Résister, ou pas

Michel Tremblay, Conversations avec un enfant curieux, 2016, couverture

Soit les deux phrases suivantes, tirées des Conversations avec un enfant curieux, de Michel Tremblay (2016) :

Pis va aussi demander à ta grand-mère pourquoi a’l’ a une tête de cochon comme ça ! J’y demande un petit service, a’ se trompe, pis a’ veut pas réparer son erreur ! C’est-tu de la paresse ou ben donc du buckage ? (p. 14)

Pis au lieu de résister, au lieu de bucker comme dirait ta tante Bartine, commence à accepter que tu vas vieillir comme tout le monde (p. 148).

Dans le français populaire québécois, qui bucke, est bucké ou se prête au buckage fait preuve de résistance, d’entêtement. Le mot semble venir directement du verbe anglais to buck (oppose, resist).

Ce type de comportement n’est guère recommandable. Tenez-vous-le pour dit.

P.-S.—Dans le règne animal, si l’on en croit Léandre Bergeron, bucké, «pron. boqué», aurait rétif pour synonyme (1981, p. 74).

 

Références

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise précédé de la Charte de la langue québécoise. Supplément 1981, Montréal, VLB éditeur, 1981, 168 p.

Tremblay, Michel, Conversations avec un enfant curieux. Instantanés, Montréal et Arles, Leméac et Actes sud, 2016, 148 p.

Portrait avec prépositionnaires et zeugmes

Dominique Fortier et Nicolas Dickner, Révolutions, 2014, couverture

«Il y a environ trois ans de cela, alors que je cherchais sur Kijiji un chat qui pourrait servir de compagnon à Fido, je suis tombée sur une annonce anormalement bien rédigée : non seulement on avait pris la peine de faire des phrases complètes pour décrire les chatons avec une précision non dénuée d’humour, mais les divers accents étaient là où on les attendait et les participes passés, correctement accordés. Nous sommes allés voir la bête, une petite birmano-orientale au pelage lilas que nous avons illico baptisée Violette. L’appartement où vivaient ces chatons était d’une propreté presque suspecte, tout s’y trouvait impeccablement rangé, les chatons eux-mêmes, sur un couvre-lit d’une blancheur éclatante, semblaient avoir été lavés aux dix minutes depuis leur naissance. Dans le salon, une grande bibliothèque où j’ai coulé un regard curieux : une enfilade de dictionnaires et de grammaires, une collection de prépositionnaires, d’autres ouvrages de références dont je n’avais jamais même entendu parler. J’ai regardé avec plus d’attention la jeune femme qui nous avait accueillis et me suis enquise, d’un ton faussement désinvolte : “Vous faites quoi, dans la vie ?” Mais je savais déjà que c’était la terrasseuse de zeugmes et la pourfendeuse d’anacoluthes que j’avais cessé d’espérer. Et puis, elle s’appelait, comme le dictionnaire, Robert

Dominique Fortier, dans Dominique Fortier et Nicolas Dickner, Révolutions, Québec, Alto, 2014, 424 p., p. 197-198.

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté ce texte le 6 octobre 2014.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Ne pas avoir la main trop lourde, heureusement

André Belleau, Notre Rabelais, couverture, 1990

«Cette série d’entretiens a été diffusée à la radio de Radio-Canada du 29 octobre au 2 novembre 1984, dans le cadre de l’émission Actuelles, réalisée par Fernand Ouellette. C’est Wilfrid Lemoine qui interviewait André Belleau. La transcription préparée par le Service des transcriptions et dérivés de Radio-Canada a fourni le canevas du texte, que nous avons entièrement réécrit en en conservant la forme dialogique et les divisions mais en y incorporant certains développements extraits des notes du cours d’André Belleau intitulé “Rabelais et la Renaissance” et d’autres documents personnels conservés aux archives de l’Université du Québec à Montréal. À l’occasion, nous avons également apporté les modifications que nécessitait le passage de l’oral à l’écrit et réaménagé l’enchaînement logique des propos de façon à assurer la cohérence du texte. Enfin, nous avons rectifié les inexactitudes, contresens ou imprécisions qui, dans le feu de la discussion, avaient pu se glisser çà et là. À cela se limitent nos interventions.»

