêtent à rédiger un mémoire de master ou une thèse de doctorat» (p. 26). (Pour l’emploi du féminin, voir ci-dessous.) Il y a des masses d’exemples, certains brefs mais parlants (sur les éditions de Voltaire), d’autres plus développés (sur Du Bellay, Flaubert, Ibsen, la littérature française contemporaine, le baroque, le théâtre français au XVIIIe siècle, Daudet et Dickens). Les auteurs sont professeurs de littérature comparée, ce qui explique la diversité linguistique et géographique de leurs objets.

Tout un chacun trouvera évidemment à ergoter. Les analyses sociologiques et sociocritiques de la littérature, de même que l’histoire culturelle, sont absentes du troisième chapitre. Il est question des logiciels de gestion bibliographique (p. 106, p. 110, p. 157), mais on n’y insiste pas assez : cela devrait se trouver parmi les outils de base de tout nouveau chercheur. Il n’est pas question des états présents, ces outils si utiles, par exemple ceux de la revue French Studies. On aborde le fonctionnement du monde de la recherche universitaire en France (ce qui correspond au public visé), mais il aurait été bon de dire quelques mots de l’univers de la publication scientifique (qu’est-ce que l’évaluation par les pairs ? qu’est-ce que le libre accès ?). Le metteur en scène est-il vraiment une création de «la fin du XIXe siècle» (p. 91). Sauf erreur, la MLA International Bibliography n’est pas décrite. Rien là de bien grave.

Trois aspects du Guide pratique de la recherche en littérature méritent enfin d’être salués.

Dès 1992 (l’Étudiant-chercheur en littérature) et 1994 (la Recherche en littérature), Yves Chevrel s’est montré sensible à ce que le numérique allait nécessairement changer à la recherche en études littéraires. Lui et Yen-Maï Tran-Gervat poursuivent dans la même voie, qui présentent tant des outils bien concrets que des interrogations sur les concepts que le numérique oblige à repenser. On les remerciera notamment de ne pas avoir diabolisé Wikipédia (p. 131-132, p. 144, p. 155). Les passages sur le numérique sont utiles et nuancés.

À une époque où nombre de commentateurs d’arrière-garde s’en prennent (encore) à la féminisation des textes, les auteurs ont fait un choix qui n’est qu’à eux :

Cet ouvrage s’adresse à toute personne intéressée par les problèmes de la recherche en littérature : étudiant-chercheur ou étudiante-chercheuse. Pour rappeler cette évidence, nous avons eu recours, en Introduction et en Conclusion, à des formules redondantes, à l’instar de celle de la phrase précédente. En revanche, dans le corps de l’ouvrage, afin d’éviter de multiplier ces redondances ou de faire appel à des graphies peu lisibles et imprononçables telles quelles («directeur.trice»), nous avons préféré une solution qui étonnera ou fera sourire : les fonctions (étudiant / étudiante) et les titres (directeur / directrice) sont au féminin dans les chapitres impairs […], au masculin dans les chapitres pairs […] (p. 9).

En fin d’ouvrage, non sans ironie, Yves Chevrel et Yen-Maï Tran-Gervat indiqueront qu’ils ne recommandent pas cette façon de faire (p. 162). Cela étant, on s’y fait.

La dernière des choses à signaler est que les auteurs, sans peut-être le dire aussi explicitement, profitent de plusieurs occasions pour rappeler que la recherche littéraire, à sa façon, est une recherche scientifique. Cela se manifeste dans l’attention apportée à la bibliographie. On ne pense jamais seul.

P.-S.—Non, il n’y a pas de «langue» propre au Québec (p. 75); on y parle français.

 

Références

Chevrel, Yves, l’Étudiant-chercheur en littérature. Guide pratique, Paris, Hachette, coll. «Hachette Université», série «Littérature», 1992, 159 p.

Chevrel, Yves, la Recherche en littérature, Paris, Presses universitaires de France, coll. «Que sais-je ?», 2908, 1994, 126 p.

Chevrel, Yves et Yen-Maï Tran-Gervat, Guide pratique de la recherche en littérature, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, coll. «Les fondamentaux de la Sorbonne nouvelle», 2018, 177 p.

Mémoire(s) de puck

Jay Baruchel, Born into It, 2018, couverture

«This is ours; all are welcome, but this is ours.»

Il y a plusieurs livres dans Born into It. A Fan’s Life de Jay Baruchel (2018).

