Les non du lundi matin (liste non exhaustive)

Fred Pellerin ? Non.

Le nationalisme et les «valeurs québécoises» ? Non.

Olympe de Gouges ? Non.

Facebook ? Non.

Au hockey, le quatrième trio ? Non.

Les tatouages ? Non.

Les voisins ? Non.

La tour Montparnasse ? Non. (Sauf dans le Montparnasse monde.)

Les études littéraires ? Non (la plupart du temps).

Dire d’une œuvre qu’elle est «bien écrite» ? Non.

La féminisation mécanique («les mécaniciens et les mécaniciennes») ? Non.

«Bon matin» ? Non.

Bon matin.

 

Référence

Sonnet, Martine, Montparnasse monde. Roman de gare, Cognac, Le temps qu’il fait, 2011, 139 p. Ill.

Glasnost pour tous

Depuis plusieurs mois, la société québécoise est traversée de gros mots, qui commencent tous par la lettre c : corruption, collusion, collusionnaires, cartel, construction, commission, Charbonneau, construction, crime organisé, crosseurs, etc. (Ça ne va pas se calmer : les travaux de la Commission [québécoise] d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction reprennent aujourd’hui.)

Comment mettre fin à la morosité entraînée par pareils mots ? En leur opposant un mot constructif : transparence.

Pourquoi le chef du Parti libéral du Canada, Justin Trudeau, avoue-t-il publiquement avoir fumé de la marijuana ? Par souci de transparence (la Presse, 23 août 2013, p. A2).

Que reproche-t-on à Stephen Harper ? De manquer de transparence. C’est du moins l’avis du commentateur politique Alec Castonguay sur Twitter : «Ça fait un bon moment que le gouv. Harper amène la transparence et les comm. vers le bas fond.» Pourtant, «Ottawa promet des réformes au nom de la transparence» (le Devoir, 11 août 2013, p. A1).

Non seulement, transparence est un mot avec lequel on ne saurait être en désaccord, il a aussi une dimension internationale. Partout dans le monde, on souhaite être transparent.

Le gouvernement américain a espionné ses propres citoyens ? Il est déchiré «Entre transparence et sécurité» (la Presse, 10 août 2013, p. A21).

La Chine fait un procès à un des anciens dirigeants ? «Procès de Bo Xilai, transparence ou propagande 2.0 ?» (la Presse, 27 août 2013, p. A13).

Vous êtes sur Facebook ? «“La transparence et la confiance sont des valeurs fondamentales chez Facebook”, a affirmé l’avocat général du groupe, Colin Stretch» (la Presse, 28 août 2013, p. A13).

Bref, le noir n’est plus la couleur à la mode. Soyez positifs ! Soyez transparents !

P.-S. — Il y a encore des sceptiques : «Les risques de la communication transparente» (la Presse, 29 août 2013, cahier Affaires, p. 4). Ils seront confondus.

 

[Complément du 28 juillet 2015]

Ceci, chez Jean-Marie Klinkenberg, dans la Langue dans la Cité (2015) : «Mais il faut assurément se défier du mot “communication”, un mot qui, avec son compère “transparence”, monte à notre firmament au fur et à mesure que les ténèbres s’épaississent autour de nous» (p. 21).

 

Référence

Klinkenberg, Jean-Marie, la Langue dans la Cité. Vivre et penser l’équité culturelle, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2015, 313 p. Préface de Bernard Cerquiglini.

Décrispation

L’Oreille tendue fait de la langue son pain quotidien : dans ce blogue, mais aussi par des conférences et par des interventions médiatiques. Elle ne cesse d’être frappée par l’omniprésence de la crispation en matière linguistique au Québec, crispation publique et personnelle. Elle souhaite la combattre, mais elle se sent parfois bien seule. Puis elle lit des textes de son ami Pierre Nepveu.

Celui du 22 septembre 2012, par exemple, dans les pages du Devoir, «Langue. Au-delà du français menacé». Il y est question des langues de Montréal, la française évidemment, mais pas seule, et pas non plus dans un simple rapport conflictuel avec les autres, notamment l’anglais.

