Le jovialisme en mutation ?

On connaissait déjà jovialisme et jovialiste.

En 2004, dans leur Dictionnaire québécois instantané, l’Oreille tendue et Pierre Popovic, à jovialisme, jovialiste, écrivaient ceci :

Variante québécoise de l’épicurisme, prêchée par le «philosophe» André Moreau. Prend une extension de plus en plus large. «La vision “jovialiste” de Landry consterne Parizeau» (le Devoir, 9 juin 2000). «La nouvelle proposition libérale : du “jovialisme constitutionnel”, selon Facal» (la Presse, 18 janvier 2001). «Véritable boursouflure d’orgueil, le jovialiste beurre tellement épais […]» (le Devoir, 16-17 juin 2001).

On était donc passé d’une conception du jovialisme comme revendication du plaisir à un sens proche de déni de la réalité. Autre exemple, qui confirme ce glissement : «À la moindre indication que les prévisions financières de Loto-Québec sont jovialistes, le projet du bassin Peel devrait être abandonné» (la Presse, 23 février 2006, p. A22).

On découvre maintenant néo-jovialisme et néo-jovialiste.

Dans la Presse du 27 janvier, Alain Dubuc s’en prend à un récent ouvrage de Jean-François Lisée, Comment mettre la droite K.-O. en 15 arguments. Le titre de son article ? «Les méfaits du néo-jovialisme» (p. A19). Que reproche (notamment) Dubuc à Lisée ? «Cela a entraîné mon collègue dans une croisade néo-jovialiste dont ce pamphlet est l’aboutissement.»

Voilà qui fait naître une question : néo par rapport à quoi ? À Moreau ? Au sens dérivé des mots jovialisme et jovialiste ? En sommes-nous à la première ou à la deuxième mutation ?

Quoi qu’il en soit, une chose est sûre : on n’arrête pas le progrès.

 

Références

Lisée, Jean-François, Comment mettre la droite K.-O. en 15 arguments, Montréal, Stanké, 2012, 150 p. Ill.

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

Le numérique et la langue des écrivains : esquisse de dictionnaire

Mordecai Richler, Barney’s Version, 1997, couverture

Les écrivains qui mettent en scène des intrigues où le numérique joue un grand rôle utilisent le vocabulaire du numérique. C’est banal. N’en parlons pas.

Attachons-nous plutôt à ceux qui font appel à ce vocabulaire, en français aussi bien qu’en anglais, dans des contextes où le numérique n’est pas mis en scène. Comme tout le monde, ils ont intériorisé la langue de l’informatique.

binary : «There was a generation waiting to inherit the earth, caring nothing for old-timers’ concerns : dedicated to the pursuit of the new, speaking the future’s strange, binary, affectless speach — quite a change from our melodramatic garam-masala exclamations» (Salman Rushdie, The Moor’s Last Sigh, Toronto, Vintage Canada, 1996 [1995], 437 p., p. 343).

bogue : «J’aurais beau inventer, c’est toujours aux mêmes manques que la page me ramène, filles, frères, fantômes, du fond de ma tranchée, sous les images qui s’amoncellent, toujours aux mêmes bogues que je reviens, détails que le recul magnifie, petits mythes personnels, témoin tous ceux qui, de près ou de loin, me viennent de l’hiver» (Patrick Roy, la Ballade de Nicolas Jones. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 01, 2010, 220 p., p. 89).

copie de secours : «Joyce a l’impression de vivre en marge d’un monde précieux et insaisissable. De l’autre côté de cette fenêtre, les événements se produisent par eux-mêmes, sans que l’on puisse les arrêter ou infléchir leur logique propre. Chaque seconde, chaque instant se déroule pour la première et la dernière fois. Impossible d’interrompre ce processus, de revenir en arrière ou d’enregistrer une copie de secours» (Nicolas Dickner, Nikolski, Québec, Alto, 2006, 325 p., p. 241).

deleter : «On doit se “deleter”, pour le bien de l’humanité, pour que l’humanité ait encore le droit à sa connerie» (Catherine Mavrikakis, Ça va aller. Roman, Montréal, Leméac, 2002, 155 p., p. 99); «Il faut que j’arrive à roupiller, à me coucher hébétée et à me deleter» (Catherine Mavrikakis, Fleurs de crachat, Montréal, Leméac, 2005, 198 p., p. 113).

