Accouplements 212

Moshe Safdie, If Walls Could Speak, 2022, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Safdie, Moshe, If Walls Could Speak. My Life in Architecture, New York, Grove Atlantic, 2022, 352 p. Ill.

«By five o’clock, I am back at my desk [au siège social de son entreprise d’architecure à Somerville, Massachusetts]. Emails have begun to accumulate, and some need an immediate response — queries from our field offices in Singapore, Shanghai, and Jerusalem. At any given moment, our firm has projects worth several billion dollars in some phase of development. The projects are spread across twelve time zones» (p. 6-7).

Lambert, Kevin, Que notre joie demeure, Montréal, Héliotrope, 2022, 381 p.

«Céline partageait aujourd’hui son temps entre le siège social de Montréal et les studios de Taipei, de New York, de Tokyo, de Vancouver, de Miami, de Chicago, de Londres, d’Abu Dhabi, de Paris et de Los Angeles (où elle vivait, il est vrai, la moitié de l’année), œuvrant dans le domaine architectural, qui demeurait son secteur prioritaire, tout en adaptant son approche créative à des domaines aussi variés (et dans lesquels elle ne s’impliquait parfois que de très, très loin) que l’urbanisme, l’architecture de paysage, le design, le graphisme, le dessin industriel, la production de mobilier résidentiel et urbain, la création d’images et de maquettes, la scénographie et, depuis une dizaine d’années, les applications pour téléphones portables et la production télévisuelle. Dans son dernier palmarès, Forbes […] la plaçait au 203e rang des milliardaires internationaux et au 16e dans la liste composée de femmes, estimant sa fortune à 7,2 milliards de dollars. Une des plus imposantes au Canada (p. 124-125).

 

P.-S.—Une autre citation de Kevin Lambert, plus longue encore ? Ici.

L’oreille tendue de… Douglas Kennedy

Douglas Kennedy, Et c’est ainsi que nous vivrons, 2023, couverture

«La porte de l’ascenseur se referme entre nous. L’angoisse me tord le ventre. Dans ma poche, mes doigts sont crispés sur la crosse du pistolet. L’ascenseur parvient au quatrième étage. Je débouche dans une entrée minuscule mais une nouvelle porte donne sur un couloir au luxe prétentieux. Boiseries vernies de blanc, épaisse moquette pourpre, gravures du XIXe siècle représentant des scènes pastorales de la vie américaine… La porte de l’appartement 4B est en merisier massif. Je tape le code, et un soupir de soulagement m’échappe lorsque le battant s’ouvre avec un déclic. Tirant le pistolet de ma poche, j’entre dans l’appartement et referme la porte derrière moi en veillant bien à ne faire aucun bruit. Je m’immobilise dans le hall d’entrée, aux aguets. Et si jamais Connell était arrivé avant moi ? Quelqu’un pourrait-il se trouver déjà sur place — du personnel de ménage, par exemple ? Je tends l’oreille. Le silence. Je me faufile dans le salon, décoré avec un lourd mobilier de style colonial et un épais tapis. Un crucifix trône au-dessus d’un portrait de Jésus prêchant devant ses fidèles. Je vérifie rapidement la chambre, le bureau, la salle de bains, la cuisine et toutes les penderies. Deux minutes avant 13 h 30. Le plan est conçu à la seconde près et j’ai eu le temps d’y penser et d’y repenser sans relâche. Mais maintenant que je suis dans l’appartement, j’hésite. Comment le surprendre ? Un placard est entrouvert, j’hésite à m’y cacher. Le mieux serait de l’attendre assise dans le salon, sur l’énorme canapé en cuir d’un goût plus que contestable. Je profiterai de l’effet de surprise et en deux temps trois mouvements ma mission serait accomplie. Mais une intuition, et avouons-le, ma peur, me poussent à me réfugier dans le placard. De là, je pourrais aviser. Je m’y faufile, enfile une cagoule et des lunettes noires afin de ne pas être reconnaissable, puis j’attrape mon pistolet. Je suis prête.»