Loin de moi l’idée de prendre à la légère le sort et la vitalité du français québécois dans le contexte nord-américain que l’on connaît, mais nous avons l’urgent besoin d’un discours sur la langue qui ne soit pas purement comptable et alarmiste, qui prenne en charge, autrement que du bout des lèvres, la diversité et la richesse linguistique de Montréal : pluralité des langues (dont l’anglais), pluralité des français parlés, sans que l’on néglige pour autant l’objectif de la langue commune.

Ou celui qui vient de paraître dans le 300e numéro de la revue Liberté, «Une apologie du risque». Le point de départ n’est plus le contact des langues à Montréal — même si cette question est abordée en conclusion —, mais le rapport des écrivains québécois à leurs langues, l’artistique comme la commune.

Je dis que tout discours sur le français au Québec qui n’insiste que sur sa protection et sa conservation, qui ne la considère qu’en tant qu’indice de différence et de singularité, sans prendre acte de son renouvellement, de sa créativité, de sa porosité, de son aptitude à l’échange, a quelque chose de débilitant. Je dis que lorsque la crainte légitime de l’anglicisation tourne à une phobie nourrie par une méconnaissance profonde de la culture vivante et des pratiques très diverses (et souvent risquées) de la langue au Québec, la défense du français risque d’être stérile et de servir de repoussoir aux jeunes générations, comme le craignait déjà André Belleau dans son essai de 1983. […] Si on tient à ce que le Québec soit français (et inutile de dire que c’est mon cas), il faut assumer le fait que notre langue est à la fois menacée et vivante, fragile et dynamique, une et plurielle, et qu’elle ne peut pas être défendue au nom d’un certain intégrisme identitaire et d’une conception monologique de la culture (p. 9).

Le texte de Belleau auquel fait référence Pierre Nepveu est l’admirable «Pour un unilinguisme antinationaliste», auquel l’Oreille a emprunté sa devise : «Nous n’avons pas besoin de parler français, nous avons besoin du français pour parler.»

Pareille volonté de décrispation du débat linguistique — celle de Nepveu comme celle de Belleau — est trop rare pour ne pas être saluée, particulièrement au moment de la sortie d’un film documentaire dont tout donne à penser qu’il diabolise la langue anglaise dans le Montréal d’aujourd’hui.

 

Références

Belleau, André, «Langue et nationalisme», Liberté, 146 (25, 2), avril 1983, p. 2-9; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 88-92; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 115-123; repris, sous le titre «Langue et nationalisme», dans Francis Gingras (édit.), Miroir du français. Éléments pour une histoire culturelle de la langue française, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Espace littéraire», 2014 (troisième édition), p. 425-429; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 113-121. https://id.erudit.org/iderudit/30467ac

Nepveu, Pierre, «Langue. Au-delà du français menacé», le Devoir, 22 septembre 2012.

Nepveu, Pierre, «Une apologie du risque», Liberté, 300, été 2013, p. 8-9. https://id.erudit.org/iderudit/69406ac

Le sexe de Don Draper (et celui de Nate Fisher)

Gros plan du visage de Don Draper dans la finale de Mad Men

«Es-tu heureux ? Après quoi cours-tu ? J’ai cru
comprendre que tu lisais de moins en moins;
comme tout le monde, tu délaisses le cinéma pour les séries télé.»
Patrick Nicol, Terre des cons (2012)

«Il y a un peu de testicule au fond de nos sentiments
les plus sublimes et de notre tendresse la plus épurée.»
Diderot, lettre à Damilaville, citée dans Esprit de Diderot

«Climbing a mountain ? Is that what making love is to you ?»
Betty Draper, The Better Half,
neuvième épisode de la sixième série de Mad Men

 

L’Oreille tendue n’est devant sa télé que pour deux choses : le sport et les grandes séries américaines (The West Wing, Homeland, Damages, The Good Wife, The Newsroom). Elle a suivi, comme tout le monde, Mad Men (voir ici, et encore là) : d’abord avec intérêt, puis de moins en moins. Pour le dire d’une question : «Who cares about Don Draper ?» (Pour qui l’ignorerait, Don Draper est le personnage principal de la série.)

