Suggestion de lecture pour un journaliste du Devoir

En première page du Devoir de cette fin de semaine, une entrevue de Serge Truffaut avec l’écrivain états-unien Russell Banks, qui est de passage à Montréal, sous le titre «Tour de table avec un écrivain pessimiste».

Le texte s’ouvre sur le fait qu’un récent recueil de nouvelles de Banks (A Permanent Member of the Family / Un membre permanent de la famille) porte sur un personnage «occulté, ignoré» de la littérature américaine publiée par des «Blancs», «le Noir».

Suit une énumération :

Cherchez-le chez Philip Roth, Raymond Carver, Richard Ford, John Updike, Paul Auster, Don DeLillo, Truman Capote, John Fante, J. D. Salinger, Jim Thompson ou encore Thomas Pynchon, tous écrivains, soyons clair, dont on aime la fréquentation, et alors ? Le Noir est secondaire. En fait, il n’est pas là.

Le journaliste du Devoir ne connaît manifestement pas The Human Stain (2000; la Tache en français) de Philip Roth, le premier auteur de sa liste.

Il devrait.

 

Référence

Roth, Philip, The Human Stain, New York, Vintage International, 2001, 361 p. Paru en français sous le titre la Tache, Paris, Gallimard, coll. «Du monde entier», 2002, 441 p. Traduction de Josée Kamoun. Édition originale : 2000.

Jackie Robinson et Maurice Richard

Jackie Robinson et Maurice Richard

Maurice Richard, l’ancien ailier droit des Canadiens de Montréal — c’est du hockey —, est un mythe québécois. La constitution de ce mythe est souvent fondée sur la comparaison. Était-il le plus grand joueur de son équipe ? A-t-il été le meilleur attaquant de l’histoire des Canadiens ? Était-il le plus grand joueur de la Ligue nationale à son époque ? Était-il le plus grand sportif de son époque ? Maurice Richard, enfin, est-il le plus grand sportif de l’histoire du Québec ? Ces comparaisons supposent qu’on rapporte la carrière du Rocket à celle d’autres hockeyeurs de son temps. On l’a pourtant comparé aussi à d’autres sportifs, notamment à des joueurs de baseball. C’est le cas de Jackie Robinson. (Le 15 avril est, aux États-Unis, le Jackie Robinson Day.)

Jackie Robinson est le premier joueur noir de l’ère dite «moderne» à être admis dans les ligues majeures de baseball. Sous la plume de Renald Bérubé, l’équivalence des deux hommes est claire : «l’espace d’une saison, Jackie Robinson [a été], à Montréal P.Q., le frère de Maurice Richard» (2000, p. 11). Cette comparaison est particulièrement intéressante. Pourquoi ?

Robinson et Richard sont contemporains : le premier est né en 1919, le second, en 1921. Robinson a joué pour les Royaux de Montréal, la filiale des Dodgers de Brooklyn dans la Ligue internationale de baseball, en 1946, pendant que Richard jouait pour les Canadiens; ils ont alors porté le même numéro, le 9. L’un et l’autre ont incarné la possibilité du succès nord-américain pour les membres de groupes sociaux minoritaires : les Noirs américains pour Robinson, les Canadiens français pour Richard. Ils étaient reconnus pour leur tempérament bouillant. Ils ont été l’objet de discours culturels variés, de la chanson («Did You See Jackie Robinson Hit That Ball ?») au journalisme et à la littérature : il existe même un Jackie Robinson Reader, celui de Jules Tygiel, paru en 1997. Ils ont chacun leur statue à Montréal (une pour Robinson; plusieurs pour Richard). Dans la collection, destinée à la jeunesse, «L’une des belles histoires vraies», un ouvrage est consacré à chacun : Richard incarne la ténacité; Robinson, le courage. Ils se sont fréquentés, si l’on en croit une chronique de Maurice Richard parue dans le quotidien la Presse le 26 mai 1996 : «Je me souviens très bien de lui. J’ai été souvent le voir jouer. Lui-même, en 1946, s’est joint aux joueurs du Canadien dans des parties de balle-molle.» Ils ont reçu les plus grands honneurs : on a retiré leur chandail (le 42 et le 9) et ils ont été élus au panthéon de leur sport (le Hall of Fame). Au jeu de la comparaison, tout semble les réunir. Ce n’est pas aussi simple. Pourquoi l’un (Robinson) est-il un héros et l’autre (Richard), un mythe ?

