Repenser un certain Québec

Catherine Larochelle, Marie-Louise et les petits Chinois d’Afrique, 2024, couverture

À Rome, dans les archives de l’Œuvre de la Sainte-Enfance, une association charitable fondée en France en 1843, devenue «œuvre pontificale missionnaire» en 1922 (p. 22), l’historienne Catherine Larochelle découvre environ 200 lettres de jeunes catholiques, surtout des filles et des femmes, souvent pauvres, de la fin du XIXe et du début du XXe siècle résidant au Québec (plus largement, au Canada français). Ces lettres contenaient des dons, généralement modestes, pour sauver l’âme d’enfants bien éloignés, les «petits Chinois». Comment rendre compte du contenu de ces lettres ? De quelle façon les interpréter ? Quelles en sont les «lectures imaginables» (p. 75) ?

Catherine Larochelle a choisi la forme épistolaire : elle écrit à un ami, qui n’a fait «que des passages éphémères et irréguliers dans [sa] vie» (p. 59), mais qui compte pour elle, des lettres (titrées) dont on ne sait pas si elle les a envoyées ou pas. Ces lettres donnent à lire plusieurs extraits des archives romaines. Elles permettent de réfléchir à divers aspects de la société québécoise, notamment à son rapport à la religion et à son ouverture sur le monde.

Puisqu’il s’agit d’une correspondance, l’autrice livre d’elle-même un autoportrait. Son travail d’historienne est influencé par l’œuvre de non-historiens, Thierry Hentsch, Paolo Virno, Dalie Giroux, Emmanuel Lévinas, Susan Sontag, Sara Ahmed, Madeleine Ouellette-Michalska, Nicole Brossard. Sa «jeunesse» a été «catholique» et son adolescence, «humanitaire» (p. 24-25), mais elle a perdu la foi (p. 27, p. 61, p. 73). Elle a rêvé d’être un garçon (p. 52), avant de devenir féministe (p. 73). Elle vient d’une famille nombreuse : «Les deux idéologies qui m’ont été transmises sont le catholicisme humanitaire (qui n’est pas la même chose que le catholicisme de gauche) et le libéralisme-capitalisme. C’est ça, mon héritage familial» (p. 71). Elle ne se définit pas comme un «être national» (p. 72) : «Je ne reconnais pas l’héritage qu’on m’a transmis dans le récit de l’histoire nationale telle que l’école l’enseigne et que le pouvoir politique la transmet» (p. 142). La question de l’identité, individuelle et communautaire, la préoccupe.

Son destinataire ? Mathématicien, Thomas (ce n’est pas son vrai nom) vit sur la route depuis de nombreuses années. La littérature les unit (p. 45), de même que leur milieu familial (p. 71) et que leur pensée politique (p. 73). Il est «l’aventurier des grands espaces, le plaideur des causes difficiles» (p. 139). Le portrait d’ensemble reste cependant assez (et volontairement) flou : «Qui es-tu ?» (p. 139)

Le propos est ferme. La présence au Canada de l’Œuvre de la Sainte-Enfance est «inscrite dans la trame raciste de notre passé» (p. 27-28). Elle oblige à relativiser le concept de «Grande Noirceur» (p. 25, p. 28). Les «liens transnationaux» révélés par les archives romaines «brisent les frontières du roman national» (p. 62), de «notre récit collectif» (p. 64), d’un «récit national aux frontières étanches» (p. 75). Il faut déconstruire «le ressenti de la femme blanche» (p. 79), dont celui de l’autrice, qui le dit clairement. Affirmer des Québécois que ce ne sont pas des colonisés (p. 99) n’est guère recevable, ni dans la sphère publique ni dans la communauté historienne : «Il y a un raccourci dommageable dans le fait de résumer de la sorte l’histoire de ces francophones d’Amérique du Nord» (p. 100). Les lettres «La colonisation» — Larochelle y démonte le «projet génocidaire» canadien (p. 109) — et «L’humiliation» sont les plus inattendues de l’ensemble.

Larochelle consacre des passages à ses choix méthodologiques. Elle décrit les fonds consultés (p. 38-48), jusqu’à la matérialité des lettres (p. 47, p. 93). Elle explique pourquoi elle ne donne pas le véritable nom des personnes citées (p. 51). De façon plus significative, elle explique comment elle a mené ses recherches jusque-là : «Sais-tu pourquoi j’ai fait ma thèse de doctorat sur des archives aussi “sèches” que les archives scolaires ? […] J’ai pris cette voie parce que j’avais trop peur de choisir un sujet plus “humain”» (p. 91). Les archives de l’Œuvre de la Sainte-Enfance ne lui permettent plus cette distance. Travaillant sur des publications éphémères, rarement conservées en bibliothèque, elle doit avoir recours à… eBay (p. 103). (L’Oreille tendue a beaucoup travaillé sur le sport et la culture au Québec. Elle a dû souvent procéder de la même façon.)

Voilà un livre bref mais important.