disque dur : «“Oh !” said James, his eyes opening wide. He opened his mouth again, wordless. The language sector of his hard disk was spinning, inaccessible» (Russell Smith, Noise, Erin [Ontario], The Porcupine’s Quill, 1998, 266 p., p. 37); «Je voudrais tant apprendre à oublier, effacer tout mon disque dur» (Catherine Mavrikakis, Fleurs de crachat, Montréal, Leméac 2005, 198 p., p. 108); «le disque mou que j’ai dans ma tête» (Daniel Bourrion, 19 francs, édition numérique, Saint-Cyr-sur-Loire, publie.net, 2010); «Vers 14 h 10, hier, sur la Saint-Denis, j’ai croisé François Guérette (le reconnaissant après qu’il m’ait interpellé, mon disque dur de visage ayant pris du temps à trouver les correspondances baudelairiennes associées aux joues, mâchoires, yeux, barbe, sourire etc.)» (Bertrand Laverture, blogue Technicien coiffeur, 20 janvier 2011).

données : «Ce cauchemar m’a court-circuité les neurones, une décharge qui a érasé des données impossibles à stocker» (Tonino Benacquista, la Maldonne des sleepings, Paris, Gallimard, coll. «Série noire», 2167, 1989, 249 p., p. 149).

hyperlink : «my memory […] hyperlinks the two announcements» (Jaclyn Moriarty, The Year of Secret Assignments, Scholastic, 2005 [2004], 338 p., p. 195).

interface : «“Lookee,” she said, “if we’re going to go on like interfacing together, you know, and why not, it’s a free country, why don’t we grab that little table in the corner, you know, before somebody else like beats us to it ?”» (Mordecai Richler, Barney’s Version. With Footnotes and an Afterword by Michael Panofsky, Toronto, Alfred A. Knopf, 1997, 417 p., p. 235).

navigating : «His head, he realized, was like a computer game bristling with hidden lasers and fanged things; it was just a question of navigating the right path through the bad thoughts without getting zapped» (Russell Smith, Young Men. Stories, Toronto, Doubleday, 1999, 254 p., p. 119).

programming : «But twelve years, that’s something else, every programming you ever received out of jail, from birth onward, will have been erased from your mind» (John Burdett, The Godfather of Kathmandu. A Novel, New York, Alfred A. Knopf, 2010, 295 p., p. 120).

ram : «He slid the key in and turned over the engine. The random access memory of his mind produced the image of the pizza delivery car he had seen earlier. A reminder that he was hungry» (Michael Connelly, Chasing the Dime, Boston, New York et Londres, Little, Brown and Company,  2002, 371 p., p. 323).

réinitialisation : «Une expérience propice à la réinitialisation des valeurs, à l’introspection solitaire sous le regard des étoiles» (Julien Blanc-Gras, Touriste, Vauvert, Au diable vauvert, 2011, 259 p., p. 81).

software : «I think the question is so far out of her range of knowledge she assumes I’m just another local whose mental software differs so far from the Australian that no understanding between us is possible» (John Burdett, The Godfather of Kathmandu. A Novel, New York, Alfred A. Knopf, 2010, 295 p., p. 93).

Les zeugmes du touriste et du dimanche matin

Julien Blanc-Gras, Touriste, 2011, couverture

Hull, Grande-Bretagne : «Une riante bourgade ravagée par la crise postindustrielle, où l’on repère les étrangers à leur absence de tatouages et de cirrhose» (p. 16).

Bogotá, Colombie : «Elle déploie son cortège de commerciaux gominés et de bâtiments noircis par la pollution, de chiens errants et de zombies sans toit, défoncés à la colle et à la douleur» (p. 32).

Népal : «Je trouve ensuite refuge dans un monastère coréen et spartiate» (p. 64).

Julien Blanc-Gras, Touriste, Vauvert, Au diable vauvert, 2011, 259 p.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

M & M

La revue de théâtre Jeu consacre le dossier de son plus récent numéro à un thème inattendu : «Le théâtre m’ennuie.» (L’Oreille tendue y collabore, mais c’est une autre histoire.)

