Lecture recommandée du jour

L’Oreille tendue est professeure (à l’Université de Montréal) et éditrice (aux Presses de l’Université de Montréal). Comme professeure, elle a eu à gérer son lot de plagiaires, à tous les cycles universitaires. Comme éditrice, elle vient d’apprendre qu’une des revues des Presses de l’Université de Montréal, Études françaises, a été victime, ainsi que plusieurs autres, d’un plagiaire en série, un être à l’identité trouble, «R.-L. Etienne Barnett» (les guillemets s’imposent).

Michel Charles le démasque sur le site Fabula dans un article passionnant intitulé «Le plagiat sans fard. Recette d’une singulière imposture». Il présente trente-cinq cas de plagiat sous la signature de «Barnett». («Misère», écrit euphémiquement une victime du plagiaire sur Facebook.)

Parfois le ton de Charles est léger :

Son curriculum vitae complet reste introuvable et ne semble exister que sous la forme de «paquets» de titres et de fragments plus ou moins romancés, il n’entretient apparemment pas de page personnelle, je ne connais personne qui l’ait vu; ce dernier point est remarquable, mais je dois dire que, dans cette affaire, je m’en suis tenu presque exclusivement aux textes — et eux-mêmes ne l’ont pas beaucoup vu.

À d’autres moments, il est plus grave, car l’article met au jour des dysfonctionnements de l’édition scientifique telle qu’elle se pratique aujourd’hui (évaluation par les pairs, fonctionnement de la recherche, veille bibliographique, constitution des comités de rédaction de revue, classement «mondial» des universités, politiques de libre accès [open access], etc.).

Le texte est long, mais à lire (ici). L’Oreille l’a notamment recommandé aux étudiants de son séminaire de doctorat.

 

[Complément du 12 novembre 2014]

Comme on l’imagine, l’affaire révélée hier par Fabula fait beaucoup causer dans les chaumières académiques.

Certains collègues de l’Oreille tendue s’amusent des agissements de «R.-L. Etienne Barnett» (pas elle).

D’autres apportent de l’eau au moulin de Michel Charles. Un professeur d’outre-Outaouais a eu récemment à évaluer un texte pour une revue sud-américaine; il s’est aperçu du plagiat et l’a dénoncé à la revue. Le texte original, déjà plagié par «R.-L. Etienne Barnett», est le numéro 19 de la liste de Charles.

Un dernier collègue voit dans le parcours «universitaire» de «R.-L. Etienne Barnett» un nouveau signe de la «dérive mercantile des University Inc.». Ce serait un autre des dysfonctionnements qu’évoquait l’Oreille hier.

Si les chercheurs sont troublés, les éditeurs savants ne le sont pas moins. Des revues s’interrogent sur leur mode de fonctionnement. Au moins un grand groupe éditorial a lancé une enquête interne.

Sur un mode plus léger, on se souviendra qu’il existe des dysfonctionnements du monde de l’édition scientifique plus cocasses que ceux exposés pas Fabula.

Il y a deux ans, presque jour pour jour, l’Oreille reproduisait une sibylline note d’un article de critique littéraire.

Aujourd’hui même, l’excellent @AcademicsSay reproduit un passage d’un article de biologie, manifestement pas destiné à la publication.

Il faut toujours se relire avant de publier

Quelques minutes plus tard, le même compte Twitter annonçait que le texte original avait été corrigé.

Le même article après correction

On le regrette presque, tellement les auteurs paraissaient sincères dans leur première version.

 

[Complément du 13 novembre 2014]

Les comportements de «R.-L. Etienne Barnett» méritent d’être dénoncés.

Cette dénonciation a malheureusement des effets pervers. Elle permet à certains de s’en prendre, indistinctement et de manière non informée, à nombre d’aspects du travail savant : l’évaluation par les pairs, les modes de subvention de la recherche universitaire, l’expertise des carrières, les nouveaux circuits de diffusion (le libre accès, par exemple). Cela s’appelle jeter le bébé avec l’eau du bain.