Il y a au moins deux raisons à cela.

La première est leur parcours social et biographique. Si Branch Rickey, le directeur général des Dodgers de Brooklyn et le maître d’œuvre de l’entrée de Robinson dans le monde du baseball professionnel «blanc», a décidé de faire de Robinson le symbole qu’il est devenu, ce n’était pas le fruit du hasard. Rickey avait en effet choisi Robinson parce qu’il était autre chose qu’un joueur de baseball : celui qu’il allait transformer en icône de l’intégration sociale avait été étudiant à l’Université de la Californie à Los Angeles et lieutenant dans l’armée américaine. Étudiant, il avait appris à maîtriser une arme qui fera défaut à Richard : le langage. Militaire, il s’inscrivait parfaitement dans la révolution de l’imaginaire états-unien; qui pouvait défendre son pays devait pouvoir y jouer au baseball dans la même ligue que les autres, et non dans une ligue réservée aux Noirs, là où Robinson avait dû commencer sa carrière. Il n’y a rien de tel dans le cas de Richard.

La seconde est liée au contexte socio-historique du milieu du XXe siècle. On doit se souvenir que les Noirs étaient interdits de baseball professionnel quand Robinson entreprend sa carrière. Il a été le premier, dans la Ligue nationale, à forcer le mur de la ségrégation. Il a dû se battre contre le racisme. Les Canadiens français ont longtemps été victimes de diverses formes d’oppression (linguistique, économique, sociale, religieuse), mais jamais sur la base d’une infériorité supposée raciale et inscrite dans des textes juridiques ou administratifs. Maurice Richard, comme les Canadiens français de son temps, a été en butte à toutes sortes d’obstacles à cause de ses origines; les propos de Jean-Marie Pellerin (1976, 1998), son biographe, le montrent avec éloquence. Mais ces obstacles n’avaient pas le caractère institué du statut inférieur réservé aux Noirs américains. Richard a beau avoir été la cible d’attaques répétées sur la glace, jamais il n’a dû changer de siège dans un autobus ou boire à une fontaine spéciale à cause de sa «race». Robinson, si. Il avait une mission : faire changer les règles du jeu social américain. Elle le forçait à des sacrifices : il avait accepté de ne pas répondre aux insultes qu’on lui criait ni aux coups qu’on lui portait. Les exigences auxquelles on soumettait Maurice Richard n’étaient pas de cette nature-là. L’un est devenu un héros parce qu’on l’avait choisi pour exercer ce rôle et qu’il en avait les qualités; l’autre est devenu un mythe sans toujours savoir pourquoi.

Cela ne revient pas à dire que Richard aurait eu de moins grandes qualités que Robinson. Ils avaient chacun des caractéristiques propres, nées de leur situation historique singulière. Le joueur de baseball a eu un comportement héroïque à cause des conditions imposées aux siens en un lieu (les États-Unis) et en un temps (les années 1940 et 1950) précis. Jackie Robinson n’est pas Maurice Richard; Richard n’est pas Robinson. L’auteur de polar Robert B. Parker l’a sobrement dit dans Hush Money (1999, p. 229) : «Nobody’s Jackie Robinson» («Personne n’est Jackie Robinson»).

[Ce texte reprend des analyses publiées dans les Yeux de Maurice Richard (2006).]

 

[Complément du 5 août 2015]

Ceci, chez Ta-Nehisi Coates, qui rejoint le propos de Robert B. Parker : «Not all of us can always be Jackie Robinson — not even Jackie Robinson was always Jackie Robinson» («Nous ne pouvons pas tous toujours être Jackie Robinson. Même Jackie Robinson ne pouvait pas toujours être Jackie Robinson», Between the World and Me, p. 95-96).

 

Références

Bérubé, Renald, «En attendant les buts gagnants», Mœbius, 86, automne 2000, p. 9-18. https://id.erudit.org/iderudit/14704ac

Coates, Ta-Nehisi, Between the World and Me, New York, Spiegel & Grau, 2015, 152 p. Ill.

