«Le pigeon couard, fourbe, sale, fade, sot, veule, vide, vil, vain.»
Jean Echenoz, Des éclairs. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2010, 174 p., p. 142.
« Nous n’avons pas besoin de parler français, nous avons besoin du français pour parler » (André Belleau).
«Le pigeon couard, fourbe, sale, fade, sot, veule, vide, vil, vain.»
Jean Echenoz, Des éclairs. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2010, 174 p., p. 142.
Victor R. a cinquante-quatre ans, il est presque sourd, il vit avec sa vieille mère, il aime les trains (miniatures ou pas). Il sera bientôt à la retraite. Son gagne-pain ? «Je travaille de nuit comme correcteur de presse dans un grand journal régional.» Sa responsabilité ? Les carnets : naissances, morts, anniversaires, communions, mariages, etc.
Victor n’a pas toujours été correcteur. En fait, il l’est devenu involontairement, à la suite d’une mutation technologique. Le travail pour lequel il avait été formé — linotypiste — n’existe plus et il doit se requalifier. Du plomb dans le cassetin se présente d’abord comme le récit, par petites touches, de la vie de Victor : sa jeunesse, sa formation, ses relations (surtout mauvaises) avec ses compagnons de travail, sa passion des locomotives. L’amour du métier est palpable : «Moi, ce qui m’énerve le plus maintenant avec la photocomposition, c’est les espaces»; «je regrette […] ces belles machines bruyantes et compliquées». Crayon à la main, dans un grand cahier, il raconte, même si ce n’est pas son truc : «Je suis pas écrivain moi, je suis typographe.» Par la suite, cela dérape; quelqu’un pète les plombs. (L’Oreille tendue n’en dira pas plus; il faut y aller voir.)
Tout au long des pages de son roman, Jean Bernard-Maugiron fait entendre l’argot des typographes, depuis le «cassetin» du titre («ce mot désigne le bureau des correcteurs, et plus généralement un service de correction dans la presse ou l’édition») jusqu’aux effets de l’ivresse («on avait tous les jambes en italique»). Ce n’est pas la seule raison de le lire.
P.-S. — Correcteur, tu le sais : cette entrée est la 400e de ce blogue, pas la 400ième.
Référence
Bernard-Maugiron, Jean, Du plomb dans le cassetin. Roman, Paris, Buchet/Chastel, 2010, 106 p.
«Il n’aimait pas son visage ni sa petite taille, ses cheveux et les épis qui déformaient la tête dans le miroir, tous les jours, avec l’obligation de les couvrir de gel pour les rabattre derrière les oreilles. Il n’aimait pas sa voix. Il n’aimait pas ses lunettes aux contours épais ni le menton qu’il avait, qu’il trouvait trop petit sous le sourire qu’il tenait fermé, histoire de cacher les dents jaunes et mal placées — on aurait dit une bataille avec des lances dans tous les coins, qui volent et vont chahuter l’espace. Alors il ne disait rien et trouvait normal que Pauline n’ait pas songé à être amoureuse de lui.»
Laurent Mauvignier, Seuls. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2004, 171 p., p. 10-11.
Peu après la Deuxième Guerre mondiale, le narrateur de l’Italie à la paresseuse reçoit un télégramme : «Un ami de Rome me demandait de rallier Padoue de toute urgence pour représenter la presse française à un congrès du “gaz combustible”» (p. 19). Ce «faux journaliste» — il ne sait rien de ce «gaz combustible», qui se révélera être le méthane — accepte néanmoins la proposition, et il en profite pour devenir un «faux touriste» (p. 92).
Le voyage demande quelques préparatifs, ce qui oblige le narrateur à quitter son voisinage habituel, en l’occurrence le XIVe arrondissement de Paris : «Mes occupations (?) me conduisent rarement sur les Grands Boulevards» (p. 26).
Cette parenthèse et ce point d’interrogation disent tout le rapport au monde d’Henri Calet. Ils ravissent l’Oreille tendue.
Référence
Calet, Henri, l’Italie à la paresseuse. Journal de voyage, Paris, Le Dilettante, 1990, 189 p. Édition originale : 1950.

Le téléphone sonne (ça arrive encore). L’Oreille tendue répond : «Oui.» On s’étonne, parfois.
Puis des écrivains s’en mêlent.
Réjean Ducharme :
Elle ne répond pas allô, elle répond oui, sans point d’interrogation, sans hésitation, sans condition. Ça me coupe le sifflet (p. 234).
Rex Stout :
«Yes ?» He has never answered a telephone right and never will (p. 43).
Soudain, l’Oreille est troublée.
[Complément du 9 février 2013]
Puis, plusieurs mois plus tard, elle est rassurée. Un personnage de Jean Echenoz fait comme elle :
Dans le tiroir du buffet il prit un stylo-bille dont il posa la pointe, prête à courir, sur un bloc quadrillé, puis il porta le combiné vers son oreille et dit oui (Lac, p. 8).
