Le garde-meuble de la mémoire

Jean-Philippe Toussaint, l’Urgence et la patience, 2012, couverture

Jean-Philippe Toussaint fait paraître l’Urgence et la patience, un recueil de onze courts textes (souvenirs, essais, exercices d’admiration, art poétique).

Il y parle optique — «je peux fermer les yeux en les gardant ouverts, c’est peut-être ça écrire» (p. 47) —, ameublement — «Les meilleurs livres sont ceux dont on se souvient du fauteuil dans lequel on les a lus» (p. 68) — et romantisme de la création — «Lorsque j’écris un livre, je me voudrais aérien, l’esprit au vent et la main désinvolte. Mon cul» (p. 21).

Il explique la place de quelques écrivains dans sa vie : Proust — l’incipit d’À la recherche du temps perdu, pour lui, «n’était pas, curieusement : “Longtemps, je me suis couché de bonne heure”, car [il] avai[t] commencé par Un amour de Swann» (p. 66) —, Kafka — «J’ai tant aimé le Journal de Kafka, je l’ai lu avec passion, je m’en suis nourri, j’y revenais dans cesse, je l’ai étudié, annoté, médité» (p. 28) —, Dostoïevski — «Crime et châtiment, je l’ai pris dans la gueule» (p. 78) — et, surtout, Beckett — «la lecture la plus importante que j’ai faite dans ma vie» (p. 97).

Il décrit des lieux : ses bureaux, celui de son éditeur Jérôme Lindon, des hôtels, le bus 63 à Paris, les allées de l’Université Princeton, «où étudiants et écureuils vaquent en toute quiétude à leurs innocentes occupations respectives (lire et monter aux arbres, manger des noisettes et forniquer)» (p. 56). Machine à écrire, ordinateurs, carnets, stylos : il y a aussi des objets.

L’auteur de la Mélancolie de Zidane (2006) recommande de «s’entraîner à tirer des penaltys avec des chaussures de ski (le jour où on enlève les chaussures de ski, c’est tout de suite plus facile, vous verrez)» (p. 34), avant de comparer l’entraînement au tennis et l’écriture (p. 43-44).

Tout cela dessine un autoportrait plein d’ironie. Toussaint n’est-il pas «un de ces vieux anapurniens qui sillonnent les sentiers des lettres les plus pentus avec une agilité de gardon» (p. 64) ?

Il est même capable de faire l’éloge de la prolepse (p. 71-75). C’est dire.

Que de la joie.

P.-S. — L’Oreille tendue emprunte son titre du jour à la page 105 du recueil.

 

Référence

Toussaint, Jean-Philippe, l’Urgence et la patience, Paris, Éditions de Minuit, 2012, 106 p. Voir une vidéo de l’auteur.

Réponse à Michel Dumais, genre

Hier, sur Twitter, @mdumais formulait le souhait suivant : «Un jour, j’aimerais bien que l’Oreille tendue de @benoitmelancon s’intéresse au mot “genre”, genre tsé ?».

Demandez et vous recevrez.

Avant de devenir l’Oreille, l’Oreille avait déjà coréfléchi à l’affaire. C’était en 2004, dans le Dictionnaire québécois instantané.

Mot issu du langage ado, désormais passé dans la vie courante. La réalité réellement réelle est très dangereuse, aussi vaut-il mieux la nommer comme si elle appartenait à une catégorie plus large qui paraît plus inoffensive. J’ai mangé une pizza, genre. Y m’a abusé, genre. «La solidarité, genre» (la Presse, 18 avril 2001). Voir comme, saveur (à ~) et style.

Dans les cas de doute accentué, ces mots peuvent s’employer l’un à la suite de l’autre de manière à créer un effet cumulatif appréciable. Victor Hugo a produit un texte romantique genre, comme, style.

Depuis, les choses ne se sont pas tassées. Trois exemples, d’abord, tirés de textes littéraires.