Melançon, Benoît, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, Montréal, Fides, 2006, 279 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Nouvelle édition, revue et augmentée : Montréal, Fides, 2008, 312 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Préface d’Antoine Del Busso. Traduction : The Rocket. A Cultural History of Maurice Richard, Vancouver, Toronto et Berkeley, Greystone Books, D&M Publishers Inc., 2009, 304 p. 26 illustrations en couleurs; 27 illustrations en noir et blanc. Traduction de Fred A. Reed. Préface de Roy MacGregor. Postface de Jean Béliveau. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2012, 312 p. 42 illustrations en noir et blanc. Préface de Guylaine Girard.

Parker, Robert B., Hush Money. A Spenser Novel, New York, G. P. Putnam’s Sons, 1999, 309 p.

Pellerin, Jean-Marie, l’Idole d’un peuple. Maurice Richard, Montréal, Éditions de l’Homme, 1976, 517 p. Ill. Rééd. : Maurice Richard. L’idole d’un peuple, Montréal, Éditions Trustar, 1998, 570 p. Ill.

Richard, Maurice, «Les Panthers iront-ils jusqu’au bout ?», la Presse, 26 mai 1996, p. S7.

Tygiel, Jules (édit.), The Jackie Robinson Reader. Perspectives on an American Hero, with Contributions by Roger Kahn, Red Barber, Wendell Smith, Malcolm X, Arthur Mann, and more, New York, Dutton, 1997, viii/278 p.

Les Yeux de Maurice Richard, édition de 2012, couverture

Montréal, 18 mars 1955

Conférence de presse de Maurice Richard le 18 mars 1955

[On souligne ces jours-ci le soixantième anniversaire de l’émeute qui suivit l’annonce de la suspension du joueur de hockey Maurice Richard. Récit.]

Le lendemain de l’Émeute, le 18 mars 1955, du Forum de Montréal, Maurice Richard fait une déclaration publique bilingue sur les ondes radiophoniques et télévisuelles :

Mes chers amis, parce que je joue toujours avec tant d’ardeur et que j’ai eu du trouble à Boston, j’ai été suspendu. Je suis vraiment peiné de ne pouvoir m’aligner avec mes copains du Canadien dans les séries de détail [les éliminatoires]. Je veux toutefois penser avant aux amateurs de Montréal et aux joueurs du Canadien qui sont tous mes meilleurs amis. Je viens donc demander aux amateurs de ne plus causer de trouble et je demande aussi à tous les partisans d’encourager le Canadien pour qu’il puisse l’emporter en fin de semaine contre les Rangers et le Detroit. Nous pouvons encore nous assurer le championnat. J’accepte ma punition et je reviendrai la saison prochaine pour aider mon club et les jeunes joueurs du club à remporter la coupe Stanley.

Dans l’immédiat, les choses en resteront là. Cela ne revient évidemment pas à dire que l’histoire sera enterrée.

P.-S. — Les amateurs de coïncidences apprécieront : le 18 mars 1945, dix ans plus tôt, encore à Boston, Maurice Richard marque son cinquantième but de la saison, cela en cinquante matchs. Il faudra attendre 1981, et Michael Bossy, des Islanders de New York, pour que ce record soit égalé (et battu). En 1950, dans son 6e numéro, le magazine américain Babe Ruth Sports immortalise le but du Rocket.

 

Babe Ruth Sports, no 6, 1950

 

[Ce texte reprend des analyses publiées dans les Yeux de Maurice Richard (2006).]

 

[à suivre]

 

[Complément du 12 décembre 2018]

 

Références

«Maurice “Rocket” Richard. La terreur du hockey» / «Maurice “The Rocket” Richard. Hockey’s Battling Terror», Babe Ruth Sports, 1, 6, février 1950, [s.p.]. Bande dessinée. Reproduite par Paul Langan dans Classic Hockey Stories. From the Golden Era of Pulp Magazines, 1930s-1950s (Chez l’Auteur, 2021, p. 219-221).

