Remarque linguistique à méditer

Nicolas Dickner, le Romancier portatif, 2011, couverture

«La norme n’est pas morale. Elle ne sert pas à distinguer le bon et le mauvais, le beau et le laid. La norme sert essentiellement à distinguer la paresse et le libre arbitre. Elle sépare les bâcleurs des rebelles. Dans un monde dépourvu de règles, prétendre à la liberté perd tout son sens.

Voilà au moins un point sur lequel Maurice Grevisse ne se trompait pas.»

Nicolas Dickner, «Bâcleurs et rebelles», Voir, 23 février 2011, repris dans le Romancier portatif. 52 chroniques à emporter, Québec, Alto, 2011, p. 205-207, p. 207.

Ricardo au Dollarama

Nicolas Dickner, le Romancier portatif, 2011, couverture

À compter du 26 avril, Ricardo, l’homme privé de patronyme, animera, à la télévision de Radio-Canada, une nouvelle émission, le Fermier urbain. Le voilà donc «gentleman-farmer urbain» (la Presse, 18 avril 2012, cahier Arts, p. 3).

Urbain ?

Lisons Nicolas Dickner : «Pourtant, le concept même de “valeur” est volatil. Prenez le mot “urbain”, un terme bien coté depuis trois ou quatre ans. D’abord avant-gardiste, il est vite devenu commun, avant de tomber dans l’utilisation à outrance, puis dans l’impropriété excessive. En ce moment, il se trouve quelque part dans le Dollarama du langage, à côté des napperons en bambou et des potiches pseudo-asiatiques» (éd. de 2011, p. 82).

Le décor de l’émission est déjà tout trouvé.

 

Référence

Dickner, Nicolas, «Vaut mieux rester calme», Voir, 19 mars 2008, repris dans le Romancier portatif. 52 chroniques à emporter, Québec, Alto, 2011, p. 81-84, p. 82.

Fais-moi vibrer

Nicolas Dickner, le Romancier portatif, 2011, couverture

Dans l’hebdomadaire Voir, le 31 août 2006, Nicolas Dickner, sous le titre «De la barbe à papa pour l’âme», signe une chronique sur la rentrée littéraire, et plus précisément encore sur le communiqué de presse, ce «genre littéraire fascinant» qui présente «les mêmes difficultés qu’un sonnet en alexandrins» (éd. de 2011, p. 40).

Il dresse la liste des adjectifs récurrents — l’adjectif est une «gazoline émotive» (p. 40) — dans ce genre de prose publicitaire (p. 40-42). L’histoire du texte à paraître est surprenante, bouleversante, émouvante, explosive, voire cataclysmique, hilarante, humaine, inspirante, palpitante, percutante, cauchemardesque, terrifiante, picaresque. Son auteur est attachant, brillant, cynique, énigmatique, fondamental, inouï, inspirant, intelligent, intrigant, jubilatoire, lucide, majeur, inconnu, obstiné, remarquable, sensible. Sa plume est acerbe, décapante, sobre, vive, incisive, viscérale, efficace, intelligente (bis), jubilatoire (bis), lumineuse, maîtrisée «ou tout bonnement vertigineuse». «Quant au livre, il est toujours luxueux, superbe et écologique.»

Sur le podium ? Mention honorable : inattendu. Médaille de bronze : captivant, fascinant, stupéfiant «et autres termes tout droit sortis d’un manuel d’hypnose». Médaille d’argent : exceptionnel, singulier et imprévisible. Médaille d’or : incontournable.

S’il récrivait ce texte aujourd’hui, Nicolas Dickner pourrait reprendre la même litanie d’épithètes, mais il lui faudrait faire quelques ajouts : urbain, festif, gourmand, extrême, métissé, décalé — et vibrant.

C’est Pierre Popovic qui le faisait remarquer dans une entrevue au Devoir le 8 juillet 2011 : «Sur les étagères des librairies, je n’ai aucune peine à trouver les derniers best-sellers en vogue. Une grosse bandelette aguicheuse capsule ledit opuscule : le montant des exemplaires vendus accompagne souvent l’épithète valorisante (“vibrant” a la cote).» Il donnait l’exemple suivant : «une héroïne vibrante s’aventure avec une blessure décoiffante dans un monde devenu sans repères».

D’autres ?

Un livre ? «L’auteur, Bénédicte Froger-Deslis, signe son premier roman. Elle a vécu et vibré en Afrique, sur tous les continents, s’est frottée aux cultures et sensations» (L’Harmattan).

Un film ? The Raid : Redemption est «Violent et vibrant» (la Presse, 7 avril 2012, cahier Cinéma, p. 9).

Une ville ? À un bout de l’autoroute Jean-Lesage : «Du même souffle, cette publication est née du désir de raconter Montréal autrement et de fixer sur papier les images de ce spectacle en les présentant dans un écrin à la dimension d’une métropole tout aussi vibrante» (Signé Montréal, p. 9). À l’autre : en excursion dans la Vieille Capitale — pour les non-autochtones : Québec —, l’Oreille tendue a été accueillie dans son «hôtel alternatif» par une liste d’activités intitulée «Ce qui fait vibrer Québec…».

On peut donc vibrer à vibrer, en attendant la prochaine mode.