Lui, le nec plus ultra des «créatifs», l’incarnation, en apparence, de la réussite professionnelle, est de plus en plus grossier au fil des épisodes : il expose sa richesse, il boit comme un trou, il ne tient aucune de ses promesses, il est violent, il baise tout ce qui bouge. Il faut le comprendre, soulignent à gros traits ses créateurs : c’est un enfant illégitime, son père (violent et alcoolique) est mort sous ses yeux, il a grandi dans un bordel. Cette psychologie de bazar suffirait à enlever tout intérêt au personnage. Quand on ajoute à cela le fait que d’autres personnages de la série (Joan, Peggy, Roger) sont autrement plus intéressants que lui, le verdict devrait être sans appel.

Ajoutons cependant une autre pièce au dossier d’accusation : comme Nate Fisher dans la série Six Feet Under, Don Draper est mené par son sexe; comme lui, cette obsession le transforme en personnage unidimensionnel. Une fois que l’on a compris que tout s’explique par leur libido, on se désintéresse d’eux, radicalement.

Un contre-exemple ? Tony Soprano, dans The Sopranos. Situation familiale non optimale : son père était violent; sa mère a essayé de le faire assassiner; il dispute le contrôle de la mafia du New Jersey à son oncle; il aide sa sœur à se débarrasser du cadavre de l’amant qu’elle vient de révolvériser; sa fille est un temps attiré par un mauvais garçon; son fils n’arrive pas à en être un. Profession exigeante : à défaut de faire vendre, tel Don Draper, il sait comment obtenir ce dont il a besoin, qu’il y ait ou pas un prix à payer (on entendra prix au sens littéral comme au figuré), et personne ne lui fait de cadeau. Sexualité non restrictive : ses conquêtes (façon de parler) sont nombreuses (euphémisme), rémunérées ou pas. Et pourtant il n’est défini ni par ses coucheries, ni par ses beuveries, ni par sa violence. Contrairement à Don Draper et à Nate Fisher, Tony Soprano s’interroge sur l’origine du mal qu’il inflige et de celui qui le ronge, il ne fait pas que les expliquer par un événement ou une série d’événements de son enfance. Pour le dire simplement : il se pose des questions — voir sa fascination pour les émissions historiques à la télé —, ce que ne font jamais les deux autres.

On pourrait appliquer à Matthew Weiner, le concepteur de Mad Men, et au personnage de Don Draper des remarques de David Foster Wallace sur John Updike (1998) dans son recueil Consider the Lobster :

[Turnbull, le narrateur du roman Toward the End of Time d’Updike] persists in the bizarre, adolescent belief that getting to have sex with whomever one wants whenever one wants to is a cure for human despair. And Toward the End of Time’s author, so far as I can figure out, believes it too. Updike makes it plain that he views the narrator’s final impotence as catastrophic, as the ultimate symbol of death itself, and he clearly wants us to mourn it as much as Turnbull does. I am not shocked or offended by this attitude; I mostly just don’t get it. Rampant or flaccid, Ben Turnbull’s unhappiness is obvious right from the novel’s first page. It never once occurs to him, though, that the reason he’s so unhappy is that he’s an asshole.

Un adolescent, un être désespéré et malheureux qui se laisse mener par sa queue (avant de devenir Don, ce personnage s’appelait Dick : queue, en anglais) et un «trou de cul» : on croirait lire le portrait de Don Draper.

P.-S. — Sur Tony Soprano, écouter, à France Culture, la livraison du 13 août 2013 de l’émission les Bons Plaisirs, avec Emmanuel Burdeau, auteur de la Passion de Tony Soprano (2010).

 

Références

Burdeau, Emmanuel, la Passion de Tony Soprano, Nantes, Capricci, coll. «Actualité critique», 1, 2012, 97 p. Édition originale : 2010.

Loty, Laurent et Éric Vanzieleghem, Esprit de Diderot. Choix de citations, Paris, Hermann, 2013, 157 p.

Nicol, Patrick, Terre des cons. Roman, Montréal, La mèche, 2012, 97 p.

Wallace, David Foster, Consider the Lobster and Other Essays, New York, Little, Brown and Company, 2005. Ill. Édition numérique.

