Langue de truck

Compétent : «Capable de bien juger d’une chose en vertu de sa connaissance approfondie en la matière» (le Petit Robert, édition numérique de 2014).

À la télé, Ford prétend produire un «camion compétent». Dodge aussi.

Ford et Dodge disent n’importe quoi.

Pas grand-chose

Jean-Christophe Réhel, Ce qu’on respire sur Tatouine, 2018, couverture

Rien est un bien étrange mot. Si l’Oreille tendue en croit son Petit Robert (édition numérique de 2014) — elle n’a pas de raison de ne pas le croire —, ce mot désignerait aussi bien quelque chose qu’aucune / nulle chose.

Au Québec, c’est peut-être encore un brin plus compliqué.

Le mot apparaît dans une formule conclusive, en un sens parfois proche de y a pas de quoi : y a rien là devrait mettre un terme à une conversation, en marquant la modestie (réelle ou feinte) de la personne qui parle, le peu d’importance du geste qu’elle vient de faire ou l’absence de gravité de ce qui s’est passé. Bref, n’en parlons plus, ce n’est rien. (Il est de notoriété publique que les Québécois aiment .)

«Jean-Luc revient une trentaine de minutes plus tard pour m’injecter l’autre antibiotique en s’excusant du retard. “Y a rien là”» (Ce qu’on respire sur Tatouine, p. 211).

«Il a changé le plan de table pour que Max puisse s’asseoir à côté de lui, fit Stéphane. Y a rien là» (Cauchemar à Nagano, p. 118).

On peut même faire plus concentré :

«Le skidoo encore dans le milieu de la cour, le voisin du dessous allait chialer, rien là» (Mailloux, p. 137).

Rien, c’est peu; pas rien, c’est moins.

«Aujourd’hui, il fait soleil. Un ciel bleu, pas de nuage, pas d’âme, pas rien» (Ce qu’on respire sur Tatouine, p. 6).

Il existe encore un adage du cru : rien qu’à voir on voit bien.

«Rien qu’à voir, on voyait bien que nous entrions dans un lieu sacré où tout respirait l’école, les élèves, les souvenirs des anciens, le passage du temps, le timbre de la cloche» (les Yeux tristes de mon camion, p. 23).

Qui commence une phrase par j’veux rien dire va nécessairement parler. C’est une forme commune de la prétérition.

«J’veux rien dire, mais ton blogue est poche

Tout ça vaut bien quelque chose, non ?

 

[Complément du 25 janvier 2019]

Un peu de Raymond Devos ? «Rien, c’est rien. Deux fois rien, non plus; mais avec trois fois rien, on peut déjà s’acheter quelque chose» (cité dans Défense et illustration de la langue française aujourd’hui, p. 47).

 

Références

Bouchard, Serge, les Yeux tristes de mon camion. Essai, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 303, 2017, 212 p. Édition originale : 2016.

MacGregor, Roy, Cauchemar à Nagano, Montréal, Boréal, coll. «Carcajous», 8, 2003, 149 p. Traduction de Marie-Josée Brière. Édition originale : 1998.

Mailloux, histoires de novembre et de juin racontées par Hervé Bouchard citoyen de Jonquière, Montréal, L’effet pourpre, 2002, 190 p.

Réhel, Jean-Christophe, Ce qu’on respire sur Tatouine. Roman, Montréal, Del Busso éditeur, 2018, 283 p.

Serres, Michel et Michel Polacco, Défense et illustration de la langue française aujourd’hui, Paris, Le Pommier, coll. «Le sens de l’info !», 2018, 127 p.

De bon ou de mauvais fil

Françoise Major, le Nombril de la lune, 2018, couverture

S’agissant des états (d’âme) des êtres animés, le français de référence connaît l’expression filer un mauvais coton : «être dans une situation dangereuse (au physique : santé; ou au moral : situation, réputation)» (le Petit Robert, édition numérique de 2014).