Dans son recueil Toute l’œuvre incomplète (2010), François Hébert utilise le mot genre dans deux poèmes : «Un terrain vague, genre, plein de bidons vides» (p. 10); «Lo voit en elle une mariée cadavérique, genre. / Une poupée gonflable genre, / Genre pas de son genre» (p. 148-149).

L’essayiste Nicolas Lévesque s’intéresse au mot et à ses synonymes dans (…) Teen Spirit. Essai sur notre époque (2009) :

Les conventions sont nécessaires. Il ne peut en être autrement si l’on veut se comprendre un tant soit peu. Mais les penseurs et les écrivains sont là pour rappeler aux mots leurs racines métaphoriques, leur part d’aléatoire, de jeu, de fiction. Genre. Style. Comme. Tout est allégorie. La question est plutôt de savoir laquelle choisir (p. 20).

Sous pression (2010) est un roman de Jean-François Chassay dans lequel un personnage s’interroge sur sa façon de parler.

C’est comme le mot «genre», les gens disent toujours «genre» : «Ben, là, il est, genre, 4 heures.» «Ben, le gars était, genre, pas de bonne humeur.» «Puis là, j’ai pensé, es-tu fou, genre ?» Alors j’ironise là-dessus, en disant : «Je suis fatigué, genre.» Mais à force de m’habituer à l’ironie, j’oublie que j’ironise, pis je finis par dire : «Je suis fatigué, genre», en oubliant les italiques, si tu vois ce que je veux dire, je suis certain que tu vois, un gars brillant comme toi. Finalement, je dis «genre» plus que tout le monde et, une fois sur deux, les italiques disparaissent (p. 135-136).

On notera que, pour entendre les italiques, il faut avoir l’oreille bien tendue.

Il existe par ailleurs des blogueurs qui n’ont pas peur d’utiliser le mot, sans italiques : «La langue du baseball à travers les âges (genre)»; «C’est une apocope, genre»; «ledit narrateur enquête, genre». Ce sont les mêmes qui utilisent parfois comme : «La langue du hockey à travers les âges (comme).»

Une dernière chose. L’Oreille tendue, en tout bien tout honneur, fréquente beaucoup les cours d’école montréalaises. Elle peut attester que genre y maintient une fort popularité.

Yapadkoi.

P.-S. — L’origine de genre ? La langue de Shakespeare, œuf corse, et son like.

P.-P.-S. — C’est donc hier que @mdumais souhaitait en savoir plus sur genre. C’est aussi hier qu’il écrivait, toujours sur Twitter : «Ouais, mettons là. Style.»

 

[Complément du 24 juillet 2014]

Genre serait donc une version québécoise de like. Mais qu’arriverait-il si like ne méritait pas l’opprobre qu’on lui fait subir ? C’est l’hypothèse défendue par Adam Gopnik du magazine The New Yorker dans un article intitulé «The Conscientiousness of Kidspeak» (20 juillet 2014). Faudrait-il aussi réhabiliter genre ?

 

[Complément du 28 août 2014]

On ne confondra pas ce genre-là, qui a valeur adverbiale, et le genre qu’on dira introductif, même s’il signifie, lui aussi, comme. Exemple, tiré de Proust est une fiction (2013), de François Bon : «sur quoi Proust reviendra jouer au moins trois fois, et toujours via adverbe, genre : “Non, mais je vous jure, quand elle a appris que Dechambre était mort, elle a presque pleuré”» (p. 101).

 

[Complément du 3 août 2015]

Le mot est chez Jean-Bernard Pouy, dans Nous avons brûlé une Sainte, en 1984 : «Si on lui dit “le monde sera beau”, il comprend “le monde ce rabot”. Genre» (p. 161).

 

[Complément du 15 août 2015]

Du même Jean-Bernard Pouy, en 1985 : «Elle m’a tenu le crachoir : pas une phrase sans “plan”, “look”, “genre”» (éd. de 2000, p. 101).

 

[Complément du 21 octobre 2015]

Les usages poétiques de genre sont rares. En voici un — involontaire, il est vrai —, mis en ligne par l’excellent compte Twitter @Derappoetiques.