Jean-François Chassay y signe un texte, «Défection», sur les raisons pour lesquelles il fréquente maintenant si peu, lui qui les a beaucoup courus, les théâtres montréalais. Réfléchissant plus largement à la culture québécoise, il a ces mots :

Lors des années 70, une bande d’épais incultes cherchaient à convaincre le chaland que le patois québécois était une langue, beaucoup plus dynamique que le français de l’Hexagone, qu’on ramenait à l’étroitesse d’esprit de l’Académie française. Nous disions «marde» alors qu’eux ne disaient que «merde». Quelle richesse que la nôtre (p. 91).

L’ironie fait mouche. On aurait cependant tort de penser que cette remarque n’a de valeur qu’historique. Le mot marde fait encore partie du paysage linguistique québécois.

On l’a entendu dans le Bye Bye 2011, la lamentable revue télévisuelle de fin d’année que vient de diffuser la société Radio-Canada.

Le mot est fréquent sous la plume de la juvénile narratrice du roman Et au pire, on se mariera de Sophie Bienvenu (2011). Il est employé comme substantif («toute cette marde qui est arrivée après», p. 15), avec ou sans article («treize ans de marde », p. 121). Il y a des cas où la forme merde est préférée («sa guitare de merde», p. 56; «une idée de merde», p. 63); ça se défend. Un passage est même fondé sur l’alternance :

Merde, ça me donne des frissons rien que d’y penser. C’est mal, Aïcha. J’ai plus que deux fois ton âge ! Ça me mettrait dans marde, ça te fuckerait la tête… pis ma tête avec. T’as déjà réfléchi à ça ? Merde ! (p. 60)

Ça se défend tout autant.

Le mot est couramment employé, mais il peut néanmoins marquer la rareté (rare comme de la marde de pape). Qui est fou comme d’la marde ne se contient plus, alors que qui touche le bout d’la marde est découragé ou a atteint ses limites. Avec marde, on peut aussi jurer (Maudite marde), se plaindre (C’est d’la (grosse) marde, Ça ne vaut pas d’la marde), vitupérer quelqu’un (Je lui ai donné d’la marde) et mettre fin à une hésitation (D’la marde; j’y vas). Mange de la marde est une expression bien commune, mais qu’il n’est pas bon d’utiliser n’importe où : une des vedettes du palais de justice de Montréal (et du petit écran), Anne-France Goldwater, a été convoquée en novembre 2011 par le Conseil de discipline du Barreau du Québec, un de ses collègues lui reprochant d’avoir utilisé l’expression en Cour supérieure. (Me Goldwater est anglophone : elle aurait dit «mange la marde».) Marde a une riche descendance, de mardeux (être peureux; être chanceux), qui est usuel, à démarder, qui est rare (le Devoir, 11 mars 2010, p. A1).

La marde serait souvent transportée dans un char, d’où char de marde, parfois ramené à sa plus simple expression : «la législature du Massachusetts lui avait répondu de manger un char» (le Devoir, 27-28 mai 2000); «j’eusse aimé que Salé et Pelletier […] enjoignissent messieurs dames les bonzes de l’International Skating Union de manger un char» (le Devoir, 13 février 2002). Manger un steamer de marde est un équivalent idiosyncrasique et très expressif de cette locution figée (si l’on peut dire). On voit aussi, dans certaines familles, manger un steamer de marde avec une braoule en fer blanc pour pas qu’ça rouille. Cela a l’avantage de la taille (on imagine le steamer plus logeable que le char) et de la couleur locale (ainsi que le rappelait Léandre Bergeron en 1980, la braoule est une «pelle à fumier» [p. 96]).

Non moins poétiquement, Hervé Bouchard, dans son Mailloux (2002), a une fort jolie allitération jouant des variétés régionales du français : «tas de merde, t’es de marde» (p. 60).

L’utilisation la plus troublante du mot marde est cependant celle-ci.

«Mario à marde», publicité, 2011

Ça ne s’invente pas.