La dernière phrase rassurera les lecteurs : l’éditrice est bien peu intervenue dans le texte qu’on va lire.

Diane Desrosiers, «Avertissement», dans André Belleau, Notre Rabelais, Montréal, Boréal, 1990, 177 p., p. 13. «Présentation» de Diane Desrosiers et François Ricard.

 

[Complément du 4 septembre 2018]

Voici une autre éditrice scrupuleuse :

«Le texte qui suit respecte strictement celui de l’édition dite de 1675, “à Paris, chez Claude Barbin, au Palais”.

Pour le confort du lecteur d’aujourd’hui, l’orthographe a été modernisée. Sans altérer la logique générale de la ponctuation, d’usage flottant dans les imprimés du XVIIe siècle, virgules, points-virgules et deux points ont pu, le cas échéant, être retranchés, ajoutés ou remplacés par un point.»

«Strictement.» C’est dit.

Sylvie Robic, «Note sur la présente édition», dans Madame de Villedieu, les Désordres de l’amour. Histoire de Givry, Paris, Payot et Rivages, coll. «Rivages poche. Petite bibliothèque», 2015, 141 p., p. 19. Édition originale : 1675.

 

[Complément du 9 octobre 2018]

Voici, de même, un «seule» qui rassure :

«Les quelques coupures effectuées dans le texte sont mentionnées en leur lieu et place. Seule la graphie a été modernisée; la ponctuation a été harmonisée.»

Martine Reid, «Note sur le texte», dans Madame Campan, Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette (extraits), Paris, Gallimard, coll. «Folio 2 €», série «Femmes de lettres», 4519, 2007, 132 p., p. 13.

Actualité de Jacques Godbout, bis

Jacques Godbout, l’Écran du bonheur, 1990, couverture

L’autre jour, à l’occasion de la parution des Mémoires de Jacques Godbout, De l’avantage d’être né, l’Oreille tendue évoquait les deux comptes rendus que, jeune, elle a consacrés à des livres de Godbout. Jean-François Nadeau, dans le Devoir du jour («1995», p. A3), revient sur ces Mémoires.

Ci-dessous, le deuxième texte écrit par l’Oreille. Ça date de 1990, c’est paru dans le magazine culturel Spirale et ça s’intitule «Godbout trinitaire».

*****

Avec l’Écran du bonheur, Jacques Godbout fait une fois de plus la démonstration qu’il est attiré par trois lieux institutionnels (les seuls qui lui échappent encore) : l’Université, la Presse, la Chaire. L’écrivain ne rêve pas de succès littéraires (les commissions scolaires du Québec y veillent), mais voudrait influencer l’Opinion, se faire entendre de la Cité, devenir la Voix de la Raison. On ne saurait lui reprocher d’aussi respectables intentions. On peut toutefois s’interroger sur la nécessité qui pousse Godbout, non seulement à se prononcer sur n’importe quel sujet, mais encore à conserver les traces de ses prises de position. Le Livre hypnotise Godbout : un objet doit témoigner de sa Parole. Mais toute opinion mérite-t-elle de passer à la Postérité ?

