In memoriam. Jean M. Goulemot (1937-2023)

Signature de Jean M. Goulemot

Jean M. Goulemot était dix-huitiémiste.

Il a consacré au Siècle des lumières de nombreux ouvrages. Discours, révolutions et histoire : représentations de l’histoire et discours sur les révolutions de l’âge classique aux Lumières, tiré de sa thèse, a d’abord paru en 1975, puis en 1996. Ces livres qu’on ne lit que d’une main. Lecture et lecteurs de livres pornographiques au XVIIIe siècle (1991 et 1994) est un très grand livre de critique littéraire, qui essaie de répondre à une question capitale : la littérature est-elle capable de pousser ses lecteurs à faire quelque chose, de les faire passer à l’acte ? (Oui.) Il a laissé plusieurs ouvrages destiné au public scolaire : le Siècle des Lumières (1968, 1972 et 1975, avec Michel Launay et Georges Mailhos), Histoire littéraire de la France. III. De 1715 à 1789 (1975, codirigé avec Michèle Duchet; rééditions), la Littérature des Lumières (1989 et 2002), Vocabulaire de la littérature du XVIIIe siècle (1996, avec Didier Masseau et Jean-Jacques Tatin-Gourier).

Il a procuré nombre d’éditions de textes : J. D. T. de Bienville, Casanova, Diderot, Valentin Jamerey-Duval, Marivaux, Prévost, Rétif de la Bretonne, Rousseau, Sade, Jean-Baptiste Thiers, Samuel Auguste Tissot, Voltaire.

Le critique, l’historien de la littérature et l’éditeur avait une une attitude encore beaucoup trop rare dans les études littéraires : il ne cherchait pas à travailler uniquement sur des objets qu’il goûtait. Dans son anthologie de Casanova, il écrit : «je reconnais volontiers mon peu de goût pour la vanité satisfaite et exhibitionniste de cet homme à femmes» (p. 10). S’agissant de littérature pornographique, il devait sans cesse répéter à ses lecteurs à l’œil égrillard qu’il n’y prenait strictement aucun plaisir. Il a un jour confié à l’Oreille tendue que les Liaisons dangereuses, de Laclos, lui faisaient l’effet d’«un pic à glace». La leçon est importante : on peut interpréter un auteur ou une œuvre sans en devenir le défenseur.

Jean M. Goulemot n’a pas écrit que sur le XVIIIe siècle. En 1981 (rééd. : 2009), le Clairon de Staline : de quelques aventures du Parti communiste français est un étonnant petit livre, que l’on rattacherait aujourd’hui à l’histoire culturelle. Un viticulteur français écrit en 1949 au chef d’État russe pour son anniversaire et lui offre son clairon : à partir de là, l’auteur réfléchit aux rapports de la France au communisme. L’Amour des bibliothèques, en 2006, est un parcours très personnel dans une série de bibliothèques, réelles et fictives. Jean M. Goulemot, dont l’Espagne était la seconde patrie, s’y livre notamment à une belle comparaison ibéro-hexagonale des graffitis dans les toilettes des bibliothèques. Ses collègues et amis savent l’importance qu’avait pour lui la Bibliothèque nationale de France, d’abord rue de Richelieu, puis quai François-Mauriac. Écrit avec Daniel Oster, Gens de lettres, écrivains et bohèmes. L’imaginaire littéraire 1630-1900 (1992), est un ouvrage que l’Oreille a constamment utilisé en classe et dans ses recherches. Adieu les philosophes. Que reste-t-il des Lumières ? (2001) veut saisir la fortune du XVIIIe siècle sur la longue durée. Il est vrai que Jean M. Goulemot a toujours été obsédé par la question de la mémoire. Ainsi que le disait, en régie, un des participants à l’émission Panorama de France Culture, dont il était un habitué : «Lui, son truc, c’est la mémoire» (1986).

L’auteur de l’Amour des bibliothèques aimait les livres et il en avait une belle collection, mais sa passion de collectionneur portait sur toutes sortes d’objets. Professeur invité au Département d’études françaises de l’Université de Montréal au début des années 1990, il courait les librairies d’occasion montréalaises pour y acheter des bandes dessinées francobelges. Cet amoureux des puces parisiennes s’y rendait tôt le samedi matin, lampe de poche à la main, histoire de trouver la pièce rare. L’Oreille l’a accompagné une fois : elle en est revenue avec un manuel de typographie et une jolie petite boîte («Il lui faut simplement un point de colle») pour sa compagne. Il avait aussi une bouteille de vin rouge en poche ce jour-là, destinée à un de ses bons fournisseurs.

Jean M. Goulemot était un homme de fidélités (amicales, intellectuelles, morales). L’Oreille l’a d’abord connu par des amis communs, puis l’a souvent fréquenté dans les années 1990 et au début des années 2000. Ils ont collaboré à une équipe de recherche commune, le MADONNA, ils ont édité un numéro de la revue Études françaises, ils ont participé à des colloques et à des ouvrages collectifs ensemble. L’Oreille avait été honorée de participer au volume d’hommages le XVIIIe siècle. Histoire, mémoire et rêve. Mélanges offerts à Jean Goulemot (2006), elle qui garde un si vif souvenir des échanges à l’Université de Tours, où son collègue a fait l’essentiel de sa carrière.