Il faut se méfier de pareils dérapages.

 

[Complément du 20 novembre 2014]

Dans un texte qui vient tout juste de paraître, un collègue de l’Oreille, René Audet, situe le cas de «R.-L. Etienne Barnett» dans le contexte plus large de l’édition scientifique en sciences humaines. C’est à lire, ici.

 

[Complément du 16 février 2015]

Dans un texte intitulé «Retraction Note to: Various articles by R.-L. Etienne Barnett in Neohelicon», la revue Neohelicon vient d’annoncer qu’elle retire de son site treize textes «signés» par «R.-L. Etienne Barnett». Voir ici.

 

[Complément du 14 mai 2015]

La revue Symposium s’est fait prendre elle aussi. Rétractation .

 

[Complément du 16 juin 2018]

«R.-L. Etienne Barnett» a publié un livre en 2017. Le collègue Volker Schröder décrit ce livre sur son blogue, Anecdota, dans un texte intitulé «Barnett redivivus». Merci.

Autopromotion 137

Entre 13 h et 14 h, l’Oreille tendue sera à la radio de Radio-Canada, à l’émission Plus on est de fous, plus on lit !, pour essayer de répondre à une question impossible : «Que devraient lire les élèves du secondaire ?» Elle proposera — c’est la règle du jeu — cinq titres.

 

[Complément du jour]

On peut (ré)entendre l’entretien ici. Il réunissait le rappeur Biz, l’enseignante Lynda Dion et l’Oreille, et était animé par Marie-Louise Arsenault. L’historien et sociologue Gérard Bouchard a aussi pris part aux échanges.

Les choix de l’Oreille ? (Classés par niveau, alors que personne ne le lui a demandé.)

Première secondaire : Cyrano de Bergerac (1897) d’Edmond Rostand

Deuxième secondaire : Bonheur d’occasion (1945) de Gabrielle Roy

Troisième secondaire : Roméo et Juliette (1597) de Shakespeare

Quatrième secondaire : l’Homme rapaillé (1970) de Gaston Miron

Cinquième secondaire : Candide (1759) de Voltaire

Autres œuvres considérées ?

Les Souffrances du jeune Werther (1774) de Goethe

Le Cid (1637) de Corneille

Les contes d’Edgar Allan Poe

Volkswagen Blues (1984) de Jacques Poulin

Côte-des-Nègres (1998) de Mauricio Segura

Ses critères de sélection ?

Plusieurs genres (théâtre, roman, poésie)

Plusieurs époques (du XVIe au XXe siècle)

Plusieurs aires géographiques (France, Québec, étranger)

Des œuvres complètes (pas d’extraits)

Des œuvres pas démesurément longues

Des œuvres avec un prolongement médiatique

Plus ça change…

L’Oreille tendue — si si — a déjà été jeune. Professeure récemment embauchée à l’Université de Montréal, elle a publié le texte ci-dessous, à propos des compressions budgétaires en matière d’éducation supérieure qu’on imposait déjà alors. Elle le relit dix-huit ans plus tard et elle se dit que, malheureusement, elle y changerait peu de choses.

*****

Dans une société qui n’en a que pour l’argent, on ne s’étonnera pas de voir l’économisme envahir l’ensemble des pratiques sociales : le rire épais est légitime parce qu’il encaisse, les mises à pied massives sont nécessaires pour que roulent les affaires (et se fassent rouler les chômeurs), le déficit gouvernemental est l’aune à laquelle mesurer tout choix de société, si tant est qu’une telle expression ait encore un sens. L’Université n’est évidemment pas épargnée par ce discours de la rentabilité immédiate et définitive. Cela s’est-il exacerbé au cours des quinze dernières années ? Sans aucun doute — et ce n’est pas terminé : les faussetés que l’on entend un peu partout aujourd’hui sur les institutions supérieures de savoir ne laissent pas entrevoir des lendemains qui chantent. Cela ne libère pas de l’obligation de les dénoncer.