[Complément du 4 avril 2017]
La citation qui suit, tirée du roman policier Flynn de Gregory Mcdonald (1977), n’a rien à voir avec le oui téléphoniquement introductif, mais elle est trop parfaite pour ne pas la donner en entier :
Flynn picked up the receiver of the ringing phone.
«Off with you now, Sergeant Whelan. Go do what you like best. Try to arrest someone.»
Into the phone, he said, «Hello ?»
«Flynn ?»
«Flynn it is», said Flynn, settling into his deep desk chair. «Francis Xavier, as my mother would have it.»
«Jesus Christ, don’t you even know how to answer a phone ?
«I think I do», said Flynn. «You pick up the lighter of the two parts of the instrument, the one on top, stick one end against the ear, bring the other end close to the mouth, and make an anticipatory noise into it, politely if possible. Have I got it right ?»
«You should identify yourself. Crisply.»
«You mean, I should answer saying, “Inspector Flynn here” ?»
«Right !»
«But if you don’t know whom you’re calling», Flynn said, «why should I give you the satisfaction of telling you to whom you’re talking ? Answer me that, now» (p. 82).
[Complément du 13 août 2019]
Dans le New York Times du 22 juillet, Jennifer Szalai rendait compte de l’ouvrage Because Internet. Understanding the New Rules of Language de Gretchen McCulloch (2019). Elle comparait l’arrivée, sur le plan de la langue, d’Internet à celle du téléphone. D’où cette citation :
But the phone itself was once a profoundly disruptive technology for the English language (and presumably for other languages, too, though this book’s focus is English). As McCulloch explains in one of many illuminating historical anecdotes, simply settling on a standard greeting made for acute confusion. What initially started as a battle between «ahoy» and «hello» (another contender was «what is wanted ?» — my new phone greeting) was eventually resolved in favor of «hello»; the word has the same origins as «holler,» and was used at the time as a call for attention.
Remplacer «Oui» par «Vous voulez quoi ?» («what is wanted ?») ? L’Oreille réfléchit.
[Complément du 13 septembre 2019]
Ce petit adverbe peut être lourd de sens, par exemple chez le Jean-Philippe Toussaint de la Clé USB (2019) :
Je fus donc obligé d’appeler Diane pour régler la question de la garde des enfants. Lorsqu’elle décrocha, elle savait sans doute que c’était moi, elle avait dû voir mon nom s’afficher sur l’écran de son téléphone. Oui, dit-elle, et elle attendit. Elle avait simplement dit «oui», rien de plus, et ce «oui», qui était d’ailleurs plutôt un «oui ?», avec une nuance d’interrogation et d’expectative, rien que ce «oui» m’était déjà insupportable (p. 84).
[Complément du 1er janvier 2022]
Autre forme brève, chez le Cosmo Kramer de la série télévisée Seinfeld : «Cosmo. Go.»
[Complément du 24 septembre 2004]
Il y a plus abrupt : «Quoi ?!» (Petite-Ville, p. 268)
[Complément du 24 octobre 2024]
Chez le José Saramago d’Histoire du siège de Lisbonne, le «Oui» est possible :
ses pensées sont occupées ailleurs maintenant, si tant est qu’il pense, s’il n’est pas tout entier un tympan immense où sonne et résonne la sonnerie du téléphone, non, pas la sonnerie, le signal électronique, pendant qu’il attend que celui-ci s’interrompe soudain et qu’une voix énonce Je vous écoute, ou Oui, ou peut-être Allô, ou encore Qui est au bout du fil, les possibilités ne manquent pas parmi les formules traditionnelles et leurs variantes modernes (p. 231).
[Complément du 26 novembre 2024]
Extrait d’un article de la Presse+ du jour : «L’iA Groupe Financier recommande d’éviter d’utiliser les mots “oui” ou “non” en discussion téléphonique avec un inconnu. La reconnaissance vocale étant “de plus en plus perfectionnée et utilisée, des malfaiteurs pourraient se servir de l’enregistrement de votre voix pour voler votre identité. Répondez plutôt avec des phrases complètes inutilisables dans de telles manœuvres”, suggère l’entreprise.»
L’Oreille tendue est en détresse (téléphonique).
Illustration : Jean Dubuffet, «Le supplice du téléphone», 1944, Metropolitan Museum of Art, New York
Références
Abdelmoumen, Mélikah, Petite-Ville, Montréal, Mémoire d’encrier, 2024, 290 p.
Ducharme, Réjean, Dévadé. Roman, Paris et Montréal, Gallimard et Lacombe, 1990, 257 p.
Echenoz, Jean, Lac. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1989, 188 p.
Mcdonald, Gregory, Flynn, New York, Avon Books, 1977, 255 p.
Stout, Rex, The Mother Hunt : A Nero Wolfe Novel, New York, Viking Press, 1963, 182 p.
Saramago, José, Histoire du siège de Lisbonne. Roman, Paris, Seuil, coll. «Points», P619, 1992, 341 p. Traduction de Geneviève Leibrich. Édition originale : 1989.
Toussaint, Jean-Philippe, la Clé USB. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2019, 190 p.