P.-S.—Pourquoi, dans le titre, «d’Afrique» ? Ce n’est pas expliqué, au-delà de ceci : «Beaucoup au Québec se rappellent avoir “acheté des petits Chinois” ou des “petits Chinois d’Afrique” à l’école» (p. 21).

 

Référence

Larochelle, Catherine, Marie-Louise et les petits Chinois d’Afrique, Montréal, Mémoire d’encrier, coll. «Cadastres», 2024, 144 p.

Classiques québécois, cuvée 2024

La Presse+, 5 octobre 2024, cahier Arts, premier écran, «Nos nouveaux classiques de la littérature»

Périodiquement, les médias s’interrogent sur les œuvres que l’on devrait considérer classiques. Pour ne prendre que deux exemples, le Devoir, en 2002, et la Presse, en 2009, s’étaient posé la question.

Rebelote dans la Presse+ du 5 octobre 2024. Quels sont les 25 «nouveaux classiques» de la littérature québécoise depuis 2000 ? Quel en serait le «canon» ?

Un panel de «37 personnes du milieu littéraire» a été sollicité pour la sélection des œuvres. Chacune de ces personnes devait proposer dix titres sans contrainte de genre. 158, dont plus de la moitié parus depuis dix ans, ont été jugés «admissibles». On trouvera la liste des 25 œuvres retenues ci-dessous.

L’intérêt et la limite de pareille entreprise sont qu’elle permet des discussions sans fin. Sur Twitter, Luc Jodoin se dit «plutôt d’accord» avec les choix, sauf pour la présence du roman le Poids de la neige (Christian Guay-Poliquin, 2016) et l’absence du roman Document 1 (François Blais, 2012). L’Oreille tendue ne voit pas l’intérêt d’inclure dans une liste de «classiques» un texte aussi inexistant sur le plan stylistique que Ru (Kim Thúy, 2009); elle lui aurait nettement préféré Dixie (William S. Messier, 2013). De même, on pourrait se demander pourquoi certains auteurs n’apparaissent pas dans la liste de la Presse+, alors qu’ils connaissent un important succès populaire ou critique : Hervé Bouchard, Serge Bouchard, Michael Delisle, Nicolas Dickner, Lise Tremblay, Michel Tremblay, etc.

Il est peut-être plus intéressant d’essayer de voir ce que révèle cette sélection de la nature supposée de la littérature québécoise en 2024.

Sur ce plan, la chose la plus frappante est la domination quasi totale du genre romanesque : sur les 25 œuvres retenues, 21 sont des romans. Il ne reste guère de place pour les autres genres : deux essais (de Martine Delvaux et de Marie-Hélène Voyer), un recueil de poésie (de Joséphine Bacon), une bande dessinée (de Michel Rabagliati), aucune pièce de théâtre (l’Orangeraie, de Larry Tramblay, est un roman adapté à la scène).

Une autrice anglophone, Heather O’Neill, apparaît, pour la traduction (2008) de son Lullabies for Little Criminals (2006), entourée de trois représentants des premières nations, Naomi Fontaine, Michel Jean et Joséphine Bacon. D’autres n’ont pas toujours vécu qu’au Québec : Éric Chacour, Caroline Dawson, Dany Laferrière, Kim Thúy. Les frontières de la littérature québécoise ne sont peut-être plus exactement ce qu’elles ont longtemps été. Presque tous les auteurs sont vivants et pourraient continuer à écrire. Ce qui n’a pas été possible pendant des siècles — devenir classique de son vivant — l’est désormais.

L’Oreille tendue a lu douze de ces 25 titres (et quatorze des 24 auteurs retenus). Le temps est peut-être venu d’aller en voir d’autres.

P.-S.—Sur les classiques, l’Oreille a récemment publié ceci.

 

[Complément du 9 octobre 2024]

Le palmarès de la Presse+ fera certainement couler beaucoup d’encre. Exemples :

Kemeid, Olivier, «Au-delà des arbres du roman, une forêt de genres littéraires», le Devoir, 9 octobre 2024, p. A8.

 

Liste

Le tiercé gagnant

Putain (Nelly Arcan, 2001)

La femme qui fuit (Anaïs Barbeau-Lavalette, 2015)

Là où je me terre (Caroline Dawson, 2020)

«La liste des dix» (ordre alphabétique de titres, qui sont… sept; ils s’ajoutent aux trois précédents)

Le Ciel de Bay City (Catherine Mavrikakis, 2008)

L’Énigme du retour (Dany Laferrière, 2009)

Il pleuvait des oiseaux (Jocelyne Saucier, 2011)

Kuessipan (Naomi Fontaine, 2011)

Kukum (Michel Jean, 2019)

Que notre joie demeure (Kevin Lambert, 2022)

Ru (Kim Thúy, 2009)

«Le tableau d’honneur» (ordre alphabétique de titres, qui sont quinze)

1984 (Éric Plamondon, trilogie, 2011, 2012, 2013; en un volume, 2016)