 

Références

«Avant-propos», dans Signé Montréal, Montréal, Pointe-à-Callière. Musée d’archéologie et d’histoire de Montréal, 2010, 159 p., p. 9. François Hébert : auteur. Moment Factory : visuels. Avec la collaboration de Sylvie Dufresne, Paul-André Linteau et Raymond Montpetit. Existe aussi en version anglaise.

Baillargeon, Stéphane, «Entrevue avec Pierre Popovic. Portrait de l’asservissement économiste», le Devoir, 8 juillet 2011.

Dickner, Nicolas, «De la barbe à papa pour l’âme», Voir, 31 août 2006, repris dans le Romancier portatif. 52 chroniques à emporter, Québec, Alto, 2011, p. 39-42.

Souffler la réponse, mais en retard

La Francofête 2012 s’est tenue du 19 au 30 mars, sous l’égide de l’Office québécois de la langue française. Dans ce cadre, plusieurs jeux linguistiques étaient proposés, dont une «activité d’animation» intitulée «Des citations qui vont droit au cœur»; il fallait ajouter à ces citations le mot manquant.

André Belleau et la Francofête

Les habitués de l’Oreille tendue auront reconnu avec plaisir la sixième citation : elle est au fronton de ce blogue depuis son ouverture le 14 juin 2009. Le choix est donc, bien évidemment, excellent.

P.-S. — L’Oreille a l’œil bibliographique. Or elle ne connaît aucun texte d’André Belleau qui s’appelle «Le statut culturel du français au Québec». La référence exacte du texte où apparaît la phrase citée est la suivante :

Belleau, André, «Langue et nationalisme», Liberté, 146 (25, 2), avril 1983, p. 2-9; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 88-92; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 115-123; repris, sous le titre «Langue et nationalisme», dans Francis Gingras (édit.), Miroir du français. Éléments pour une histoire culturelle de la langue française, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Espace littéraire», 2014 (troisième édition), p. 425-429; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 113-121. https://id.erudit.org/iderudit/30467ac

Du mot(t)on

Le 23 mars, le blogue OffQC | Quebec French Guide définissait l’expression avoir le motton : qui a le motton est oppressé par la peine. L’exemple qui accompagne la définition est tiré de l’émission de télévision Ici et maintenant (Radio-Canada). On peut en donner d’autres :

Quand je pense que je vais en avoir le cœur net bientôt, un motton bloque ma gorge (l’Étouffoir, p. 232).

[Moi] qui ai un peu le moton à l’idée de vous quitter […] (le Devoir, 11-12 août 2001).

D’où le fait que nos rimes
Foutent le camp et que Rose a le motton (Toute l’œuvre incomplète, p. 50).

Cette définition est juste, mais ce n’est pas la seule possible.

Qui a un motton de collé kekpart ou qui a fait le motton est réputé riche; ce motton est monétaire.

Le motton désigne aussi, littéralement ou métaphoriquement, un grumeau, un amas informe, une masse peu ragoûtante — une motte, en quelque sorte.

Je cours au lavabo. Je me mets à cracher du sang. Du sang foncé. Des filets, des mottons, des caillots (Martine à la plage, p. 67).

Mais cette brunante dans la pensée
même quand je pense
c’est ainsi
par contiguïté, par conglomérat
par mottons de mots («Notes sur le non-poème et le poème», p. 132).

On l’aura noté : on voit moton et motton. C’est comme ça.

 

[Complément du 10 mai 2015]

Un adjectif a été tiré de mot(t)on : «Le trémolo mottoneux de Junior finit par être la seule chose qu’on entend» (Dixie, p. 18).

 

[Complément du 13 mars 2019]

Musicalement ? Certes.

Tweet de Mathieu Arsenault, 2 mars 2019

 

[Complément du 23 juin 2024]

Comme William S. Messier, Patrick Roy favorise la graphie «mottoneuse» (p. 355), contrairement à Michel Tremblay, qui lui préfère «mottonneux» (p. 1156).

 

Références

Boulerice, Simon, Martine à la plage. Roman, Montréal, La mèche, coll. «Les doigts ont soif», 2012, 82 p. Avec des dessins de Luc Paradis.

Charest, Danielle, l’Étouffoir, Paris, Librairie des Champs-Élysées, coll. «Le masque», série «Les reines du crime», 2442, 2000, 281 p. Suivi d’un glossaire.

Hébert, François, Toute l’œuvre incomplète, Montréal l’Hexagone, coll. «Écritures», 2010, 154 p.

Messier, William S., Dixie. Roman, Montréal, Marchand de feuilles, 2013, 157 p. Ill.

Miron, Gaston, «Notes sur le non-poème et le poème», dans l’Homme rapaillé. Poèmes, Montréal, Typo, 2005, 258 p., p. 123-136. Préface de Pierre Nepveu. Édition originale : 1998.

Patrick Roy, L’homme qui a vu l’ours. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 09, 2015, 459 p.

Tremblay, Michel, Survivre ! Survivre !, dans la Diaspora des Desrosiers, Montréal et Arles, Leméac et Actes sud, coll. «Thesaurus», 2017, 1393 p., p. 1101-1251. Préface de Pierre Filion. Édition originale : 2014.