Méfions-nous d’eux

Catherine Dorion, les Luttes fécondes, 2017, couverture

L’Oreille tendue l’a dit à plusieurs reprises : elle a à l’œil le mot décomplexé (voir ici ou ).

Jusqu’à présent, sa besace s’emplissait d’occurrences où décomplexé est adjectif. Il faudra dorénavant chasser aussi le substantif. Pourquoi ?

À cause de phrases comme celle-ci, tirée du récent ouvrage les Luttes fécondes de Catherine Dorion :

Nous avons dans la vie de tous les jours la tête pleine de devoirs et de culpabilité, et cela agit sur nous comme une maladie auto-immune : tandis que nous nous rongeons de l’intérieur, nous demeurons hagards et affaiblis face à la poignée de décomplexés qui saccagent la planète et les cultures humaines (p. 58).

Tendons l’oreille, et la bonne.

 

Référence

Dorion, Catherine, les Luttes fécondes. Libérer le désir en amour et en politique, Montréal, Atelier 10, coll. «Documents», 11, 2017, 108 p. Ill.

Citation médicale du lundi matin

Arthur Buies, Réminiscences, 1892, couverture

«Y a-t-il seulement une personne dans ma paroisse qui sache que, sans moi, ce grand vieillard, au lieu d’être un cadavre, serait maintenant un squelette ? Je ne crois pas.»

Docteur C., «Comme dans la vie», la Patrie, «six décembre dernier», cité dans Arthur Buies, I. Réminiscences. II. Les jeunes barbares, Québec, Imprimerie de l’Électeur, s.d. [1892], 110 p., p. 94. [L’italique est probablement de Buies.]

L’oreille tendue de… Pierre Nepveu

André Belleau, Notre Rabelais, couverture, 1990

«Mais en fait, c’est bien sûr Rabelais lui-même, autant que [André] Belleau, qui est un maître extraordinaire en philologie, jusque dans le si troublant épisode des “paroles gelées” du Quart livre, ce chapitre qui ne cessait d’étonner et d’intriguer Belleau, et qui semble suggérer, entre autres choses, que la parole humaine est un merveilleux concentré d’espace-temps, une matière de mémoire faite d’événements et de lieux vers laquelle il suffit de tendre l’oreille pour que, figée, pétrifiée, congelée, elle se remette à résonner et à vivre.»

Pierre Nepveu, «Rabelais au pluriel. André Belleau et l’unité perdue», Voix et images, 125 (42 : 2), hiver 2017, p. 95-102, p. 101-102.

P.-S. — Pierre Nepveu avait lu une première version de ce texte lors du colloque «André Belleau et le multiple» (17-18 septembre 2015).

Interrogation journalistique du matin

Arthur Buies, Réminiscences, 1892, couverture

Sous la plume d’Arthur Buies, dans son texte contre «les jeunes barbares», ce paragraphe, évidemment ironique :

Mais, voyez-vous, ça fait dresser l’oreille, cette manière de dire les choses. Et tout cela, distribué en petits paragraphes d’une ligne ou une ligne et demie… Quoi de plus saisissant ? Le paragraphe ! Il n’y a rien de tel pour frapper à coups redoublés sur l’esprit du lecteur ! Un alinéa tout seul n’est peut-être pas grand’chose en soi, mais une trentaine d’alinéas de suite, c’est évidemment du génie (p. 80).

Pourquoi, lisant ces phrases, l’Oreille tendue pense-t-elle à certain omnicommentateur montréalais ?

 

Référence

Buies, Arthur, I. Réminiscences. II. Les jeunes barbares, Québec, Imprimerie de l’Électeur, s.d. [1892], 110 p.

Mettre sa griffe

Signature biscuits, emballage

 

«L’objet de mode, en l’occurrence, importe peu.
Ce qui compte, c’est le nom, la griffe, la signature.»
Georges Perec, Penser / Classer

En balade au parc du Bois-de-Coulonge, de fidèles informateurs de l’Oreille tendue découvrent, au menu d’un café, l’existence de «Salades “signature”». Étant québecquois, ces informateurs connaissent aussi le célèbre magasin d’ameublement Maurice Tanguay Signature.

Signature : signe de classe, de distinction, de sophistication. Mieux qu’un simple nom : une griffe, une marque, un label.

Aussi bien en français qu’en anglais, le mot est courant dans le commerce d’alcool (SAQ Signature, «produits rares et prestigieux»), chez les promoteurs immobiliers (Cité Signature), en ingénierie (à Montréal, le consortium qui construit le nouveau Pont Champlain se nomme Signature sur le Saint-Laurent), pour les banquiers (carte de crédit Visa Signature). Les artistes la recherchent : «Être originale, avoir une signature différente de celle des autres, cela est important pour Ima» (la Presse+, 23 novembre 2016). Le titre de la revue de Bibliothèque et Archives Canada ? Signatures. De quoi la ville de Montréal aurait-elle besoin (semble-t-il) ? D’«une signature supplémentaire» (la Presse+, 3 novembre 2016).

Le phénomène n’est pas nouveau. Georges Perec l’évoquait dès 1980 :

De la mode. La plupart des objets et accessoires de la vie quotidienne sont susceptibles d’être marqués, singularisés et survalorisés par la signature prestigieuse — dite «griffe» — d’un grand couturier.

Les lunettes, pas plus que les stylos, les briquets, les sacs à main, les sacs de voyage, les porte-clés, les chaussures, les gants, les porte-cigarettes, les cravates, les montres-bracelets, les boutons de manchette, etc., n’ont pas échappé à cet habillage de luxe dont la finalité me demeure pourtant obscure (éd. de 1985, p. 147).

Ce qui a changé ? Signature tient lieu de signature.

P.-S. — L’Oreille se réjouit d’avoir des informateurs à l’oreille si bien tendue. Merci à eux.

 

[Complément du 18 mai 2017]

Montréal a la sienne, foi de @Derappoetiques :

Le pont Jacques-Cartier comme signature

 

Référence

Perec, Georges, «Considérations sur les lunettes», dans Pierre Marly (édit.), les Lunettes, Paris, Atelier Hachette / Massin, 1980, p. 5-9; repris dans Penser / Classer, Paris, Hachette, coll. «Textes du XXe siècle», 1985, p. 133-150.