Melançon, Benoît, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, Montréal, Fides, 2006, 279 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Nouvelle édition, revue et augmentée : Montréal, Fides, 2008, 312 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Préface d’Antoine Del Busso. Traduction : The Rocket. A Cultural History of Maurice Richard, Vancouver, Toronto et Berkeley, Greystone Books, D&M Publishers Inc., 2009, 304 p. 26 illustrations en couleurs; 27 illustrations en noir et blanc. Traduction de Fred A. Reed. Préface de Roy MacGregor. Postface de Jean Béliveau. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2012, 312 p. 42 illustrations en noir et blanc. Préface de Guylaine Girard.

Les Yeux de Maurice Richard, édition de 2012, couverture

Accouplements 10

Alexandre Vialatte, Un abécédaire, 2014, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

La correspondance d’Abélard et Héloïse date du Moyen Âge. Son prestige était tel que, sous la Révolution française, Alexandre Lenoir, qui devait protéger de la destruction les sculptures funéraires de la basilique de Saint-Denis, n’hésitait pas à marchander les reliques des amants, rapporte Anthony Vidler : «Les squelettes d’Abélard et d’Héloïse l’intéressaient davantage comme souvenirs que comme reliques sépulcrales. Lenoir en faisait cadeau à des ministres et à des protecteurs, quand il ne les vendait pas. […] Lenoir lui-même estimait que les dents d’Héloïse valaient au moins 1 000 francs pièce sur le marché» (p. 147).

Dans «Démographies» (la Montagne, 26 juin 1956), Alexandre Vialatte rapporte une histoire semblable, mais s’agissant de cinéma :

À quoi rêvent-elles ? À un acteur célèbre. Elles mettent son image sur les murs de leur chambre, dans leur cœur et leur sac à main. Elles se disputent ses cheveux, elles s’arrachent ses molaires.

Et c’est ainsi qu’un antiquaire d’Hollywood vendait celles de Clark Gable. Deux dollars pièce. Sous le sceau du secret. Clark Gable, disait-il, se les faisait arracher pour avoir le visage plus maigre, plus long, plus creusé, plus fatal, plus cabossé, en un mot plus gidien.

Il en avait vendu quatre-vingt-dix-huit paires quand la police vint l’inquiéter. Elle prétendait qu’il y en avait certainement de fausses.

Mais qu’entend le sergent de ville aux vrais besoins des jeunes filles ? L’antiquaire savait mieux leur cœur. Il lui restait encore en stock cinquante-huit paires de dents de sagesse (Abécédaire, p. 42).

On imagine de tels vendeurs sourire à pleine bouche.

 

[Complément du 16 février 2015]

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté ce texte de Vialatte le 16 février 2015.

 

Références

Vialatte, Alexandre, Un abécédaire, Paris, Julliard, 2014, 266 p. Choix des textes et illustrations par Alain Allemand.

Vidler, Anthony, «Grégoire, Lenoir et les “monuments parlants”», dans Jean-Claude Bonnet (édit.), la Carmagnole des Muses. L’homme de lettres et l’artiste dans la Révolution, Paris, Armand Colin, 1988, p. 131-154.

Se nourrir de hockey

Soit un passage du texte «S comme surbite», tiré de Langue de puck, cet Abécédaire du hockey que l’Oreille tendue faisait paraître en février 2014.

L’amateur de hockey se souvient de Max Pacioretty inconscient sur la glace à la suite d’un coup à la tête, de Clint Malarchuk baignant dans son sang, victime d’une lame de patin, de Trent McCleary à l’article de la mort après avoir reçu une rondelle dans la gorge, de Lars Eller étendu dents en moins. Plus banalement, sur une patinoire, les coups sont communs : les six-pouces, par exemple, se donnent, discrètement, avec le bout du manche du bâton. Le hockey est un sport dangereux (p. 100).

Soit un emballage de saucisse séchée fabriquée au Québec.

Emballage de Si pousse, une saucisse séchée fabriquée au Québec

 

Bref, on peut dorénavant aussi bien manger un six-pouces qu’un si pousse.

 

[Complément du jour]

Pour The Deadliest Season (1977), illustration d’un six-pouces (non comestible), gracieuseté de @TigrouMalin.

The Deadliest Season (1977)

 

 

Référence

Melançon, Benoît, Langue de puck. Abécédaire du hockey, Montréal, Del Busso éditeur, 2014, 125 p. Préface de Jean Dion. Illustrations de Julien Del Busso.

Langue de puck. Abécédaire du hockey (Del Busso éditeur, 2014), couverture