L’Oreille tendue, fouillant dans ses (re)lectures de 2022, propose quatre titres.
Baglin, Claire, En salle. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2022, 158 p.
Deux récits alternés : une jeune femme se souvient de son enfance dans un milieu modeste; la même jeune femme travaille maintenant dans un fastfood. Claire Baglin, dont c’est le premier roman, rend avec une acuité particulièrement forte ce qu’est aujourd’hui le monde du travail, sa violence, sa langue.
Fritz, Marianne, le Poids des choses. Roman, Montréal, Le Quartanier, «Série QR», 173, 2022, 143 p. Traduction de Stéphanie Lux. Suivi de «Marianne Fritz» par Adrian Nathan West.
Ça, c’est vraiment très fort : drôle et violent, stylistiquement déroutant
«je pense souvent à vous
à moi dans la continuité de vous
au curieux maillage de nos voix
dans l’écho de vous» (p. 35)
Riccoboni, madame, Histoire de M. le marquis de Cressy, Paris, Gallimard, coll. «Folio 2 €», série «Femmes de lettres», 4877, 2009, 129 p. Édition établie et présentée par Martine Reid.
Notamment, mais pas seulement, pour la malice de la scène finale.
L’écriture inclusive occupe une étrange place dans les débats publics, au Québec comme en France. Cette façon de s’exprimer, que bien peu de gens cherchent à imposer dans toutes les circonstances de la vie publique et privée, cristallise néanmoins des positions idéologiques qui dépassent largement le cadre linguistique. Elle rend fous un certain nombre de commentateurs.
Prenez le quotidien montréalais le Devoir. Au cours de la dernière année, il a publié deux textes complètement délirants sur cette question.
Le premier, celui de Christian Rioux, était tellement confus qu’il en devenait ridicule, mais il n’étonnait pas : la grogne nationaloconservatrice — restons polis — est le fonds de commerce de ce chroniqueur depuis plusieurs années.
Le deuxième — ce n’est malheureusement pas, selon toute probabilité, le second — a paru hier sous la plume de Philippe Barbaud. «Abolissons l’écriture “inclusive”», originellement publié dans la revue l’Action nationale, est repris par le Devoir dans sa rubrique «Des idées en revues». «Idées», dans ce cas, est un bien grand mot.
Barbaud a beau se présenter comme linguiste, il n’évoque guère d’argument linguistique pour s’en prendre aux recommandations du Bureau de la traduction du gouvernement fédéral et de l’Office québécois de la langue française. Il préfère associer l’écriture inclusive au totalitarisme et à sa «manipulation des esprits», au «multiculturalisme canadien», à la «religion», à «la bienséance diversitaire», au racisme, voire — cela donne le vertige ! — à «la bigoterie communautariste anglo-américaine qui déferle sur le monde entier, et non pas seulement occidental, grâce à l’argent des églises évangélique, baptiste, catholique, pentecôtiste, méthodiste, et sectes affiliées, dont le zèle apostolique fournit le terreau nécessaire à la diffusion de l’islamisme radical et mortifère soutenu par les pétrodollars des monarchies musulmanes». Ouf. Il réussit encore le tour de force de mettre dans le même panier les recommandations locales en matière d’écriture inclusive et l’«esprit de normativité» de l’Académie française, qui résiste pourtant depuis des décennies à pareilles recommandations. C’est du grand n’importe quoi.
Le but secret de ces «documents gouvernementaux […] “toxiques”» ? «L’objectif inavoué est le reformatage en profondeur de la culture et de la conscience collectives de la population francophone du Canada, entre autres, pour qu’elle se plie aux exigences des minorités qui désormais nous gouvernent. Une acculturation à l’envers de la majorité, en quelque sorte.» (Une question, au passage : parmi ces «minorités», y aurait-il les femmes, dont la représentation dans la langue est évidemment un des objectifs de l’écriture inclusive ?)
Dites, le Devoir : quelle mouche vous pique ? Vous soignez votre lectorat réactionnaire ?
P.-S.—Conseil aux crinqués : personne ne vous oblige à pratiquer l’écriture inclusive. Si elle vous déplaît, ignorez-la. Il n’est pas indispensable d’imposer vos lubies à tout le monde.
(Accouplements : une rubrique où l’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)
André Belleau, «Discours de Marcel Duchamp ivre sur la condition des filles du boulevard Saint-Laurent», Liberté, 76-77 (13, 4-5), décembre 1971, p. 5-10; repris dans Montréal en prose. 1892-1992. Anthologie présentée par Nathalie Fredette, Montréal, l’Hexagone, coll. «Anthologies», 5, 1992, p. 288-294. https://id.erudit.org/iderudit/30676ac
À l’instar de ces bègues qui cessent de l’être tout à fait lorsqu’ils se mettent à chanter, Marcel ne bredouillait ni ne bafouillait comme à l’accoutumée. Il continua d’une voix claire et nette :
«Aussi bien ai-je envie de redire ici même et pour tous vos beaux noms scintillants que publie Montréal-Matin :
Presseuses
Assembleuses
Coupeuses de fils.