«Ça me revient»

François Bon, Autobiographie des objets, 2012, couverture

«Avoir affaire au souvenir est plus riche
quand on est dans l’impossibilité de relire ou vérifier.»
François Bon, Autobiographie des objets

Au départ, une diffusion numérique sur tierslivre.net, le site de François Bon : des textes, chacun consacré à une chose ou à plusieurs, des images, des liens, des commentaires de lecteurs (l’Oreille tendue en a été, et assez souvent). Puis un livre papier, Autobiographie des objets (2012), reprenant les textes numériques, les réécrivant, les réorganisant — tout cela en profondeur. Les textes originaux ne sont plus sur tierslivre.net — du moins, ils ne sont plus visibles, mais ils sont sûrement archivés; en revanche, on peut y lire de nouveaux textes dans la même série, certains rédigés par François Bon, d’autres par des visiteurs du site (dont l’Oreille, encore une fois). Le projet est admirable, quels qu’en soient les supports.

Une question, sans cesse reprise : par où faire advenir les mémoires ? Par le nez, par l’oreille, par la main, par l’œil — très peu par le goût — et surtout par l’écriture et sa «tension imaginaire» (p. 35). Sortir du «grand tiroir à souvenirs dépareillés» (p. 211), dans le désordre, «la voix un peu haut perchée pour le cri» (p. 21), le «retour chariot» d’une vieille Remington (p. 47), l’apparition des couleurs en Mai 68 (p. 151, p. 179), «l’odeur du métro» parisien (p. 220), le «déclic» d’un projecteur à diapositives (p. 223), les vestes de cuir des pompiers (p. 224). Ce monde-là, qu’on croyait disparu : à tort. La «guerre humble qu’est la mémoire» (p. 61) : gagnée, du moins pour l’instant.

Plutôt que par les sens — au premier rang desquels la vision, malgré une longue méfiance envers la photographie et une «aversion» profonde pour le cinéma (p. 221) —, on pourrait réorganiser thématiquement le livre (et le site). On traiterait alors ensemble, mais ce serait dénaturer le mouvement du souvenir, la musique — Led Zeppelin, les Stones, les Beatles —, la littérature — Balzac, Proust, Kafka, Rabelais, Poe —, les lieux et les communautés — Moscou, New York, l’Inde, le Chili, le Québec, la Vendée, les librairies —, les voitures — elles «conditionnent» l’ensemble (p. 223) —, les livres — puisque le terme de cette traversée infinie est une «armoire aux livres».

Ou il y aurait des figures. L’arrière-grand-mère comme le cousin Jean-Claude, les aveugles. Le grand-père instituteur, celui de l’«armoire aux livres», et le grand-père vendeur de voitures. La mère (et ses livres), le père (avec lequel les relations deviendront un jour plus tendues). En arrière-plan, assez loin, les enfants, quelques amis, des écrivains aimés. Et, à l’horizon, l’écrivain que va devenir François Bon : «ce moment où j’avais renoncé à mon travail industriel pour l’aventure plus hasardeuse d’écrire un livre (et qui sera la limite temporelle des fragments rassemblés ici)» (p. 108).

Autobiographie des objets n’est le lieu d’aucune nostalgie : c’était; ce n’est plus; c’est comme ça — «J’appartiens à un monde disparu» (p. 38), «les mutations sont cruelles» (p. 141), «J’ai vu la fin de ce monde» (p. 219), «Le temps des objets a fini» (p. 232). François Bon préfère parler de «mélancolie» (p. 8), lui qui garde une «vénération intacte» pour quelques objets (p. 187). On notera bien quelques constats amers — «L’habileté des mains, j’ai toujours vécu comme un malheur de n’en pas disposer» (p. 189) — et quelques regrets — on ne lui a pas appris les plantes (p. 66), il ne sera jamais guitariste (p. 125), il aurait aimé «l’avoir conservée», cette autoharp (p. 139), il ne sait pas dessiner (p. 175).

Des regrets ? Chez l’auteur, peut-être, mais pas ici. Cette Autobiographie des objets, cet autoportrait, cette méthode de la mémoire — tout cela exige lecture et relecture.

P.-S. — Le projet d’ensemble convainc. Certaines phrases éblouissent : «Dans chacune d’elles [des boîtes], plusieurs dés à coudre, qui doivent pour elles quatre [l’arrière-grand-mère, les grands-mères, la mère] correspondre à un récit précis, d’où venu, par qui donné, et pourquoi gardé, même terni ou cabossé, ou si humble» (p. 105).

 

Référence

Bon, François, Autobiographie des objets, Paris, Seuil, coll. «Fiction & Cie», 2012, 244 p.

François Bon, Autobiographie des objets, édition de poche, 2013