Ricardo, Elle France et la Presse

Il y a quelques jours, le magazine Elle France a publié un reportage sur un célèbre cuisinier québécois. Ce ramassis de clichés a beaucoup occupé l’espace médiatique (l’Oreille tendue a même donné une entrevue sur le sujet). Parmi ces clichés, il y avait celui-ci : Ricardo serait un «gentleman trappeur».

Faisant du ménage dans son blogue, l’Oreille tombe sur ceci, en date du 19 avril 2012, sous le titre «Ricardo au Dollarama» :

À compter du 26 avril, Ricardo, l’homme privé de patronyme, animera, à la télévision de Radio-Canada, une nouvelle émission, le Fermier urbain. Le voilà donc «gentleman-farmer urbain» (la Presse, 18 avril 2012, cahier Arts, p. 3).

À chacun ses clichés.

Parlons manger

L’Oreille tendue ne veut pas faire la fine bouche, mais elle a du mal à s’extasier sur le contenu d’une assiette et, surtout, à partager cette extase urbi et orbi. Ce n’est donc pas une cuisinomane : «Personne qui se passionne pour la nourriture et l’art culinaire», selon le terme que l’Office québécois de la langue française préfère à foodie.

Cela étant, il lui arrive de s’intéresser à la langue culinaire, notamment pour déplorer l’obsession de l’épicurisme (le mot) ou les cocasseries de la langue de margarine.

En outre, elle s’intéresse aux néologismes de cette langue.

Récemment, elle a ainsi croisé l’orthorexie, cette «fixation sur l’ingestion d’une nourriture saine», dixit Wikipédia. On peut supposer que ce genre de pratique est particulièrement compatible avec la consommation de mocktails, ou «cocktails sans alcool» (mock comme dans simili, faux).

Reste une question : cela relève-t-il de la culture bistronomique ? On peut en douter.

L’analyse de texte du lundi matin

On peut pratiquer l’analyse de texte sur de grandes œuvres comme sur des écrits communs. Les premières résistent plus que les seconds, mais la démarche d’interprétation reste la même. Qui parle ? Comment ? Pourquoi faire ?

Ce matin, plutôt que d’une œuvre dense, il sera question d’une critique de restaurant parue dans le quotidien la Presse du 28 mars 2015, «Chinois inédit» (cahier Gourmand, p. 4). Le «chinois» du titre est un établissement montréalais, la Maison June Rose.

L’article met d’abord en scène un «je» clairement affirmé. Le registre dominant est celui du plaisir : «j’ai aimé» (quatre fois, avec valeur d’anaphore); «J’ai […] apprécié»; «m’a plu»; «j’ai […] adoré». La subjectivité domine : «Cette maison est un de mes coups de cœur de 2015.» Par la suite, quand il sera question de la nourriture servie, ce «je» se transforme en «on», mais il désigne toujours la même personne : «On paie», «on commande tout ce que l’on veut», «On module», «On choisit», «On […] commande», «on aimerait», «On imagine», «On finit», «On préfère», «On conclut». En complément à la critique, le «Verdict» distingue «On aime» et «On aime moins». Pareille énonciation exige que celui qui parle puisse démontrer qu’il est qualifié pour le faire.

La narratrice assoit son autorité de trois façons principales (outre le fait que son journal lui confie une chronique «gastronomique» régulière, ce qui est bien la preuve de sa légitimité). Elle construit sa compétence par la mise en rapport de ce nouveau restaurant avec d’autres établissements des mêmes propriétaires, restaurants dont elle montre qu’elle les connaît : «La Maison June Rose, la nouvelle table que les propriétaires du restaurant Big in Japan et du bar Big in Japan ont ouvert à l’automne dans l’ancien Ginger, à deux pas de leurs deux autres adresses, n’offre pas le genre de cuisine qui nous jette à terre parce qu’à ce point précise et savoureuse.» La comparaison n’est pas que locale : la narratrice ne manque pas de comparer le nouveau restaurant montréalais à ceux qu’elle a visités — du moins le texte le donne-t-il à supposer — à Los Angeles (Formosa Cafe) et à New York (Mission Chinese Food). L’assertion implicite de compétence passe enfin, dans le segment «Les nouilles de Singapour au curry, donc relevées», par la conjonction de coordination (donc) : chacun devrait le savoir, les nouilles de Singapour sont relevées; la narratrice, elle, le sait.