Le mot «genre»[Complément du 27 janvier 2016]

Tout est dans tout, et réciproquement.

 

Références

Bon, François, Proust est une fiction, Paris, Seuil, coll. «Fiction & cie», 2013, 329 p.

Chassay, Jean-François, Sous pression. Roman, Montréal, Boréal, 2010, 224 p.

Hébert, François, Toute l’œuvre incomplète, Montréal, l’Hexagone, coll. «Écritures», 2010, 154 p.

Lévesque, Nicolas, (…) Teen Spirit. Essai sur notre époque, Québec, Nota bene, coll. «Nouveaux essais Spirale», 2009, 147 p.

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Pouy, Jean-Bernard, Nous avons brûlé une Sainte, Paris, Gallimard, coll. «Série noire», 1968, 1984, 181 p.

Pouy, Jean-Bernard, Suzanne et les ringards, Paris, Gallimard, coll. «Folio policier», 184, 2000, 178 p. Édition originale : 1985.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

Les zeugmes de Julien Blanc-Gras et du dimanche matin

Julien Blanc-Gras, Touriste, 2011, couverture

«Mo prépare un tajine à l’agneau et en vitesse» (p. 87).

«Il repart sans rien dire, avec sa réponse et sa casquette de travers» (p. 160).

«Je suis monté à la citadelle de Masada où j’ai pris un téléphérique, un coup de soleil et une leçon d’histoire» (p. 193).

Julien Blanc-Gras, Touriste, Vauvert, Au diable vauvert, 2011, 259 p.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Nouvelle saveur

Michel Biron, la Conscience du désert, 2010, couverture

L’Oreille tendue connaissait, comme tout le monde, la langue de bois.

Elle avait croisé, chez François-Bernard Huyghe, la langue de coton.

Elle vient de découvrir, chez Michel Biron, dans la Conscience du désert (2010), la langue de verveine. Il s’agit de celle d’un professeur du fils de l’auteur :

Le professeur de mon fils nous explique par exemple, à nous les parents, que le professeur est mort : «Je suis un accompagnateur», affirme-t-il avec sérénité. Un peu moins de verticalité, un peu plus d’horizontalité, ajoute-t-il de façon sibylline. Finis les murs, il n’y a plus de hiérarchie. Vive la transversalité (p. 131).

Les choses ne s’améliorent pas, on dirait.

 

Références

Biron, Michel, la Conscience du désert. Essai sur la littérature au Québec et ailleurs, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 2010, 212 p.

Huyghe, François-Bernard, la Langue de coton, Paris, Robert Laffont, 1991, 186 p.

Le numérique et la langue des écrivains : esquisse de dictionnaire

Mordecai Richler, Barney’s Version, 1997, couverture

Les écrivains qui mettent en scène des intrigues où le numérique joue un grand rôle utilisent le vocabulaire du numérique. C’est banal. N’en parlons pas.

Attachons-nous plutôt à ceux qui font appel à ce vocabulaire, en français aussi bien qu’en anglais, dans des contextes où le numérique n’est pas mis en scène. Comme tout le monde, ils ont intériorisé la langue de l’informatique.

binary : «There was a generation waiting to inherit the earth, caring nothing for old-timers’ concerns : dedicated to the pursuit of the new, speaking the future’s strange, binary, affectless speach — quite a change from our melodramatic garam-masala exclamations» (Salman Rushdie, The Moor’s Last Sigh, Toronto, Vintage Canada, 1996 [1995], 437 p., p. 343).

bogue : «J’aurais beau inventer, c’est toujours aux mêmes manques que la page me ramène, filles, frères, fantômes, du fond de ma tranchée, sous les images qui s’amoncellent, toujours aux mêmes bogues que je reviens, détails que le recul magnifie, petits mythes personnels, témoin tous ceux qui, de près ou de loin, me viennent de l’hiver» (Patrick Roy, la Ballade de Nicolas Jones. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 01, 2010, 220 p., p. 89).