 

Douglas Kennedy, Et c’est ainsi que nous vivrons. Roman, Paris, Belfond, 2023, 336 p. Traduction de Chloé Royer. Édition numérique.

L’oreille tendue de… Colson Whitehead

Colson Whitehead, Harlem Shuffle, 2023, traduction française, couverture

«La jeune femme but une gorgée, pencha la tête et tendit l’oreille au laïus de Carney, ou peut-être à la créature dans son ventre.»

Colson Whitehead, Harlem Shuffle, Paris, Albin Michel, 2023. Traduction de Charles Recoursé. Édition numérique.

 

En anglais : «She drank from the glass, cocked her head, and listened thoughtfully, to Carney’s pitch or the creature in her womb.»

Colson Whitehead, Harlem Shuffle, New York, Bond Street Books, 2022. Édition numérique.

Jackie Robinson aujourd’hui

Michael G. Long (édit.), 42 Today, 2021, couverture

«Not even Jackie Robinson subscribed
to this magical construction of Jackie Robinson
»
(Kevin Merida).

L’Oreille tendue l’a dit et répété : elle admire l’ancien joueur de baseball Jackie Robinson. Elle se devait donc de lire l’ouvrage collectif qu’on lui a consacré en 2021 sous le titre 42 Today. Que reste-t-il de Robinson aujourd’hui ?

Les auteurs rassemblés par Michael G. Long avaient pour mission de réévaluer l’héritage du célèbre numéro 42 en allant, au besoin, contre la vulgate robinsonienne, voire contre la mémoire défendue par sa veuve, Rachel Robinson (p. 3). Il s’agissait de rendre toute sa complexité à cet homme entier, farouchement indépendant d’esprit, à ses convictions et à ses combats comme à ses contradictions. Pareilles attitudes mènent à des interprétations parfois divergentes dans le public et chez les chercheurs, et à une relative solitude chez le principal intéressé.

Certains textes de 42 Today reprennent des choses connues, par exemple sur le style de jeu batailleur de Robinson (George Vecsey). Un autre, sur sa religion, le méthodisme, manque de relief (Randal Maurice Jelks). Celui de Yohuru Williams, sur la lutte de Robinson pour la défense des droits des Noirs aux États-Unis, fait double emploi avec plusieurs textes de l’ouvrage collectif.

Des approches sont plus neuves : sur la signification du numéro 42 (Jonathan Eig) et sur l’interdiction de le porter parmi les joueurs de la Ligue nationale de baseball depuis 1997 (David Naze); sur le choix tout pragmatique de la non-violence par Robinson, comme chez Martin Luther King (Mark Kurlansky); sur l’incapacité des médias «blancs» à reconnaître l’importance du recrutement de Robinson par Branch Rickey au milieu des années 1940 (Chris Lamb); sur son adhésion ponctuelle au Parti républicain et sur son appui temporaire à Richard Nixon (Gerald Early).

Sridhar Pappu montre que les échecs de Robinson ne doivent pas être minimisés — il parle de «tragédie» (p. 85) —, mais qu’il faut les mesurer à ses ambitions. Alors qu’il était peut-être, au début des années 1960, la personnalité noire la plus puissante des États-Unis (p. 88), il n’aura pas pu parvenir à ses objectifs. En fait, un des leitmotive du livre est que personne, à ce jour, n’a modifié profondément la nature raciste de ce pays.

Si Robinson n’a pas obtenu ce qu’il revendiquait, Peter Dreier, dans le plus long chapitre de l’ouvrage, «The First Famous Jock for Justice», rappelle combien d’athlètes ont, à sa suite, mené un combat politique : Billie Jean King, Megan Rapinoe, Curt Flood, Colin Kaepernick, plusieurs autres encore. Ils sont ses émules, mais aucun ne l’a surpassé dans ses luttes sociales : «Robinson set the stage for other athletes to speak out, but no other professional athlete, before or since, has been so deeply involved in social change movements» (p. 136).