Bien qu’il ait une dent contre les professeurs et autres «sociologues», l’auteur de l’Écran du bonheur ne manque pas, surtout dans la première partie de son ouvrage (ces «Courts métrages» étaient à l’origine des conférences), de pontifier, références à l’appui, sur des sujets aussi savants que le mythe et la mystification, la culture et la civilisation, le nationalisme et le patriotisme. Toujours prêt à citer une autorité (Guy Debord, Marshall McLuhan, Claude Lévi-Strauss, Jacques Attali, d’autres), Godbout se lance à l’assaut des grands problèmes des sociétés modernes : les transformations induites par la technique, la domination du «spectacle primaire de l’audiovisuel», les menaces contre la «vie spirituelle», la mollesse morale. Il s’intéresse également à des phénomènes proprement québécois, tels l’influence de la pilule anticonceptionnelle et de la télévision sur l’éclosion de la Révolution tranquille. Godbout publie depuis bientôt trente ans sur ces sujets (il décrivait dès 1964 le rôle de la télévision dans la création du «mythe» de René Lévesque, «professeur» et journaliste qui évitait de se lancer dans une «guerre sainte»). Ces centres d’intérêt n’ont pas à être jugés : tout écrivain peut bien faire ce qu’il veut et se chauffer du bois qui lui plaît. Il reste que l’on ne peut sans inconséquence déplorer l’anti-intellectualisme québécois (comme le fait Godbout étudiant le «discours de la bière»), moquer les professeurs et universitaires, et tenter de les rejoindre sur leur propre terrain (en s’annexant leur prestige réflexif). Le confusionnisme que dénonce Godbout dans les médias ne frappe pas, de toute évidence, que le monde de l’audiovisuel.

La deuxième partie du recueil est fort justement intitulée «Clips» : c’est court (dans tous les sens du terme), branché («câblé», dirait François Mitterrand), fragmenté à souhait. Et ça s’oublie aussitôt consommé. D’abord parues dans le magazine l’Actualité, ces chroniques montrent à l’évidence la fascination de Godbout pour le rôle de la Presse et, plus encore, pour une de ses pratiques spécifiques : l’Éditorial. Cette forme, dont il fait d’ailleurs explicitement l’éloge, permet, selon lui, de «changer le cours des choses». De plus, elle laisse ouvert l’éventail des sujets à couvrir. Ainsi l’habile Godbout, investi de la mission de montrer la voie à suivre, peut-il livrer ses impressions sur l’éducation des enfants, les subventions privées et publiques aux arts, la mode de l’humour au Québec, l’histoire démographique de la Nouvelle-France, les Hassidim d’Outremont, le rôle du musée dans une civilisation sans mémoire ou l’évolution des sciences (il faut citer : «Il y a de bonnes raisons de croire que la science ne nous offrira pas de découvertes majeures dans les années à venir»…). La cohérence thématique de la première partie du recueil — tout y tourne autour de la place et du statut des médias, et surtout du «spectacle télévisé»; c’est l’«écran du bonheur» — s’estompe, pour ne laisser place qu’à une kyrielle de flashes dictés par l’actualité. Godbout s’exprime.

Les probabilités littéraires

Malgré la diversité des sujets abordés, une constante unit néanmoins les textes : la dénonciation d’un monde dont les valeurs humanistes sont progressivement exclues. Parce que l’Église québécoise n’est plus ce qu’elle était, et que par conséquent les chaires sont devenues plus rares, Godbout cherche toujours de nouvelles tribunes où moraliser : professeur invité aux États-Unis, conférencier recherché un peu partout ou chroniqueur à l’Actualité, il s’agite sur toutes les scènes pour livrer sa vision du monde (avant de reprendre ses diverses prestations en recueil). On peut se demander s’il est parvenu, lui pourtant si hostile au cléricalisme, à se défaire du moule d’une pensée religieuse. Les valeurs qu’il prêche — le laïcisme, par exemple — peuvent être à cent lieues du catholicisme traditionnel québécois, il n’empêche que la pensée de Godbout relève d’un semblable manichéisme : il faut combattre le Mal — hier c’était Satan et ses pompes, aujourd’hui c’est Hollywood, l’Inculture, l’Image.