copie de secours : «Joyce a l’impression de vivre en marge d’un monde précieux et insaisissable. De l’autre côté de cette fenêtre, les événements se produisent par eux-mêmes, sans que l’on puisse les arrêter ou infléchir leur logique propre. Chaque seconde, chaque instant se déroule pour la première et la dernière fois. Impossible d’interrompre ce processus, de revenir en arrière ou d’enregistrer une copie de secours» (Nicolas Dickner, Nikolski, Québec, Alto, 2006, 325 p., p. 241).

deleter : «On doit se “deleter”, pour le bien de l’humanité, pour que l’humanité ait encore le droit à sa connerie» (Catherine Mavrikakis, Ça va aller. Roman, Montréal, Leméac, 2002, 155 p., p. 99); «Il faut que j’arrive à roupiller, à me coucher hébétée et à me deleter» (Catherine Mavrikakis, Fleurs de crachat, Montréal, Leméac, 2005, 198 p., p. 113).

disque dur : «“Oh !” said James, his eyes opening wide. He opened his mouth again, wordless. The language sector of his hard disk was spinning, inaccessible» (Russell Smith, Noise, Erin [Ontario], The Porcupine’s Quill, 1998, 266 p., p. 37); «Je voudrais tant apprendre à oublier, effacer tout mon disque dur» (Catherine Mavrikakis, Fleurs de crachat, Montréal, Leméac 2005, 198 p., p. 108); «le disque mou que j’ai dans ma tête» (Daniel Bourrion, 19 francs, édition numérique, Saint-Cyr sur Loire, publie.net, 2010); «Vers 14 h 10, hier, sur la Saint-Denis, j’ai croisé François Guérette (le reconnaissant après qu’il m’ait interpellé, mon disque dur de visage ayant pris du temps à trouver les correspondances baudelairiennes associées aux joues, mâchoires, yeux, barbe, sourire etc.)» (Bertrand Laverture, blogue Technicien coiffeur, 20 janvier 2011).

données : «Ce cauchemar m’a court-circuité les neurones, une décharge qui a érasé des données impossibles à stocker» (Tonino Benacquista, la Maldonne des sleepings, Paris, Gallimard, coll. «Série noire», 2167, 1989, 249 p., p. 149).

hyperlink : «my memory […] hyperlinks the two announcements» (Jaclyn Moriarty, The Year of Secret Assignments, Scholastic, 2005 [2004], 338 p., p. 195).

interface : «“Lookee,” she said, “if we’re going to go on like interfacing together, you know, and why not, it’s a free country, why don’t we grab that little table in the corner, you know, before somebody else like beats us to it ?”» (Mordecai Richler, Barney’s Version. With Footnotes and an Afterword by Michael Panofsky, Toronto, Alfred A. Knopf, 1997, 417 p., p. 235).

navigating : «His head, he realized, was like a computer game bristling with hidden lasers and fanged things; it was just a question of navigating the right path through the bad thoughts without getting zapped» (Russell Smith, Young Men. Stories, Toronto, Doubleday, 1999, 254 p., p. 119).

programming : «But twelve years, that’s something else, every programming you ever received out of jail, from birth onward, will have been erased from your mind» (John Burdett, The Godfather of Kathmandu. A Novel, New York, Alfred A. Knopf, 2010, 295 p., p. 120).

ram : «He slid the key in and turned over the engine. The random access memory of his mind produced the image of the pizza delivery car he had seen earlier. A reminder that he was hungry» (Michael Connelly, Chasing the Dime, Boston, New York et Londres, Little, Brown and Company,  2002, 371 p., p. 323).

réinitialisation : «Une expérience propice à la réinitialisation des valeurs, à l’introspection solitaire sous le regard des étoiles» (Julien Blanc-Gras, Touriste, Vauvert, Au diable vauvert, 2011, 259 p., p. 81).

software : «I think the question is so far out of her range of knowledge she assumes I’m just another local whose mental software differs so far from the Australian that no understanding between us is possible» (John Burdett, The Godfather of Kathmandu. A Novel, New York, Alfred A. Knopf, 2010, 295 p., p. 93).