 

[Complément du 14 avril 2018]

Les mots composés avec marde sont très rares. L’Oreille tendue en découvre un dans la la Presse+ du jour : complimarde. Son sens ? «Dans En tout cas à TVA, les enfants de Danielle (Guylaine Tremblay), Chloé (Anne-Élisabeth Bossé) et Fred (Mickaël Gouin), ont inventé l’expression parfaite pour décrire les reproches déguisés en compliments que leur fait constamment leur maman : des complimardes. On l’adopte.»

 

[Complément du 16 janvier 2019]

Ce n’est pas au Mario de l’illustration ci-dessus que pensait Jean-Christophe Réhel dans Ce qu’on respire sur Tatouine (2018), mais à un psychologue : «Esti de Mario à marde» (p. 264).

 

[Complément du 25 mars 2023]

La chose est bien connue : l’écrivain Réjean Ducharme avait l’oreille. Il a donc repéré le steamer de marde dès 1968, dans son roman l’Océantume : «Notre steamer, qui s’appelle “Mange-de-la-merde”, est la dernière habitation du chemin» (éd. de 2022, p. 175). Serge Bouchard cite la phrase dans le texte «Marde, alors !» de son livre (posthume) la Prière de l’épinette noire (2022, p. 166).

 

[Complément du 24 mars 2024]

Toute chose n’est pas bonne à dire : «Je viens de dire de la marde, là» (La soif que j’ai, p. 61).

 

Références

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Bienvenu, Sophie, Et au pire, on se mariera. Récit, Montréal, La mèche, 2011, 151 p.

Bouchard, Serge, la Prière de l’épinette noire, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 2022, 222 p. Préface de Jean-Philippe Pleau.

Chassay, Jean-François, «Défection», Jeu. Revue de théâtre, 141, 4e trimestre 2011, p. 88-91. https://id.erudit.org/iderudit/65625ac

Ducharme, Réjean, Romans, Paris, Quarto Gallimard, 2022, 1951 p. Ill. Édition établie et présentée par Élisabeth Nardout-Lafarge. Vie & œuvre par Monique Bertrand et Monique Jean.

Dufour-Labbé, Marc-André, La soif que j’ai. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2024, 139 p.

Mailloux, histoires de novembre et de juin racontées par Hervé Bouchard citoyen de Jonquière, Montréal, L’effet pourpre, 2002, 190 p.

Melançon, Benoît, «Les effets surprenants de l’ennui», Jeu. Revue de théâtre, 141, 4e trimestre 2011, p. 38-41. https://id.erudit.org/iderudit/65615ac

Réhel, Jean-Christophe, Ce qu’on respire sur Tatouine. Roman, Montréal, Del Busso éditeur, 2018, 283 p.

Citation gastronomique de Noël ?

Marcel Schwob, Vies imaginaires, 2011, couverture

«Les repas étaient composés de choses délicates et inattendues, et les cuisiniers variaient sans cesse l’architecture des victuailles. Il ne fallait point s’étonner, en ouvrant un œuf, d’y trouver un bec-figue, ni craindre de trancher une statuette imitée de Praxitèle et sculptée dans du foie gras. Le gypse qui scellait les amphores était diligemment doré. Des petites boîtes d’ivoire indien renfermaient des parfums ardents destinés aux convives. Les aiguières étaient percées de diverses façons et remplies d’eaux colorées qui surprenaient jaillissant. Toutes les verreries figuraient des monstruosités irisées. En saisissant certaines urnes, les anses se rompaient sous les doigts et les flancs s’épanouissaient pour laisser tomber des fleurs artificiellement peintes. Des oiseaux d’Afrique aux joues écarlates caquetaient dans des cages d’or. Derrière des grillages incrustés, aux riches parois des murailles, hurlaient beaucoup de singes d’Égypte, qui avaient des faces de chien. Dans des réceptacles précieux rampaient des bêtes minces qui avaient de souples écailles rutilantes et des yeux rayonnés d’azur.»

Marcel Schwob, «Pétrone, romancier», dans Vies imaginaires, Saint-Cyr-sur-Loire, publie.net, coll. «Classiques», 2011. Édition numérique. Édition originale : 1896.