L’Université est une. À entendre ses détracteurs et — ce qui est pire — ses prétendus zélateurs, il y aurait une Université, identique à elle-même en chacune de ses constituantes. Ce pseudo-argument est d’un poids considérable à une époque où chacun a le mot rationalisation à la bouche : on coupe uniformément, puisque chacun a les mêmes besoins. C’est faux. Les provinces canadiennes ne sont pas égales en ce qui concerne l’accès au postsecondaire : pour les études de premier cycle, le Québec, société distincte là aussi, tire toujours de la patte par rapport aux autres. Les établissements en région ont des difficultés (et des avantages) qui leur sont propres et qui les distinguent de ceux des grands centres (l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue n’est pas l’Université du Québec à Montréal), et cela est également vrai dans ces grands centres (Concordia n’est pas McGill). La nature des équipements indispensables varie d’une discipline à l’autre : le laboratoire d’un biologiste n’est pas la bibliothèque de l’humaniste. Suivant les spécialités de chacun, la diffusion du savoir ne se fait ni au même rythme (article ou livre ?) ni dans les mêmes conditions (recherche individuelle ou collective ?) ni en fonction des mêmes impératifs linguistiques (l’anglo-américain ou une langue nationale ?). L’enseignement ne se dispense pas de façon semblable selon que l’on veut former des informaticiens ou des philosophes, que les programmes sont contingentés ou non, que la persévérance est encouragée ou pas, que les groupes sont petits ou gros, que l’on est en début ou en fin de carrière. À tout seigneur tout honneur : l’argent, lui, ne pèse pas du même poids sur un oncologiste et sur un épistologue (un exégète de la lettre), surtout s’il provient d’une commandite plutôt que d’une subvention publique.

L’Université est une entreprise. Le courage politique nécessaire à la défense de la primauté de l’éducation faisant défaut et le discours de la compression résonnant dans tous les secteurs de la société, plusieurs ont voulu convertir l’Université en une entreprise comme les autres, à mener comme les autres, à dégraisser comme les autres. Or l’Université n’est pas une entreprise : on n’y trouve pas des clients, mais des étudiants; on n’y offre pas des produits clés en main, mais une formation intellectuelle dont on souhaite qu’elle soit la plus large et la plus adaptable possible; les rythmes de la réflexion n’y sont pas soumis aux impératifs du marché et aux exigences du court terme; la logique de la rentabilité et de la productivité y est contraire au développement de l’esprit critique et de la faculté d’analyse (apprendre, ça prend du temps). Peut-on gérer certains services de l’Université comme on le fait dans le privé ? Certes. Faut-il combattre la suradministration qui y règne parfois ? Sans aucun doute. Peut-on la traiter dans son ensemble comme une entreprise ? Non. Ce serait céder aux intérêts à courte vue de ceux pour lesquels le savoir est dangereux s’il est couplé à la liberté, celle-ci entraînant une prise de distance à l’égard du triomphalisme monétaire ambiant et des discours pompiers sur l’excellence.

Les professeurs d’université sont des privilégiés. Vouloir rentabiliser l’Université en la transformant en usine, c’est notamment s’attaquer à ce que l’on perçoit trop souvent comme des privilèges indus : permanence, emploi du temps réputé léger, salaires faramineux, etc. Si, pour les économistes et les éditorialistes néolibéraux, occuper un emploi est un privilège, il va de soi qu’être professeur à l’Université est le privilège par excellence, la permanence y étant généralement acquise après quelques années d’exercice de la profession. Les choses sont beaucoup moins simples si, au contraire, on pense que travailler n’est pas un privilège, mais un droit ou une responsabilité, et que la sécurité d’emploi n’engendre pas fatalement paresse et refus du renouvellement. Le lieu commun selon lequel les professeurs bénéficieraient de sinécures parce qu’ils n’enseigneraient que six heures par semaine et qu’ils auraient droit à plusieurs mois de vacances par année est d’une telle bêtise qu’il laisse pantois : quiconque a suivi une semaine d’un professeur sait qu’entre l’enseignement, la recherche, l’administration, l’encadrement des étudiants, les services à la collectivité et le rayonnement (pour le dire en termes bureaucratiques) il reste peu de temps pour le farniente. Des professeurs ont la semaine de quarante heures ? Qu’ils se fassent connaître ! En matière de salaires, enfin, on se souviendra que les échelles de rémunération — qui varient selon les universités, mais ça ne change rien à l’affaire — ne permettent à personne de s’enrichir aux frais des contribuables; on ne devient pas professeur par cupidité.