Dans Une histoire américaine (Seuil, 1986), Gregory Francœur, parti enquêter sur le bonheur dans une université californienne, devait traverser une «forêt de signes»; tel son personnage, Godbout reprend le bâton du pèlerin pour explorer le monde peuplé d’icones que sont les sociétés modernes, mais sans parvenir à s’extirper des images pieuses de son enfance. «Tout se passe comme si j’avais consacré le premier tiers de ma vie à dénoncer le cléricalisme et le second à démystifier le murmure marchand. Ce n’est peut-être pas si étonnant qu’il y paraît : l’Église abusait de notre confiance, et font de même les nouveaux clercs au service de l’Argent.» Qui a dit que c’était «étonnant» ?

Il arrive parfois que Godbout, avec l’art de la formule qu’on lui connaît, vise juste (il y a aussi une loi des probabilités littéraires), mais ce n’est pas ce que l’on retiendra d’abord de l’Écran du bonheur. La nostalgie y tient une place qui ne cessera d’étonner, chez quelqu’un aussi passionné que l’est Godbout par l’air du temps, les modes et l’évolution accélérée des signes de la culture : «L’homme a inventé une nouvelle réalité, l’audiovisuel, qui est l’esprit de notre civilisation. La lettre, la littérature, la pensée, sont l’âme des civilisations disparues». Le discours humaniste réintroduit dans le champ intellectuel des concepts et des idéaux longtemps tus : la «qualité» des œuvres artistiques, la subordination du «monde du surnaturel» à l’«avidité», la quête de valeurs universelles car raisonnables, etc.

Comme il l’indiquait dans l’avant-propos de son recueil précédent, le Murmure marchand (Boréal Express, 1984), Godbout «essaie de raisonner (d’avoir raison) alors que la raison semble morte»; «avoir raison» paraît même avoir pour lui plus d’importance que «raisonner». Or, les deux expressions ne sont pas synonymes et le lapsus godboutien est parlant : la seconde suppose le recours à une argumentation serrée et une volonté de subordonner l’expression personnelle à la compréhension du monde; la première (thèse, éditorial, prêche), le désir d’être entendu et cru. Cette tension entre ce qui est rationnel et ce qui est personnel fait de l’Écran du bonheur un livre hésitant, déchiré, voire contradictoire. Il n’en sera pas moins louangé par ceux qu’il attaque : c’est le lot de tous les «fous du roi», fussent-ils trinitaires.

 

Références

Godbout, Jacques, le Murmure marchand. 1976-1984, Montréal, Boréal Express, coll. «Papiers collés», 1984, 153 p.

Godbout, Jacques, Une histoire américaine. Roman, Paris, Seuil, 1986, 182 p.

Gobdout, Jacques, l’Écran du bonheur. Essais 1985-1990, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1990, 198 p. Ill.

Godbout, Jacques, De l’avantage d’être né, Montréal, Boréal, 2018, 288 p.

Melançon, Benoît, «Godbout trinitaire : l’Écran du bonheur. Essais 1985-1990 / Jacques Godbout», Spirale, 103, février 1991, p. 21.

Chronique alimentaire

Michel Tremblay, les Vues animées, éd. de 2016, couverture

Soit la phrase suivante, tirée des Vues animées de Michel Tremblay (1990) :

«Si mon frère n’a pas mangé une volée, il a au moins mangé un paquet de bêtises» (éd. de 2016, p. 148).

Explication libre :

Si mon frère n’a pas reçu de raclée, il s’est au moins fait engueuler.

À votre service.

 

[Complément du 18 février 2024]

Manger une volée peut aussi s’employer au sens figuré : «Malgré le fait que mes idéaux féministes mangent une volée à chaque nouveau témoignage confié dans ces salons de banlieue cossues, j’écoute ces femmes et je les trouve fortes» (Hors jeu, p. 46).

 

Références

Dubé-Moreau, Florence-Agathe, Hors Jeu. Chronique culturelle et féministe sur l’industrie du sport professionnel, Montréal, Éditions du remue-ménage, 2023, 235 p. Ill.

Tremblay, Michel, les Vues animées. Récits, Montréal, Leméac, coll. «Nomades», 2016, 229 p. Édition originale : 1990.