Filles expérimentées dans les uniformes de coton.
Contremaîtresses dans les robes, jupes et pantalons.
Opératrices de machine régulière, simple, à bords, à section, à boutons, à boutonnières, goose neck, Overlock, Singer à une seule aiguille, Union Spécial à deux ou trois aiguilles, à points cachés et même invisibles (p. 9).
Gilles Desjardins, Twitter, 25 avril 2022 : «1943. Montréal. Belle pub féministe : “Ces ’couturières’ qui ’cousent’ des chars d’assaut avec leurs lampes à souder, trouvent dans l’ASPIRIN un soulagement presque immédiat.”»
P.-S.—Sans oublier Couturière (2012), de Martine Sonnet.
Les Presses de l’Université de Montréal publient, sous la direction d’Anne Caumartin, Julien Goyette, Karine Hébert et Martine-Emmanuelle Lapointe, un ouvrage collectif intitulé Je me souviens, j’imagine. Essais historiques et littéraires sur la culture québécoise. Dédié «À la mémoire de Laurent Mailhot (1931-2021)», il est disponible en plusieurs formats et en libre accès.
L’Oreille tendue y publie un texte, «Le Forum de Montréal».
Quatrième de couverture
L’originalité de cet ouvrage est de tenter de mettre en perspective une part des mythes, des emblèmes et des lieux communs de l’imaginaire collectif québécois tout en misant sur les expériences, les réflexions et les souvenirs personnels des auteurs. Ni rappel d’un glorieux passé français, ni réification d’une américanisation, ni célébration d’une historiographie ou d’une littérature savante, ni enfin apologie d’une «vraie» culture populaire, les objets qui le composent ont d’abord été retenus pour leur portée interprétative. En dehors de toute prétention à l’encyclopédisme ou à la représentativité, ils ont en commun d’offrir différentes strates de représentations. Qu’il s’agisse de tordre le cou aux mythes les plus persistants ou de ranimer certains spectres envahissants pour mieux les prendre à parti, les 26 collaborateurs ont tous joué le jeu de la relecture et de l’actualisation, conjuguant, en des proportions variables, une démarche savante et une écriture essayistique.
Table des matières
Introduction, p. 9-18
Première partie. Où ? Les espaces de la culture
«Constituer un territoire, mot à mot. Autour et à rebours du coureur des bois et de l’habitant», Michel Lacroix, p. 21-34
«L’hiver», Daniel Laforest, p. 35-47
«Colonisation. Trois récits sans futur», Micheline Cambron, p. 49-69
«La rivalité Montréal-Québec. Histoire et mémoire d’un antagonisme», Harold Bérubé, p. 71-95
«Le Forum de Montréal», Benoît Melançon, p. 97-105
Deuxième partie. Quand ? Les moments de la culture
«La Conquête dans la mémoire et l’imaginaire québécois», Charles-Philippe Courtois, p. 109-138
«Patriotes ou rebelles», Michel Ducharme, p. 139-158
«Les rouges», Yvan Lamonde et Jonathan Livernois, p. 159-174
«Splendeurs et misères de la “revanche des berceaux”», Denyse Baillargeon, p. 175-195
«La Grande Noirceur, ou visa le noir, tua le blanc», Julien Goyette, p. 197-213
«Le kaléidoscope de la mémoire d’Octobre», Jean-Philippe Warren, p. 215-229
Troisième partie. Qui ? Les figures de la culture
«Nous autres, ou l’Autre en nous. Échos de la parole autochtone au Québec», Catherine Broué et Marie-Pier Tremblay Dextras, p. 233-255
«Les porteurs d’eau», Vincent Lambert, p. 257-271
«“C’est pas l’anglais qui vous fait peur”. L’antagonisme anglais dans l’imaginaire québécois», Martine-Emmanuelle Lapointe, p. 273-286
«La mère de tous les maux. Le mythe du matriarcat au Québec», Karine Hébert, p. 287-305
«Les vestiges d’un passé catholique», Karine Cellard, p. 307-329
«De l’utilité des “maudits Français”. Une histoire d’amour vache et de bouc émissaire», Élisabeth Haghebaert, p. 331-356
Quatrième partie. Quoi ? Les objets de la culture
«Entre parler (le bon) français et parler joual», Chantal Bouchard, p. 359-369
«Le butin du cortège triomphal. Le patrimoine de la migration», Martin Pâquet, p. 371-395
«Un héritage problématique. La mémoire de la religion», Mathieu Bélisle, p. 397-412
«Les “grands romans québécois”», Élisabeth Nardout-Lafarge avec la collaboration de Chloé Savoie-Bernard, p. 413-433
Blais, Catherine, Une route à soi. Cyclistes, automobilistes et aviatrices (1890-1940), Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Socius», 2020, 478 p. ISBN : 978-2-7606-4246-1.