L’informatique va sauver l’Université. Si le modèle de l’entreprise est inadapté à l’activité intellectuelle et si les professeurs sont déjà débordés, quelles solutions apporter à la crise financière de l’enseignement supérieur, attendu que le ministère de l’Éducation a décidé qu’il y avait crise et que la seule issue à cette crise passerait par des budgets diminués et des charges de travail accrues ? Une panacée s’offrait, nineties oblige : l’informatique. De la même façon que l’Université ne peut être une entreprise dans la totalité de ses tâches, l’informatisation ne peut s’appliquer qu’en des domaines circonscrits de son fonctionnement : un ordinateur peut remplacer un fichier de bibliothèques (ce sera moins bien, comme l’a admirablement démontré Nicholson Baker dans The New Yorker, mais c’est concevable), les communications électroniques simplifient l’échange de renseignements, la gestion quotidienne est facilitée par les machines, mais, cela, ce n’est pas l’essentiel à l’Université. Elle est en effet un lieu de discussions, l’espace où se rencontrent concrètement des savoirs, une aire de confrontation entre maîtres et élèves, aussi bien qu’entre élèves (on entendra ces substantifs avec une flexibilité maximale). L’Université, c’est de l’intersubjectivité, et pour qu’il y ait intersubjectivité il faut qu’il y ait présence. Quand tel professeur de sociologie écrit qu’il «interagit» avec des banques de données, il montre qu’il n’a rien compris à la nature du travail intellectuel — ni à celle de l’informatique. (Il y a des écervelés à l’Université comme ailleurs : pas plus, pas moins.)

On peut faire plus avec moins. Tarte à la crème des tartes à la crème, slogan creux des creux slogans, bêtise ultime des niaiseries indépassables : faire plus avec moins. Avec moins, on peut faire moins, on peut faire différent, on peut faire autre chose, on peut faire pire — on ne peut pas faire mieux (ça se saurait). Ce vœu pieux de comptable en mal de réponses, ce lieu commun du discours de la crise, cet aveu de démission n’est que le signe d’une impuissance généralisée — à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Université — à promouvoir la formation universitaire pour ce qu’elle est : une entreprise — là, le mot est juste — qui demande des moyens, du temps et une volonté.

Il y a des manières de travailler intellectuellement qui dépendent d’impératifs spécifiques, des structures qui ne s’administrent pas comme les autres, des métiers qui exigent des conditions particulières, des pans de la pensée humaine qui ne se décomposent pas en séquences numériques, des enclaves où il n’est pas toujours loisible de faire plus avec moins. Ça s’appelle l’Université et c’est de plus en plus menacé. Certains applaudiront cette dévaluation de ce qu’ils considèrent à tort comme un luxe, d’autres gémiront; tous devraient réfléchir au sort d’une institution dont, jusqu’à maintenant, aucune société n’a pu faire l’économie.

 

Référence

Melançon, Benoît, «5 faussetés sur l’Université», Spirale, 150, septembre-octobre 1996, p. 9. Repris partiellement, sous le titre «Cinq faussetés sur l’université», dans la Presse, 16 octobre 1996, p. B3.

L’autre langue

En 2011, Jean Charest, qui était alors premier ministre du Québec, annonçait que l’enseignement intensif de l’anglais langue seconde deviendrait obligatoire dans les écoles du Québec pour tous les élèves de la sixième année de l’école primaire à compter de septembre 2015. Le Parti québécois de Pauline Marois, au moment de succéder au Parti libéral, décida de reporter l’application de cette mesure et commanda une étude à l’École nationale d’administration publique (le rapport de l’ÉNAP est ici). Revenus au pouvoir sous la direction de Philippe Couillard, les libéraux mirent fin au moratoire et le premier ministre confia ce dossier à l’ineffable Yves Bolduc, ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport et ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de la Science. La semaine dernière, le Conseil supérieur de l’éducation du Québec déposait son avis sur la même question (version courte, version longue).

Au micro de Michel Lacombe, dans le cadre de l’émission radiophonique de Radio-Canada Faut pas croire tout ce qu’on dit du 30 août, l’Oreille tendue a été appelée à donner, avec d’autres, son avis sur ce programme d’anglais intensif. Elle l’a fait à deux titres.

D’une part, son fils cadet est entré, le 28 août, dans un tel programme. (Nouvelles du front : après deux jours, il n’est ni bilingue, ni anglicisé, ni assimilé.)

D’autre part, l’Oreille aime bien réfléchir aux discours sur la langue au Québec. En matière d’enseignement de l’anglais, trois choses la frappent.

La première est que le débat repose sur des bases bien peu solides. Certains confondent l’immersion (toutes les matières enseignées dans la langue seconde) et l’enseignement intensif (une seule matière enseignée de façon intensive, en l’occurrence l’anglais). Cet enseignement ne vise pas à former des locuteurs bilingues, comme semble le croire le premier ministre du Québec, mais à donner aux élèves une maîtrise «fonctionnelle» d’une autre langue. Rien là de bien nouveau : cela se pratique, au Québec, depuis… 1976. Les effets de cette pratique pédagogique ont été beaucoup étudiés. Parmi les conclusions de ces études, deux sont à retenir : «un enseignement de l’anglais conforme au programme a également des effets positifs sur la maîtrise du français et sur toutes les tâches qui exigent de lire et d’analyser» (Avis du Conseil supérieur de l’éducation, p. 87); l’enseignement d’une langue seconde doit être offert à tous les élèves, y compris les élèves à risque et les élèves handicapés ou en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage. Sur toutes ces questions, et d’autres encore, il faut lire l’avis du Conseil supérieur de l’éducation; il est instructif et parfaitement clair. (L’Oreille y aurait coupé quelques faire en sorte que, mais c’est une de ses obsessions du moment. Il ne faut pas lui en vouloir.)

Deuxième remarque : ceux qui s’opposent à l’introduction de l’enseignement intensif de l’anglais en sixième année du primaire sous la forme que défend le gouvernement de Philippe Couillard le font pour toutes sortes de raisons, bonnes et mauvaises.

Certaines sont largement partagées. La plupart des personnes saisies de ce dossier sont d’accord pour dire que l’échéancier libéral est irréaliste : comment imaginer étendre en deux ans à la majorité des élèves québécois un programme qui ne touchait que 14,51 % de ceux-ci en 2013-2014 (Avis, p. 46) ? Il faudra former des professeurs, modifier le régime pédagogique, aménager des horaires, etc. En ce domaine, les besoins des uns et des autres varient grandement. (Ce programme ne saurait être universel. Il va de soi que les élèves bilingues des écoles francophones, par exemple, devraient en être exclus d’office.)

Le Conseil supérieur de l’éducation répond avec clarté à ceux qui craignent que l’enseignement de l’anglais langue seconde ne menace le français :

le véritable risque pour la pérennité du français au Québec ne réside pas dans un enseignement plus efficace de l’anglais, langue seconde, mais dans un manque de conscientisation des individus aux conséquences de leurs comportements langagiers et dans un affaiblissement des institutions qui défendent la langue officielle. La pérennité du français exige donc une vigilance constante de l’État, car elle ne pourra jamais être tenue pour acquise dans le contexte nord-américain. Cependant, protéger le français ne signifie pas renoncer à des compétences en anglais, puisque, au contraire, apprendre une autre langue augmente la capacité de réfléchir sur le fonctionnement de sa propre langue (Avis, p. 86).

Cela est clair.

Enfin, d’autres raisons des opposants sont, elles, difficiles à considérer avec sérieux. À croire certains lecteurs de la Presse ou du Devoir, il y aurait, derrière le projet libéral, une manœuvre d’anglicisation du Québec, voire une étape de plus dans l’assimilation des Québécois francophones. Il en est même qui brandissent le nom de Lord Durham. L’Oreille voit mal comment son fils pourrait être anglicisé, voire assimilé, parce qu’il aurait suivi cinq mois de cours intensifs d’anglais dans un parcours scolaire en français d’un minimum de onze ans (six ans de primaire, cinq ans de secondaire). Il est vrai qu’elle n’est guère portée sur la théorie du complot.

Reste une troisième et dernière chose à évoquer. Que faire de Montréal ? Parmi les exceptions qu’envisagerait d’appliquer le ministre Bolduc, certaines concerneraient les «quartiers allophones» de Montréal. L’Oreille tendue l’a dit en ondes : cela lui paraît absurde. Pourquoi ? Elle ne voit pas bien comment on pourrait refuser à certains élèves québécois un programme qui serait offert à d’autres sur la seule base d’une chose aussi floue que l’idée de «quartiers allophones». Par ailleurs, l’idée selon laquelle les élèves «allophones» parleraient évidemment l’anglais — et l’auraient appris sur des bases solides — est facilement contredite par la description de la réalité linguistique montréalaise. Les «allophones» parlent bien d’autres langues à la maison que l’anglais. (Le représentant syndical Sylvain Mallette, à Faut pas croire tout ce qu’on dit, rappelait qu’il se parle 159 langues maternelles sur le territoire de la Commission scolaire de Montréal.)

Cela amène à réfléchir aux rapports des langues entre elles. S’agissant toujours de la situation linguistique montréalaise, on se dit, à la lecture de la pléthore de textes sur le projet du gouvernement Couillard, que l’occasion serait belle, au moment où on réfléchit à l’enseignement de la langue seconde au Québec, pour essayer de sortir de la polarisation entre l’anglais et le français. Le pseudo-débat sur le «franglais» du mois de juillet aurait dû déjà le montrer : l’époque où l’on pouvait faire semblant qu’il n’y a que deux langues au Québec est révolue. Le Conseil supérieur de l’éducation suggère d’ailleurs de mettre en place, au préscolaire et au début du primaire, des activités d’«éveil aux langues» (Avis, p. 31). L’idée est bienvenue.

Cela étant, le débat n’est pas prêt de s’éteindre. Au Québec comme ailleurs — mais peut-être un peu plus au Québec —, les discussions en matière de langue sont toujours lourdement chargées d’émotions. En effet, le statut de l’enseignement de l’anglais ne peut pas ne pas renvoyer à celui de l’enseignement du français et, par extension, à celui du français dans l’espace public. Or les questions identitaires se règlent rarement dans la sérénité.

P.-S. — Par communiqué, le Conseil supérieur de la langue française «reçoit avec intérêt» l’avis du Conseil supérieur de l’éducation. Voilà qui devrait en rassurer quelques-uns parmi les craintifs. (Malheureusement, dans la phrase, incontestable, «Le français, langue commune et langue officielle du Québec, est indissociable de la culture et de l’identité québécoise», il manque un s à «québécoise».)

 

[Complément du 2 septembre 2014]

Dans le Soleil du jour, le caricaturiste André-Philippe Côté indique un bénéfice inattendu de l’enseignement intensif de l’anglais.