Au péril de la mer (Dominique Fortier, 2015)

La Ballade de Baby (Heather O’Neill, 2008)

Bâton à message / Tshissinuatshitakana (Joséphine Bacon, 2009)

Le Boys club (Martine Delvaux, 2019)

Ce que je sais de toi (Éric Chacour, 2023)

La Constellation du lynx (Louis Hamelin, 2010)

La Fiancée américaine (Éric Dupont, 2012)

L’Habitude des ruines (Marie-Hélène Voyer, 2021)

Mille secrets mille dangers (Alain Farah, 2021)

L’Orangeraie (Larry Tremblay, 2013)

Le Poids de la neige (Christian Guay-Poliquin, 2016)

Paul à Québec (Paul Rabagliati, 2009)

Une réunion près de la mer (Marie-Claire Blais, 2018)

Les Villes de papier (Dominique Fortier, 2018)

L’art de bien commencer

Marcello Vitali-Rosati, Éloge du bug, 2024, couverture

À une époque pas trop lointaine, Marcello Vitali-Rosati et l’Oreille tendue étaient collègues. Ils sont néanmoins restés amis.

Le premier vient de faire paraître le livre Éloge du bug. Être libre à l’époque du numérique; la seconde le lit avec avidité et bonheur.

L’ex-jeune collègue de l’Oreille est doué pour les entrées en matière. Deux exemples :

«Un matin au réveil, attrapant machinalement son iPhone posé sur la table de chevet, Gregor Samsa constata que son téléphone s’était métamorphosé en un infâme appareil plein de bugs» (chapitre «Il faut que ça marche»).

«Un soir de l’année 416 avant J.-C., Socrate se met sur son trente-et-un pour se rendre à une fête. Lui qui, habituellement, va toujours nu-pieds et n’est jamais soucieux de son apparence, est propre, bien habillé et chausse même des sandales» (chapitre «Le monde des bugs»).

Joli !

P.-S.—Vous avez bonne mémoire : l’Oreille a déjà rêvé de donner un cours sur l’art de l’incipit.

 

Référence

Vitali-Rosati, Marcello, Éloge du bug. Être libre à l’époque du numérique, Paris, Éditions Zones, 2024, 208 p. PapierHTMLPDF

Le zeugme du dimanche matin et de Marco Micone

Corbeil, Jean-Pierre, Richard Marcoux et Victor Piché (édit.), Le français en déclin ?, 2023, couverture

«Très tôt, j’avais été captivé par les récits de grand-père relatant ses traversées atlantiques et son long séjour à Montréal, au début du siècle, d’où il rapporta la dot pour ses filles, quelques mots de français estropiés et la conviction que ceux qui les lui avaient appris étaient aussi pauvres que nous. C’est ce que conclut aussi le maître d’école lorsque, à la veille de mon départ, il déploya la mappemonde devant la classe, à la recherche de Montréal.»

Marco Micone, «Langue et immigration», dans Jean-Pierre Corbeil, Richard Marcoux et Victor Piché (édit.), Le français en déclin ? Repenser la francophonie québécoise, Montréal, Del Busso éditeur, 2023, 459 p., p. 449-456, p. 449.

P.-S.—La table des matières de cet ouvrage collectif se trouve ici.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

À relever

Mathieu Gosselin, Gros gars, 2023, couverture

Soit ces vers, tirés de la pièce de théâtre Gros gars :

Salut les pas d’espoirs
Les coucous
Ceux qui ont la falle basse

Soit ces phrases, tirées du recueil Un café avec Marie :

La pauvreté est notre honte à tous, tout comme l’injustice rampante et le mensonge de l’économie. L’humanité a la fale basse, la queue entre les jambes, les oreilles rabattues, le regard oblique, espèce maudite qui, après avoir dévasté le monde, songe à trouver dans l’espace une planète vierge, un autre paradis à saccager (p. 169).

On peut donc, dans le français populaire du Québec, avoir la fa(l)le basse. Ce n’est pas bon signe. On est alors dépité, triste, abattu.

On ne souhaite ce visage à personne.

P.-S.—La fa(l)le, voire la phalle, peut aussi désigner la poitrine, masculine (Pierre DesRuisseaux, p. 142) comme féminine (Ephrem Desjardins, p. 83).

 

Références

Bouchard, Serge, Un café avec Marie, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 2021, 270 p.

Desjardins, Ephrem, Petit lexique de mots québécois à l’usage des Français (et autres francophones d’Europe) en vacances au Québec, Montréal, Éditions Vox Populi internationales, 2002, 155 p.

DesRuisseaux, Pierre, Trésor des expressions populaires. Petit dictionnaire de la langue imagée dans la littérature et les écrits québécois, Montréal, Fides, coll. «Biblio • Fides», 2015 (nouvelle édition revue et augmentée), 380 p.

Gosselin, Mathieu, Gros gars, Montréal, Somme toute, coll. «La scène | Pièces de théâtre», 2023, 133 p. Édition numérique.