Le français du Québec, influencé par l’anglais, utilise beaucoup le verbe filer, avec un adverbe ou un attribut — «Et quand ça ne filera pas, je serai là, tout près» (Revers, p. 112); «Si j’avais pas filé aussi mal après avoir dit ça, j’aurais été pas mal fière d’avoir atteint mon but» (Et au pire, on se mariera, p. 70); «je filais tellement seul» (Chercher Sam, p. 14) — ou avec un complément introduit par comme — «Ils filent comme un condamné qui aurait vomi son dernier repas» (Chercher Sam, p. 95).

La proximité avec l’anglais to feel est évidente dans la nouvelle «Panem et circenses» de Françoise Major : «Il devait feeler content d’être là […]» (le Nombril de la lune, p. 152).

 

Références

Bienvenu, Sophie, Et au pire, on se mariera. Récit, Montréal, La mèche, 2011, 151 p.

Bienvenu, Sophie, Chercher Sam. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2014, 169 p.

Huglo, Marie-Pascale, Revers, Québec, L’instant même, 1998, 142 p.

Major, Françoise, le Nombril de la lune. Nouvelles, Montréal, Le Cheval d’août, 2018, 276 p.

Peurs québécoises

Lula Carballo, Créatures du hasard, 2018, couverture, 2018, couverture

Le film de peur est un film film d’horreur : «Nous regardons un film de peur. Une jeune fille habite avec un tueur à gages. Elle prend sa douche et du sang se mêle à l’eau du jet qui s’écoule sur la porcelaine blanche» (Créatures du hasard, p. 68).

Qui part en peur, alors qu’il ne le devrait pas, se laisse emporter, exagère : «Et quand je disais qu’il nous en coûterait deux cent cinquante dollars par jour (hébergement inclus) pour subsister, je calculais trois repas par jour au restaurant, mais je me rends compte que je partais en peur» (Document 1, p. 146).

Si l’on en croit le Petit Robert (édition numérique de 2014), «Conter, raconter des peurs», c’est raconter «des histoires effrayantes, faire peur». Il n’est peut-être pas besoin d’aller jusque-là. Définition du Supplément 1981 du dictionnaire de Léandre Bergeron : «Se conter des peurs — Craindre sans raison. Imaginer des dangers inexistants» (p. 133). Chez Pierre DesRuisseaux : «Raconter des faussetés, tromper qqn, plaisanter» (p. 242). Exemple : «Ajoutons une autre notion, la notion de plaisir. Plaisir à se retrouver, à placoter, à se raconter des peurs, ça n’a jamais été un travail pénible, cette revue. Plaisir et amitié. Je pense que ça joue aussi. Comme qualité et comme considération» (Jean-Guy Pilon, «La 150e réunion», p. 35).

Pour bien souligner son étonnement devant une coïncidence, pour marquer que deux (grands) esprits se sont rencontrés, on pourra dire ça fait peur : «En même temps, Céline et Robert ont pensé inviter des éléphants au baptême; ça fait peur» (Dictionnaire québécois instantané, p. 162).

Voilà quelques peurs courantes au Québec, que ne connaissent pas tous les dictionnaires du français de référence.

P.-S.—Ce n’est pas la première fois que l’Oreille s’intéresse à partir en peur.

 

Références

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise précédé de la Charte de la langue québécoise. Supplément 1981, Montréal, VLB éditeur, 1981, 168 p.

Blais, François, Document 1. Roman, Québec, L’instant même, 2012, 179 p.

Carballo, Lula, Créatures du hasard. Récit, Montréal, Cheval d’août, 2018, 144 p. Ill.

«La 150e réunion. Enregistrement d’une réunion de la revue Liberté où Jacques Folch-Ribas tenta de donner une dimension d’anniversaire à des conversations libres», Liberté, 95-96 (16, 5-6), septembre-décembre 1974, p. 5-43. https://id.erudit.org/iderudit/1492ac

DesRuisseaux, Pierre, Trésor des expressions populaires. Petit dictionnaire de la langue imagée dans la littérature et les écrits québécois, Montréal, Fides, coll. «Biblio • Fides», 2015, 380 p. Nouvelle édition revue et augmentée.

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture