Quelques nouveaux mots en bibliothèque

Caricature du New Yorker

C’est connu : les bibliothécaires gèrent des collections. C’est moins connu : dans ces collections, il y a des néologismes. Allons-y voir.

Le travail des bibliothécaires a été bouleversé par l’arrivée du numérique, puis, plus récemment, par celle des usagers nés dans l’univers numérique. En anglais, on parle de digital natives. En français, on voit, mais rarement, digiborigène (aborigène digital) ces personnes qui ont grandi «avec l’ordinateur et les écrans portables, le Web et les réseaux sociaux», dixit le Devoir du 7 février 2015. Sur Twitter, @revi_redac faisait remarquer, à la suite de la parution de cet article, que le mot numéborigène (aborigène numérique) aurait été plus juste en français.

Les bibliothécaires ne travaillent pas que pour ces natif numériques (le Devoir, bis). Ils s’adressent à toutes sortes de clientèles et doivent leur offrir de nouveaux services. Parmi ceux-ci, il y a le prêt de tablettes numériques, tablettes dont les bibliothécaires se servent eux aussi pour aider les usagers, notamment, mais pas exclusiement, pour la référence nomade. Dès lors, pourquoi ne pas parler, avec @bibliomancienne, de tablothèque et donc de tablothécaires (les tabletarians), travaillant auprès des tablonautes ? S’agissant d’applications, on parlera d’applithécaire. On imagine donc facilement qu’ils doivent désormais développer des compétences techiques, devenir, pour certains, des informathécaires biblioticiens.

Cela étant, la mission des bibliothécaires dépasse la simple gestion d’outils. Ils sont là pour lutter, entre autres maux, contre l’illectronisme, cette fracture numérique, et pour donner accès à l’information sous toutes ses formes.

Plusieurs de ces néologismes sont rarement utilisés, du moins pour l’instant. Ce n’est pas le cas de curation (et de microcuration) et de curateur, voire de curationnisme, de curatorial ou de curator (en France, en français) auxquels il faut faire une place à part, vu leur succès.

Ces mots viennent de l’anglais, où on a pu les entendre sous diverses formes : curation (et auto-curation), curator, curationism, curatorial. Dans Vicky Cristina Barcelona, le film de Woody Allen (2008), quand ses hôtes l’interrogent sur ce qu’elle compte faire dans la vie, Vicky, jouée par Rebecca Hall, répond : «Maybe teaching maybe curating

Son sens ? Voici la définition qu’en proposait Nathalie Collard dans la Presse du 12 mars 2012 («Le curateur est-il un créateur ?», cahier Arts, p. 8).

Il n’y a pas si longtemps, le terme «curateur» était surtout associé au monde muséal, le curateur (ou conservateur) étant celui qui choisit les œuvres qui seront présentées dans le cadre d’une exposition.
Aujourd’hui, on a étendu la définition de la «curation» — un mot très laid, il faut en convenir — à toutes sortes de contextes, dont le travail journalistique. Le curateur (traduction du terme curator ou content curator) est celui qui choisit, trie, organise, hiérarchise, met en contexte et donne un sens à des objets ou à des informations. Le curateur fouille le web à la recherche d’informations et d’images qu’il juge pertinentes et intéressantes, les organise à sa façon et les partage avec les autres internautes sur son propre site.
[…]
À la différence de l’agrégateur de contenu qui se résume en gros à un vulgaire algorithme, le curateur est un être en chair et en os, curieux et passionné, qui passe des heures à explorer le web à la recherche de perles.

Sur le site RG Mobility, le 28 juin 2013, on proposait de distinguer la curation de l’agrégation et de la syndication :

Chaque fois que vous publiez un lien de contenu vers un autre site ou sur votre réseau social ou peut parler de curation s’il s’agit d’une action «manuelle» alors que si vous collectez et partagez automatiquement ce que vous trouvez à partir de mots clés, on parlera plutôt d’agrégation (Netvibes, Google Reader…). Quant à la syndication il s’agit plus d’une technologie qui permet de rendre disponible une partie du contenu de votre site ou blog afin qu’elle soit utilisée par d’autres sites où lecteurs de flux RSS.

Tout le monde n’aime pas la chose elle-même — «La curation, nouvelle tarte à la crème du web ?», «Non à la “curation”» — ou le mot et ses dérivés. On les retrouve sur la «Lake Superior State University’s 40th Annual List of Banished Words». Certains leur préfèrent médiateur (@audreyrozowy), webinier (@francispisani), éditeur (@LucGauvreau), conservateur (ce serait volontiers le choix de l’Oreille tendue), commissaire, voire fluxeur (@fbon).

Comme d’habitude, c’est l’usage qui tranchera, en bibliothèque et au-delà.

P.-S. — Merci à @bibliomancienne, dont deux tweets — ici et — ont inspiré cette entrée de blogue.

 

[Complément du 5 juin 2015]

Oups ! Comment oublier la bibliodiversité (L’éditeur indépendant de création, un acteur majeur de la bibliodiversité, 2006) ?

 

[Complément du 13 décembre 2015]

Les Français aiment les mots en -ing, qu’il s’agisse de mots venus de l’anglais (parking) ou de mots inventés de toutes pièces (brushing, footing, caravaning). Puisqu’il y avait la curation, il fallait s’attendre à voir apparaître le curating. Voyez cet article des Inrocks du 11 décembre pour diverses occurrences du mot. (Merci à @MatthieuDugal pour le lien.)

 

Référence

Colleu, Gilles, Éditeurs indépendants : de l’âge de raison vers l’offensive ? L’éditeur indépendant de création, un acteur majeur de la bibliodiversité, Paris, Alliance des éditeurs indépendants, 2006, 151 p.

Le zeugme du dimanche matin et d’Étiemble

Étiemble, Parlez-vous franglais ?, 1991, couverture

«le camping et le caravaning […] font de plus en plus de ravages dans les journaux et la nature»

Étiemble, Parlez-vous franglais ? Fol en France. Mad in France. La belle France. Label France, Paris, Gallimard, coll. «Folio actuel», 22, 1991, 436 p., p. 84-85. Troisième édition. Édition originale : 1964.

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté ce texte le 12 février 2015.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Citation pleine de bon sens du samedi matin

Patrick Charaudeau, la Conquête du pouvoir, 2013, couverture

«Parler, c’est à la fois parler à l’autre, parler de soi et parler du monde. Plus exactement, c’est parler de soi, à travers l’autre, en parlant du monde. Il n’y a donc pas d’acte de langage qui ne passe par la construction d’une image de soi. Dès l’instant que l’on parle, apparaît, transparaît, émerge de soi, une partie de ce que l’on est à travers ce que l’on dit.»

Patrick Charaudeau, la Conquête du pouvoir. Opinion, persuasion, valeur. Les discours d’une nouvelle donne politique, Paris, L’Harmattan, coll. «Langue & parole», 2013, 250 p., p. 105.

Abécédaire V

Alexandre Vialatte, Un abécédaire, 2014, couverture

«Il pleut. Naturellement. Comme toujours.
Et ça durera jusqu’à notre mort (si nous arrivons jusque-là…).»

Dans le premier volume de l’Encyclopédie, en 1751, Edme-François Mallet signe un des textes sur le mot abrégé :

Les abregés peuvent, selon le même Auteur [Baillet], se réduire à six especes differentes; 1°, les épitomes où l’on a réduit les Auteurs en gardant régulierement leurs propres termes & les expressions de leurs originaux, mais en tâchant de renfermer tout leur sens en peu de mots; 2°. les abrégés proprement dits, que les Abréviateurs ont faits à leur mode, & dans le style qui leur étoit particulier; 3°. les centons ou rhapsodies, qui sont des compilations de divers morceaux; 4°. les lieux communs ou classes sous lesquelles on a rangé les matieres relatives à un même titre; 5°. les Recueils faits par certains Lecteurs pour leur utilité particuliere, & accompagnés de remarques; 6°. les extraits qui ne contiennent que des lambeaux transcrits tout entiers dans les Auteurs originaux, la plûpart du tems sans suite & sans liaison les uns avec les autres (source : application Encyclopédie).

L’Abécédaire que publiait Julliard en 2014 sous la signature d’Alexandre Vialatte relève, au choix, du genre lieu commun ou classe, ou du genre extrait. Ce livre est en fait celui d’Alain Allemand, qui l’a conçu et qui l’a illustré, autant que de Vialatte, dont les écrits multiples sont donnés à lire sous une forme qui n’était pas la leur à l’origine.

L’entreprise était hasardeuse : prendre des chroniques, ces textes composites, les découper et en regrouper thématiquement le contenu, y ajouter des passages tirés de lettres ou de romans, puis soumettre l’ensemble à l’ordre alphabétique. Du fait de son mode de composition, Un abécédaire donne lieu à plusieurs répétitions et à de nombreux déséquilibres d’une entrée à l’autre. Il y a même des textes reproduits deux fois, à l’identique (p. 20 et p. 249; p. 81 et p. 220). Ça fait désordre.

Cela étant, on retrouve bien sûr la manière Vialatte dans cet abécédaire bicéphale.

On se souvient avec profit de tout ce qui date, selon lui, «de la plus haute Antiquité» : le bonheur (p. 8), le mois d’août (p. 12), le bœuf (p. 26), l’hiver (p. 49), l’éléphant (p. 65), le premier de l’an (p. 109), le kangourou (p. 121), la maternité (p. 154). En revanche, c’est un peu plus compliqué pour l’espèce humaine. Si, comme chacun le sait, la femme «remonte […] à la plus haute Antiquité» (p. 71), c’est moins clair pour l’homme, qui daterait, lui, «des temps les plus anciens» (p. 98), voire «de la nuit des temps» (p. 99) : «Il a bien quinze millions d’années» (p. 99); «L’homme date d’une si lointaine époque qu’il est affreusement fatigué» (p. 219).

On est appelé à jouer à et si. Et si on n’avait pas inventé le chien (p. 36), la femme (p. 71-72), les fleurs (p. 74), le kangourou (p. 121), les lacs (p. 124), la Lune (p. 136), l’eau (p. 173) ? Un exemple, parmi d’autres : «Que seraient devenus les hommes s’ils n’avaient pas eu de mères ? L’humanité se composerait d’orphelins» (p. 155). Voilà qui est difficilement contestable.

On établit la liste des créateurs aimés de Vialatte : Colette, Dubuffet, Kafka (qu’il a longtemps traduit), Pourrat, Proust, Queneau, la comtesse de Ségur, Toulet, Utrillo. Céline ? C’est moins sûr.

On entend, non sans étonnement, des «meuglements cunéiformes» (p. 26), on voit un «manche de parapluie acrimonieux» (p. 112), on croise un «ornithorynque paradoxal» (p. 148 et p. 179), on se passionne pour le pédalo (p. 184 et suiv.).

On rencontre des zeugmes et des conseils sur l’utilisation de l’impératif.

On s’amuse de l’usage que fait Vialatte de l’astrologie (l’entrée «Zodiaque» fait neuf pages et chaque mois a droit à sa propre entrée, sauf mai).

Plus sérieusement — mais «Il ne faut jamais se prendre au sérieux» (p. 14) —, on est appelé à réfléchir à la nature humaine :

De temps en temps, [l’homme] détruit la Bastille pour construire des prisons moins belles mais plus nombreuses, il tue ses rois pour avoir un empereur et le remplacer par un monarque, il adore la Raison, il se repaît de chimères, il massacre ses prisonniers. En un mot, il naît libre égal et fraternel. Tant qu’il conquiert, ce n’est pas trop inquiétant; quand il «libère», ça devient plus grave; quand il déclare la paix au monde, c’est le moment de prendre le maquis. S’il parle de «vertu», gare à la guillotine; s’il parle «liberté», méfiez-vous de la prison (p. 100).

Ce n’est pas toujours très encourageant. Ça fait partie du plaisir.

 

[Complément du 19 mars 2021]

Vialatte n’a évidemment pas le monopole de l’expression «plus haute Antiquité». Elle est aussi, par exemple, chez le Jules Verne du Pays des fourrures (1872-1873) : «Le commerce des pelleteries remonte donc à la plus haute antiquité» (éd. de 2020, p. 64).

 

Références

Verne, Jules, le Pays des fourrures. Le Canada de Jules Verne — I, Paris, Classiques Garnier, coll. «Bibliothèque du XIXe siècle», 77, 2020, 549 p. Ill. Édition critique par Guillaume Pinson et Maxime Prévost. Édition originale : 1872-1873.

Vialatte, Alexandre, Un abécédaire, Paris, Julliard, 2014, 266 p. Choix des textes et illustrations par Alain Allemand.