Jean M. Goulemot était aussi de bon conseil. Il avait dit à l’Oreille, peu de temps après sa soutenance de thèse, qu’elle devait tout de suite élargir ses champs de recherche et éviter la surspécialisation. Sinon, on risquait de vouloir l’enfermer à tout jamais dans le sujet de cette thèse, les lettres de Diderot. Message bien reçu, Jean.

Jean M. Goulemot est mort à Paris le 9 avril 2023.

P.-S.—On trouvera une liste des œuvres de Jean M. Goulemot ici. Quelques-unes ont été traduites en anglais et en espagnol.

P.-P.-S.—Il a lui-même évoqué son «Parcours» intellectuel en 2002.

 

[Complément du 11 mai 2023]

À lire, cet hommage de Pierre-Yves Beaurepaire pour le magazine l’Histoire.

 

[Complément du 14 mai 2023]

Au «Parcours» signalé plus haut, on ajoutera avec profit les deux préfaces de Goulemot à la publication de sa thèse (1973), celle de l’édition originale en 1975, puis celle de la réédition de 1996. De cette dernière retenons trois choses.

L’importance pour Goulemot de trouver, dans le monde savant, «une écriture qui ne fût pas indifférente» (p. 12) et de refuser «l’impersonnalité d’une rhétorique académique» (p. 13).

Des positions méthodologiques : «analyser des représentations, un outillage mental, un imaginaire du temps et de l’histoire, mettre au jour le travail de l’événement dans les textes littéraires, dégager des postulations et des ruptures, par lesquelles et grâce auxquelles l’événement se constitue, l’histoire devient lisible et la politique de l’institution se légitime et se fonde» (p. 13).

La volonté de ne pas se «sentir ligoté par ce premier travail» (p. 15).

 

Références

Casanova, Giacomo, Histoire de ma vie. Anthologie. Le voyageur européen, Paris, Le livre de poche, coll. «Classiques de poche», 32695, 2014, 597 p. Édition préfacée, commentée et annotée par Jean M. Goulemot.

Études françaises (Université de Montréal), 32, 2, automne 1996, 93 p. : «Faire catleya au XVIIIe siècle. Lieux et objets du roman libertin». Études réunies et présentées par Jean M. Goulemot et Benoît Melançon. http://www.erudit.org/revue/etudfr/1996/v32/n2/index.html

Goulemot, Jean M., le Règne de l’Histoire. Discours historiques et révolutions. XVIIe-XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, coll. «Bibliothèque Albin Michel Idées», 1996, 455 p.

Goulemot, Jean M., «Parcours», dans Caroline Jacot Grapa, Nicole Jacques-Lefèvre, Yannick Séité et Carine Trevisan (édit.), le Travail des Lumières. Pour Georges Benrekassa, Paris, Honoré Champion, coll. «Colloques, congrès et conférences. Le siècle des philosophes», 8, 2002.

Masseau, Didier (édit.), le XVIIIe siècle. Histoire, mémoire et rêve. Mélanges offerts à Jean Goulemot, Paris, Honoré Champion, coll. «Colloques, congrès et conférences sur le dix-huitième siècle», 12, 2006, 365 p.

Autopromotion 698

«Dessein», deuxième volume des planches de l’Encyclopédie, Paris, 1763, planche XXXIV

La 558e livraison de XVIIIe siècle, la bibliographie de l’Oreille tendue, est servie.

La bibliographie existe depuis le 16 mai 1992. Elle compte 65 647 titres.

Illustration : «Dessein», deuxième volume des planches de l’Encyclopédie, Paris, 1763, planche XXXIV

Accouplements 205

«Cannabis 02 bgiu», photographie par Bogdan

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Les dernières lignes de Candide (1759), de Voltaire, sont célèbres : «Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin» (éd. Magnan 1984, p. 184).

Elles ont été reprises à toutes les sauces (voir ici). Prenons deux exemples, liés l’un et l’autre au cannabis.

Chez Frédéric Beigbeder, dans 99 francs (2000). Il y a, en apparence, un eldorado dans ce roman, un lieu coupé du monde où il fait bon vivre, un asile où se tenir à l’écart du monde et être heureux : ce n’est pas une métairie, comme chez Voltaire, mais une île pour richards réputés morts, «Ghost Island, dans l’archipel des Caïmans» (p. 255), et son hôtel de luxe, «l’Escape Complex Castaneda» (p. 263). S’y côtoient, parmi d’autres, Claude François et la princesse Diana, Romain Gary et Charles Bukowski, Antoine Blondin et Salman Rushdie, dans les effluves de «ganja» (p. 263) : «Toutes les drogues existantes sont déposées chaque matin sur leur paillasson dans une jolie valise Hermès» (p. 266). Et Voltaire est présent : «Il faut foutre le camp comme Gauguin, Rimbaud ou Castaneda, voilà tout. Partir sur l’île déserte avec Angelica qui met de l’huile sur les seins de Juliana qui te pompe le dard. Cultiver son jardin de marijuana en espérant seulement qu’on sera mort avant la fin du monde» (p. 34).