Une réflexion comme celle de Dreier permet de réfléchir à des questions peu abordées jusqu’à maintenant par les spécialistes, par exemple le rôle de modèle de Robinson pour les athlètes féminines (Amira Rose Davis). Dans le dernier texte de l’ouvrage, en contrepoint à celui de Davis, Adam Amel Rogers souligne combien la recherche par la communauté LGBTQ du «gay Jackie Robinson» est vouée à l’échec : c’est mettre la barre beaucoup trop haut («an unrealistic standard of excellence», p. 200).

La contribution la plus forte de 42 Today est toutefois la première. Dans «The Owner», Howard Bryant oppose deux façons de défendre les droits des Noirs aux États-Unis. Beaucoup prônent l’«advancement»; ils espèrent que ces droits seront progressivement reconnus par l’ensemble de la population. Jackie Robinson pensait exactement le contraire : selon sa logique («ownership»), il était un Américain comme les autres, avec les mêmes droits et les mêmes responsabilités. Il n’attendait pas que quelqu’un lui accorde quoi que ce soit. Ce patriote, parfois conservateur, parfois progressiste, était chez lui aux États-Unis, et il n’a cessé de le clamer.

Cette façon de penser n’était certainement pas la plus facile à défendre, mais c’était la sienne et il n’a jamais hésiter à l’affirmer. Son principal héritage n’est-il pas là ?

 

Référence

Long, Michael G. (édit.), 42 Today. Jackie Robinson and His Legacy, New York, New York University Press, A Washington Mews Book, 2021, xiv/239 p. Ill. Foreword by Ken Burns, Sarah Burns, and David McMahon. Afterword by Kevin Merida.

Accouplements 197

Marianne Fritz, le Poids des choses, 2022, couverture

(Accouplements : une rubrique où l’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Il y a plusieurs années, le magazine The New Yorker publiait ce dessin d’humour :

Dessin d’humour, The New Yorker

Phil, parti à la recherche de son âme, était revenu les mains vides.

En 2022, Le Quartanier fait paraître le roman le Poids des choses de Marianne Fritz. Le personnage de Berta y déclare ceci : «Je manque d’intériorité» (p. 52).

L’Oreille tendue se sent très proche de Phil et de Berta.

 

[Complément du 2 décembre 2022]

Question de la taupe québecquoise de l’Oreille : «Vous cherchez votre Oreille interne ?» C’est fort bien vu.

 

[Complément du 22 janvier 2024]

Phil, Berta et Pepper — même combat : «What did Pepper have inside ? Years ago he’d gone with a woman who informed him that he was, in fact, empty. “It’s like there’s nobody home”» (Colson Whitehead, Crook Manifesto, p. 178).

 

[Complément du 3 avril 2024]

Françoise Giroud paraît être de la même famille : «“Vous n’avez pas d’inquiétude métaphysique ?” me demande-t-il. Non. Je suis désolée de le décevoir, mais c’est non» (p. 192).

 

[Complément du 7 août 2024]

Que dit le narrateur de Meutriers sans visage, d’Henning Mankell, au sujet du personnage de Kurt Wallander ?

Il n’avait jamais été très enclin à la philosophie ni particulièrement éprouvé le besoin de rentrer en lui-même, comme on dit. La vie était faite d’une série de questions d’ordre pratique attendant chacune sa solution. Tout ce qui se situait au-delà était inévitable et ce n’était pas le fait d’y chercher un sens qui n’existait pas, de toute façon, qui changerait grand-chose (p. 176-177).

Bienvenue, Kurt !

 

Références

Fritz, Marianne, le Poids des choses. Roman, Montréal, Le Quartanier, «Série QR», 173, 2022, 143 p. Traduction de Stéphanie Lux. Suivi de «Marianne Fritz» par Adrian Nathan West.

Giroud, Françoise, Gais-z-et-contents. Journal d’une Parisienne 3. 1996, Paris, Seuil, 1997, 263 p.

Mankell, Henning, Meurtriers sans visage. Roman, Paris, Christian Bourgois éditeur, coll. «Points», P1122, 2003, 385 p. Édition originale : 1991. Traduction de Philippe Bouquet.

Whitehead, Colson, Crook Manifesto. A Novel, New York, Doubleday, 2023, 319 p.