Bar ouvert du buffet à volonté

Soit la manchette suivante : «La médecine n’est pas un “buffet ouvert”» (le Devoir, 5 juin 2012, p. A1).

L’Oreille tendue ne veut pas être inutilement vétilleuse, mais elle se demande si l’invitée du Devoir qui parle de «buffet ouvert», Delphine Roigt, la responsable du service d’éthique clinique du Centre hospitalier de l’Université de Montréal, n’a pas fondu involontairement deux expressions, buffet à volonté et bar ouvert.

Ce ne serait pas la première fois : on connaît une utilisation, en 2010, de «festival du buffet ouvert des injures».

Difficile de faire mieux.

Néologisme numérique du jour

Dan Cohen est un des humanistes numériques que l’Oreille tendue suit avec le plus de plaisir, soit en lisant son blogue, soit en écoutant la baladodiffusion dont il est un des créateurs, Digital Campus, soit en consultant son compte Twitter, @dancohen.

Le 24 mai, sur son blogue, il s’interrogeait sur une nouvelle forme d’écriture sur le Web, qu’il proposait d’appeler blessay. (En fait, le mot avait déjà été proposé par Stephen Fry.) Blessay étant un mot-valise né de blog et de essay, son équivalent français pourrait être blessai (blogue + essai).

De quoi s’agit-il ? Pour Cohen, le blessai est une des formes de la convergence numérique du journalisme et de la recherche.

Ses caractéristiques ? (La traduction-adaptation est de l’Oreille.)

1. Le blessai est plus long qu’un billet de blogue, mais plus court qu’un article savant. Il ferait entre 1000 et 3000 mots.

2. Il est nourri par la recherche et l’analyse, mais il ne le claironne pas («doesn’t rub your nose in it»).

3. Il repose plus sur les ressources du Web que sur celles de la revue savante; par exemple, on y préfère les liens aux notes. Son auteur n’hésite pas à recourir à l’image, à l’audio ou à la vidéo.

4. S’y marient l’expertise et la curiosité. Il est aussi important d’y conclure que d’y suggérer des ouvertures («Conclusive but also suggestive»).

5. Le blessai est destiné à la fois aux spécialistes et au public cultivé («intelligent general audience»). On s’y méfie du jargon, non par populisme mais par souci du bien-écrire.

6. Son lecteur voudra conserver un blessai grâce à Instapaper ou Readability.

7. Son auteur évitera les formules simplistes inspirées de la recherche, par exemple en histoire («Puritains et Wikipédiens, même combat»).

Les commentaires qui suivent ce texte méritent qu’on s’y attache, tant pour les exemples et les modèles évoqués (Montaigne, les Lumières, Hazlitt) que pour la discussion sur le choix du terme pour désigner cette forme (blessay, donc, mais aussi piece, thought piece, intellectual journalism, digital essay, writing ou… essay).

Un jour dans la vie de la ville urbaine

Les quotidiens de l’Oreille tendue, samedi dernier, l’ont ravie. Elle y a vu les titres suivants.

«Banlieue urbaine» (la Presse, 2 juin, cahier Maison, p. 1).

«Unique : des vidéocapsules urbaines sur le Web» (le Devoir, 2-3 juin, p. D2).

«Jungle urbaine… et brésilienne» (la Presse, 2 juin 2012, cahier Arts, p. 18).

Même Twitter s’y est mis, toujours samedi, @OursAvecNous rapportant avoir vu une pancarte sibylline durant la manifestation du jour : «Le CFU est fru.» Ce CFU serait le sigle du Cercle des fermières urbaines. Fru ? Frustré, bien sûr.

Ce sera l’urbanité, ou rien.

P.-S. — Quelle est cette «Banlieue urbaine» ? Laval.

Citation québécoise du jour ?

Arnaldur Indridason, la Muraille de lave, 2012, couverture

«Son père fermait les yeux. Il semblait très fatigué, sans doute aurait-il mieux valu qu’il reste un peu plus longtemps à l’hôpital, mais suite à ces éternelles coupes sombres dans les budgets, les patients étaient renvoyés chez eux dès que possible.»

Arnaldur Indridason, la Muraille de lave, traduction d’Éric Boury, Paris, Métailié, coll. «Métailié noir. Bibliothèque nordique», 2012, 317 p., p. 238. Édition originale : 2009.

Un autre mot vous manque, et tout est dépeuplé

Il y a peu, l’Oreille tendue déplorait l’absence, dans les débats québécois actuels, du mot casuistique (c’est ici). Il en est un autre qu’il serait utile de garder à l’esprit : manichéisme.

Non pas la «Religion syncrétique du Perse Mani (IIIe s.), alliant des éléments du christianisme, du bouddhisme et du parsisme, et pour laquelle le bien et le mal sont deux principes fondamentaux, égaux et an tagonistes» (le Petit Robert, édition numérique de 2010), mais, plus communément, la «Conception dualiste du bien et du mal» (bis).

Ces jours-ci, le mot s’applique sans mal d’un bout à l’autre du spectre politique. Deux exemples.

Un des personnages les plus visibles des manifestations récentes au Québec est Anarchopanda : sous un costume contrasté, un professeur de philosophie dans un cégep montréalais participe aux manifestations, du côté des manifestants, pour offrir des câlins aux policiers qui les encadrent. Il est devenu un personnage public : on le voit sur des pancartes, le Devoir lui consacre un article, il donne des entrevues. Dans l’une de celles-ci, il distingue, deux fois, les «meilleurs étudiants» de «ceux qui ont du fric». Ce n’est pas pour rien que son costume est noir et blanc.

Denise Bombardier est chroniqueuse et romancière (dit-on). Depuis quelques semaines, dans les pages du Devoir, elle ne se peut plus : elle y déverse des tombereaux de bile (noire) contre les manifestants de tout acabit, surtout les leaders des associations étudiantes en grève. Le 26 mai, elle tranche, anaphoriquement : «La rue a gagné.» D’un côté, le désordre de la foule — et sa victoire. De l’autre, symétriquement, l’État de droit — et sa «reddition».

Blanc bonnet et bonnet blanc.