Chez David Lopez, dans Fief (2017), dans le chapitre «Sur la chatte à Voltaire». Jonas, le narrateur, se rend chez Romain y retrouver ses amis Ixe, Poto, Habib, Miskine. Que lui montre Ixe, dans le jardin ?

On passe la véranda, un store cassé pend du haut de la vitre jusqu’à toucher le sol, et on arrive dehors où une petite terrasse précède un jardin tout en longueur. Derrière c’est comme devant. Ce Romain est soit une feignasse soit un putain d’amoureux de la nature. Sur la gauche, là où se dirige Ixe, un espace semble pourtant aménagé. Il a construit un cabanon aux parois grillagées qui contient un buisson. Il attrape l’extrémité d’une branche passée à travers le grillage, regarde-moi ça il dit, et je vois une grosse tête d’herbe bien compacte, dense, et grasse au toucher (éd. de 2019, p. 42).

Débarquent alors Untel et Lahuiss; c’est ce dernier qui fait le lien entre la drogue en train de pousser et Voltaire.

Lahuiss, en tapotant sa clope éteinte contre l’ongle de son pouce, se lève de sa chaise, et avec l’air d’un mec super fier de ce qu’il s’apprête à dire, il dit au moins, on peut considérer que c’est une manière comme une autre de cultiver son jardin. Habib fait houla, qu’est-ce qu’il nous raconte çui-là. Quoi tu connais pas Voltaire, demande Lahuiss faussement outré. Wesh les gars y en a parmi vous qui sont allés au lycée ? Cultiver son jardin, c’est dans Candide. Tu vois ou pas, Candide (p. 52).

Un classique, c’est ça : un texte constamment mobilisable.

 

P.-S.—Beigbeder parle de «ganja» et de «marijuana»; Lopez, d’«herbe» ou de «beuh» (p. 123). Voltaire aurait-il parlé «de la weed» ou «du weed» ? Ça se discute.

P.-P.-S.—L’Oreille tendue a déjà commenté la dimension voltairienne de 99 francs. C’était en 2003, dans les Cahiers Voltaire.

P.-P.-P.-S.—Elle a déjà eu l’occasion de dire tout le bien qu’elle pensait d’un récent livre de Beigbeder.

P.-P.-P.-P.-S.—Stéphanie Géhanne Gavoty a étudié l’intertexte voltairien dans Fief. C’était en 2019, toujours dans les Cahiers Voltaire.

 

[Complément du 13 avril 2023]

Utiliser une citation apocryphe de Voltaire — «Appreciation is a wonderful thing : It makes what is excellent in others belong to us as well» (voir Wikipédia) — pour vendre du cannabis ? C’était déjà le cas en 2017, comme l’indiquait l’Oreille dans ses Curiosités voltairiennes.

Citation apocryphe de Voltaire, publicité de cannabis, 2017

 

Illustration : Bogdan, «Cannabis 02 bgiu», 2005, photo déposée sur Wikimedia Commons

 

Références

Beigbeder, Frédéric, 99 francs, Paris, Bernard Grasset, 2000, 282 p.

Gavoty, Stéphanie Géhanne, «Enquête sur la réception de Candide (XVII). Coordonnée par Stéphanie Géhanne Gavoty», Cahiers Voltaire, 18, 2019. Voir p. 234-238.

Lopez, David, Fief. Roman, Paris, Seuil, coll. «Points», P4874, 2019, 236 p. Édition originale : 2017.

Melançon, Benoît, «Enquête sur la réception de Candide. Coordonnée par André Magnan», Cahiers Voltaire, 2, 2003. Voir p. 257-258.

Voltaire, Candide ou l’Optimisme, Paris, Bordas, coll. «Univers des lettres Bordas», 1984, 191 p. Édition d’André Magnan. Édition originale : 1759.

Autopromotion 697

«Dessein», deuxième volume des planches de l’Encyclopédie, Paris, 1763, planche XXXIII

La 557e livraison de XVIIIe siècle, la bibliographie de l’Oreille tendue, est servie.

La bibliographie existe depuis le 16 mai 1992. Elle compte 65 497 titres.

Illustration : «Dessein», deuxième volume des planches de l’Encyclopédie, Paris, 1763, planche XXXIII

Autopromotion 696

«Dessein», deuxième volume des planches de l’Encyclopédie, Paris, 1763, planche XXXII

La 556e livraison de XVIIIe siècle, la bibliographie de l’Oreille tendue, est servie.

La bibliographie existe depuis le 16 mai 1992. Elle compte 65 347 titres.

Illustration : «Dessein», deuxième volume des planches de l’Encyclopédie, Paris, 1763, planche XXXII