Maux linguistiques anciens

Arthur Buies, la Lanterne, éd. de 2018, couverture

L’Oreille tendue a déjà manifesté son étonnement devant la féminisation, par certains Québécois, de mots masculins (une avion). Elle ne s’étonne pas moins devant le mot argent utilisé au pluriel et au féminin (des argents importantes).

Le mal est ancien, puisque Arthur Buies le décrivait dès le 24 septembre 1868 dans le deuxième numéro de son journal la Lanterne :

J’ai toujours remarqué que les Canadiens ont un amour prononcé pour le féminin — c’est à ce sentiment sans doute qu’ils doivent leur autonomie nationale —, ainsi ils disent invariablement «la grande air, une belle hôtel, de la bonne argent» quand ils ne disent pas «des argents» grand Dieu ! et pourtant des argents sont plus rares que de l’argent. Mais voilà le Journal de Québec, particulièrement attaché à la conservation de notre nationalité, qui trouve qu’il n’y a pas encore assez de féminin; il dit : «Si cette impôt que l’on prélève est destiné… mais si elle vise à éloigner… nous la trouvons injuste et inutile» (p. 59).

Oui, ce Buies-là.

 

[Complément du 28 décembre 2022]

Si l’on en croit Annie Ernaux, dans le roman les Armoires vides, le féminin était aussi entendu en Normandie : «Les billets sont palpés, mouillés par mon père, et ma mère s’inquiète. “Combien qu’on a fait aujourd’hui ?” Quinze mille, vingt mille, fabuleux pour moi. “L’argent, on la gagne”» (éd. de 2022, p. 25).

 

Références

Buies, Arthur, la Lanterne. L’ennemi instinctif des sottises, des ridicules, des vices et des défauts des hommes, Montréal, Lux, coll. «Mémoire des Amériques», 2018, 193 p. Ill. Texte établi et présenté par Jonathan Livernois et Jean-François Nadeau.

Ernaux, Annie, les Armoires vides, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1600, 2022, 181 p. Édition originale : 1974.

Angle masculin

La footballeuse norvégienne Ada Hegerberg remporte le Ballon d’or 2018. Un certain Martin Solveig lui demande si elle sait twerker.

Réaction, sur Twitter, de @rafov74 :

Qu’est-ce que cette fourche ? Sollicitons l’aide du Petit Robert, de Rébecca Deraspe et de Léandre Bergeron.

Le Petit Robert, édition numérique de 2014 : «Angle formé par les jambes.»

Rébecca Deraspe, Gamètes, 2017 : «Ça va être beau, cette vie-là ! David va se gratter la fourche en buvant du gin pendant que toi, tu vas crever dans le vomi de ton handicapée» (p. 36).

Léandre Bergeron, Dictionnaire de la langue québécoise, 1980 : «Partie du corps qui, avec les deux jambes, forme une fourche. Ex. : Recevoir un coup de pied dans la fourche. — Pénis» (p. 233).

Dans le cas qui nous occupe, la fourche et la bêtise sont clairement masculines.

 

Références

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Deraspe, Rébecca, Gamètes, Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 12, 2017, 117 p. Ill. Suivi de «Contrepoint. Ce qui nous cimente» par Annick Lefebvre.

Humeur du moment ?

Philippe Girard, la Grande Noirceur, 2014, p. 61

Le Petit Robert (édition numérique de 2014) connaît le sens «régional (Canada)» de marabout : «De mauvaise humeur, désagréable. => boudeur, bougon, irritable.»

Les exemples ne manquent pas, qui confirment la définition du Robert.

Chez Bernard Arcand : «Les faits donnent incontestablement raison aux marabouts et à tous ceux qui se lamentent» (p. 21).

Chez Éric Dupont : «Ce dernier, un homme autrement assez doux, ne frappait pas par conviction, mais parce que sa femme l’avait, par ses hurlements, tiré d’un sommeil profond dont il était sorti marabout, impatient et irrité» (p. 151-152).

Chez David Goudreault : «Reynald était marabout. La journée allait être longue» (p. 112).

Chez Érika Soucy : «Ah, y va pas pire… Hier, y’était un peu marabout là, mais…» (p. 130).

 

Illustration tirée de la Grande Noirceur, de Philippe Girard (p. 61).

 

Références

Arcand, Bernard, Abolissons l’hiver ! Livre (très) pratique, Montréal, Boréal, 1999, 112 p.

Dupont, Éric, la Fiancée américaine. Roman, Montréal, Marchand de feuilles, 2015, 877 p. Édition originale : 2012.

Girard, Philippe, la Grande Noirceur, Mécanique générale, 2014, 87 p.

Goudreault, David, la Bête à sa mère, Montréal, Stanké, 2015, 231 p.

Soucy, Erika, les Murailles, Montréal, VLB éditeur, 2016, 150 p.

Bien peu

«Pas tant», la Presse+, 22 novembre 2018

Entendu un soir à la maison, dans la bouche d’une vingtenaire : «Mathieu Bock-Côté, je l’aime pas tant.»

Lu l’autre jour, chez Mahigan Lepage : «Je n’aime pas tant l’app Photos d’iOS, mais elle a au moins l’avantage de donner un aperçu visuel des photos.»

Découvert chez Christine Beaulieu dans J’aime Hydro :

«Aussi, je me disais : le dossier de l’électricité ? Oui, je me sentais concernée par ça, j’ai une facture, ça me préoccupait… Mais est-ce que ça me mobilisait tant que ça ?

Pas tant» (p. 37).

Bref, la formule euphémisante pas tant n’est pas rare dans le Québec contemporain.

Synonymes : guère, (bien) peu, (vraiment) pas.

Antonyme : correct.

Historique : la réduction de pas tant que ça à pas tant n’est pas récente, le Petit Robert (édition numérique de 2014) en donnant une occurrence chez les Goncourt («Je te croyais bête, Pluvinel, mais pas tant, vrai !»).

 

[Complément du 17 juin 2019]

Dans les exemples ci-dessus, pas tant est utilisé seul ou modifie un verbe. Cette expression adverbiale peut aussi modifier un adjectif : «La pièce trahit l’existence d’une famille pas tant portée sur le ménage […]» (Fanny Britt, les Retranchées, p. 43).

 

Références

Beaulieu, Christine, J’aime Hydro, Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 13, 2017, 253 p. Illustrations de Mathilde Corbeil.

Britt, Fanny, les Retranchées. Échecs et ravissement de la famille, en milieu de course, Montréal, Atelier 10, coll. «Documents», 15, 2019, 97 p.