Il y a, en effet, la vie de Jay Baruchel, le fan des Canadiens de Montréal — c’est du hockey. Élevé à Montréal, revenu dans cette ville après quelques années à Oshawa (Ontario), vivant aujourd’hui à Toronto, le comédien, scénariste et réalisateur est, tel Obélix, tombé dans la potion magique quand il était petit : il ne peut pas s’imaginer autrement qu’en partisan de cette équipe, lui qui ne pratique aucun sport. Faisant le récit de sa vie (il est né en 1982), il témoigne régulièrement de son amour pour sa mère. Avec son père (criminel, alcoolique, drogué, mort d’une overdose à 49 ans), c’est plus compliqué. Il ne dore pas la pilule : «a mess like I am» (p. 174).

Il y a de longs passages sur le hockey comme religion : «My father was Jewish, my mother, Catholic, and I was raised a Habs fan» (p. 15-16). Le théologien Olivier Bauer, le spécialiste par excellence de la dimension religieuse du hockey montréalais, trouverait à boire et à manger dans Born into It.

Il y a une déclaration d’amour à Montréal, malgré tous ses défauts. C’est un anglophone dont l’univers culturel est anglo-saxon qui parle, mais il fait montre d’ouverture envers la nature particulière de cette ville. Ça ne fait pas son affaire, mais il comprend pourquoi l’entraîneur des Canadiens doit parler français (p. 112). Il revient sans cesse sur le référendum de 1995 : il était du camp du Non, ce qui ne le pousse pas pour autant à diaboliser ses adversaires. Il reconnaît sans mal le caractère «distinct» du Québec (p. 114).

Il y a des textes de fiction : de faux courriels adressés aux équipes honnies (les Bruins de Boston, les Maple Leafs de Toronto, les Nordiques de Québec) et une longue nouvelle, «Fans», assez réussie, mettant en scène les deux interlocuteurs d’une tribune téléphonique de sport, qui discutent, entre autres sujet, des joueurs David Desharnais et Scott Gomez («Scott Gomez is a strong name», p. 136).

Il y un récit de l’intérieur de la création du film Goon (2011) : Baruchel a coscénarisé le film, avant de coscénariser et de réaliser sa suite, Goon. Last of the Enforcers (2017); de plus, il a joué dans les deux films. Le chapitre «On Fighting» est à la fois ce récit et une réflexion sur les raisons qui font que Baruchel aime les bagarres au hockey. (L’Oreille tendue n’est pas d’accord, qui souhaite depuis longtemps que les bagarres soient abolies au hockey.) Il prend acte de leur disparition, mais il les regrette : «Hockey fighting is dead, and its place is in history» (p. 180).

Il y une (interminable) description d’une des plus tristement célèbres bagarres du hockey moderne, «La bataille du Vendredi saint», entre les Canadiens de Montréal et les Nordiques de Québec, le 20 avril 1984.

Bref, c’est un livre composite.

Qu’en est-il des positions de Baruchel sur le hockey ? Il n’aime ni le plafond salarial que toutes les équipes de la Ligue nationale de hockey doivent respecter (p. 214-215), ni le président de la LNH, Gary Bettman, à cause de sa volonté d’exporter le hockey dans le désert états-unien : «Gary Bettman loves sand» (p. 217). Il ne manque pas une occasion de citer le nom du gardien de but Patrick Roy et il a pleuré l’échange de P.K. Subban à l’équipe de Nashville («my whole world threw up», p. 106). S’agissant des Canadiens de Montréal — et c’est peut-être le point de vue le plus original du livre —, Baruchel est dans une position difficile : il idolâtre une équipe perdante. Elle a certes eu ses heures de gloire, mais, depuis 1986, elle n’a remporté le championnat de la LNH que deux fois, elle qui l’a dominée pendant plus de deux décennies auparavant. La mémoire des triomphes du passé est dure à porter : «I think we remember too much, and it’s driving us mad» (p. 240).

Être fan, cette activité compliquée, belle et laide à la fois, ne va pas de soi : «This is fandom, in all of its complicated, beautiful ugliness» (p. 241), affirme l’auteur à la fin de son livre. Fan, il l’est et le reste.

P.-S.—Oui, le livre est divisé en trois périodes, mais fortement déséquilibrées, l’essentiel du livre se trouvant dans la deuxième.

P.-P.-S.—Le clin d’œil de Patrick Roy en 1993 n’était pas destiné à Wayne Gretzky (p. 61), mais à Tomas Sandström.

 

Références

Baruchel, Jay, Born into It. A Fan’s Life, Toronto, Harper Avenue, 2018, 249 p.

Bauer, Olivier et Jean-Marc Barreau (édit.), la Religion du Canadien de Montréal, Montréal, Fides, 2008, 182 p. Ill.

Bauer, Olivier, Une théologie du Canadien de Montréal, Montréal, Bayard Canada, coll. «Religions et société», 2011, 214 p. Ill.

C’est affaire de points de vue

Françoise Major, le Nombril de la lune, 2018, couverture

En 2013, l’Oreille tendue avait été séduite par les nouvelles du premier recueil de Françoise Major, Dans le noir jamais noir. Dans un texte intitulé «Les deux côtés de la braguette», elle avait souligné, notamment, l’art du changement de point de vue chez Major.

Plaisir de lecture renouvelé avec le recueil le Nombril de la lune, paru en 2018. Dans «Mauro was here», on a droit à deux points de vue, dans «Pain des morts et mandarines», à trois, dont un particulièrement peu rassurant.

Toutes les nouvelles se déroulent au Mexique, d’où un constant brassage des langues (espagnol, anglais, français, avec plusieurs mots de la langue populaire du Québec). Le glossaire final est nécessaire — et amusant (Aguachile : «c’est boooon» [p. 269]; Guajolota : «c’est bien bon» [p. 272]; Pinche : «pinche de glossaire» [p. 275]).

La langue est souvent crue. Plusieurs nouvelles sont violentes, qu’il s’agisse de violence psychologique («Fancy Murène»), quotidienne («Hoy por mí, mañana por ti», «Un feu follet», «Cinq haïkus ecatepunkenses», etc.), de classe («Deux oiseaux, un chemin», texte découpé en cinq séquences), politique (la glaçante «Numéro 140301751»), familiale («Socorro», «La suegra»), géologique («Terremotos»), mythologique («Le nombril de la lune»). Les collectionneurs de scènes de contacts sexuels dans les moyens de locomotion — l’Oreille en est — apprécieront «Agarre lo que le agrade», en métro.

Pour finir, une phrase tirée de «Le Noël chez Lalo» : «Elle m’a souri, c’était beaucoup de dents d’un coup» (p. 173).

 

Références

Major, Françoise, Dans le noir jamais noir. Nouvelles, Montréal, La mèche, 2013, 127 p.

Major, Françoise, le Nombril de la lune. Nouvelles, Montréal, Le Cheval d’août, 2018, 276 p.

Melançon, Benoît, «Faire catleya au XVIIIe siècle», Études françaises, 32, 2, automne 1996, p. 65-81. https://doi.org/1866/28660

Interrogation argumentative

Christiane Bailey et Jean-François Labonté, la Philosophie à l’abattoir, 2018, couverture

L’Oreille tendue, certains le savent, est lectrice des collections «Documents» et «Pièces» de la maison Atelier 10. Ceux-là ne s’étonneront pas qu’elle vienne de lire la Philosophie à l’abattoir. Réflexions sur le bacon, l’empathie et l’éthique animale, de Christiane Bailey et Jean-François Labonté.

Les sujets abordés sont d’actualité : le rapport aux animaux (d’élevage, de compagnie, sauvages), l’alimentation, les questions environnementales. L’information est à jour — plusieurs titres cités sont très récents —, même si des auteurs classiques sont convoqués, d’Aristote à Voltaire et Jean-Jacques Rousseau. Le rythme est rapide. Certaines formules sont inattendues : «animaux non humains» (p. 48), «citoyenneté animale» (p. 52), «droit à l’autodétermination» des animaux (p. 57), «justice interespèce» (p. 93). Le ton est engagé.

Cela étant, voilà encore un ouvrage qui n’est pas fait pour l’Oreille. D’une part, elle est omnivore; or cela paraît inconcevable pour les auteurs, qui fustigent l’«omnivorisme», fût-il «consciencieux» (p. 71). D’autre part, et surtout, elle n’aime pas se faire donner des leçons.

Prenons deux phrases de la page 26 : «Nous pouvons résoudre ce “paradoxe de la viande” en modifiant nos comportements, comme le font les véganes qui cessent d’en manger. Si cela semble l’option la plus juste envers les animaux, la plus rationnelle et la plus saine d’un point de vue psychologique, c’est aussi la moins couramment choisie» (p. 26). Le verbe «sembler» n’est là que pour faire croire que la position avancée serait nuancée; oublions-le. Vous mangez de la viande ? Votre choix, affirment les auteurs, est injuste envers les animaux, irrationnel et malsain du «point de vue psychologique».

Sur le plan de l’argumentation, c’est une façon de procéder dont on peut imaginer qu’elle ne portera guère de fruits. Tout le monde n’aime pas se faire dire qu’il est injuste, irrationnel et malsain — mais peut-être les auteurs veulent-ils prendre position plus que convaincre ceux qui ne partagent pas leurs croyances.

P.-S.—Sur cette question, on lira les publications de Renan Larue, par exemple celles-ci.

 

Référence

Bailey, Christiane et Jean-François Labonté, la Philosophie à l’abattoir. Réflexions sur le bacon, l’empathie et l’éthique animale, Montréal, Atelier 10, coll. «Documents», 14, 2018, 96 p. Ill.