Souligner sa compétence est une chose. Marquer son appartenance à son époque en est une autre. La chroniqueuse ne manque pas de rappeler qu’elle est au fait des tendances les plus actuelles en matière de décoration culinaire : «Le concept chinois néo-rétro cool franchement original, qui dépayse dans un univers montréalais où beaucoup de nouveaux restaurants finissent par trop se ressembler»; «Ici, on n’est pas chez les néo-rustiques et leurs têtes de cerf empaillées, ni dans un bistro réinventé, ni dans un restaurant chinois traditionnel — sans décor —, ni dans un lieu post-industriel aux ampoules nues» (les habitués de l’auteure auront reconnu quelques formules qu’elle affectionne; voir ici). La description du décor s’appuie sur des références culturelles qui marient culture populaire et culture lettrée, certaines plus anciennes, d’autres contemporaines : le décor «donne l’impression de remonter dans le temps en plongeant dans une Chine façon In the Mood for Love ou même un peu Lotus bleu»; «C’est vraiment la première qualité de ce lieu. Des murs très rouges, un bar de bois laqué très noir. Des lanternes suspendues qui donnent à l’espace un caractère romanesque, façon un peu Tintin, un peu Wong Kar-wai, un peu Tarantino.»

L’extrême contemporanéité affichée est aussi affaire de vocabulaire. Certains adverbes sont banals («franchement», trois fois), mais d’autres peuvent être rattachés à une tendance lourde de la langue médiatique actuelle, par exemple «résolument». De même, le substantif «posture», si fréquent aujourd’hui en études littéraires, est utilisé pour parler des «jeunes restaurateurs bien nord-américains, mais heureux de mettre de l’avant leurs références familiales». L’aubergine est un légume «décadent». Le signe de l’actualité de la cuisine ? On «joue avec les références». Voilà quelqu’un qui connaît les mots de passe de son époque.

La signataire de «Chinois inédit» met de l’avant ses choix subjectifs pour mieux leur donner valeur universelle («On y retourne ? C’est sûr !»; le «on» dépasse le «je»). Si elle peut le faire, c’est que son expérience — montréalaise, nord-américaine, voire mondiale (la carte des vins est «très italienne») — le lui permet. Elle ne se contente cependant pas de parler nourriture; elle rend compte d’une expérience qui englobe le décor (minutieusement détaillé) et le service («Chaleureux, attentionné, efficace»). La basse continue de l’article est la recherche du neuf, tant dans l’objet traité (ce restaurant est «inédit», il procure une «expérience inédite», il «conjugue» ses influences «de façon résolument actuelle», on y trouve «originalité» et «nouveauté») que dans le style (le vocabulaire à la mode contraste avec le «rétro», qu’il soit «néo» ou pas).

Ce texte ne risque pas de devenir un classique de la critique journalistique — on peut supposer que ce n’est pas son objectif —, mais il donne néanmoins à penser, et pas seulement sur la langue de celle qui le signe. N’est-ce pas plutôt la langue de la critique gastronomique médiatique qui est en jeu ?

Une nouvelle beurrée

Le 20 mai 2013, l’Oreille tendue proposait à l’Univers d’appeler langue de margarine «la langue de certains chroniqueurs gastronomiques», une langue «pétrie de lieux communs, de clichés, de tournures alambiquées».

Nouvel exemple, tiré de la Presse du jour (cahier Gourmand, p. 4). On y apprend que l’ouest de Montréal est une «zone de mieux en mieux servie en restauration actuelle». Qu’est-ce que la «restauration actuelle» ? Le contraire de la «restauration inactuelle» ? De la «restauration intemporelle» ? Une forme de «restauration contemporaine» (mais en mieux) ?

L’Oreille veut savoir.

P.-S. — Que pareille expression se trouve dans la Presse n’est que justice. La chronique gastronomique de ce journal nous a en effet gâté au fil des ans : «Le lieu […] n’éblouit ni par son décor magique ni par son atmosphère urbaine moderne» (22 février 2014); «De l’asiatique-funky trippant» (29 mars 2014); «L’esprit [du restaurant] est très scandinave, mais il manque les chandelles» (11 mai 2014); «une cuisine ancrée résolument dans les traditions, mais impeccablement moderne» (23 août 2014); «la cuisine, toujours ancrée dans des ingrédients d’ici, mais résolument française» (24 août 2014); «Dans ce type d’endroit urbain gentil de qualité […]» (19 novembre 2014); 2015 sera l’année «des plats intelligents et humbles, mais néanmoins goûteux» (1er janvier 2015).

P.-P.-S. — Résolument est peut-être l’adverbe favori des chantres de la langue de margarine.