(Accouplements : une rubrique où l’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)
Dans la Presse+du jour, Dominic Tardif rend compte du premier roman d’Étienne Tremblay, le Plein d’ordinaire (Montréal, Les Herbes rouges, 2023, 320 p.), et interviewe son auteur.
À un moment, ils causent Flaubert :
Inspiré par l’aversion pour la métaphore d’un Paul Léautaud — «J’apprécie les belles images, mais je n’ai pas beaucoup de patience pour la fumisterie des artifices inutiles» —, Étienne Tremblay dit aussi avoir été marqué par l’absence de jugement avec laquelle Flaubert considère ses personnages. Votre journaliste lui souligne que son flemmard de narrateur a beaucoup en commun avec une certaine Emma Bovary, qui ne parvenait à pleinement exister que par l’entremise de sa riche imagination.
«C’est vrai qu’il y a un certain bovarysme bouchervillois chez Mathieu», acquiesce le jeune auteur en riant, fort probablement la première fois de l’histoire de l’humanité que ces deux mots furent prononcés dans la même phrase.
L’association des mots bovarysme et bouchervillois n’irait donc pas de soi. Ça se discute.
En effet, dans la même Presse+, le 24 juin 2017, une chronique gastronomique s’intitule «Flaubert à Boucherville». Elle porte sur le restaurant Madame Bovary.
Méditons sur ces liens plus fréquents qu’on ne le pense.
P.-S.—Tardif offre une belle diaphore à ses lecteurs : «Mathieu vend de l’essence et s’éloigne peu à peu de la sienne.»
«Père, j’ai tout tenté. J’ai essayé de ne plus lire, de ne plus écrire, de ne plus me souvenir, je me suis livré corps et âme aux échardes et à la poussière, à l’alcool et à la peur afin de ne plus ressentir ton empreinte.»
Sébastien La Rocque, «La mort d’Éric», Lettres québécoises, 188, printemps 2023, p. 44-45, p. 44.
P.-S.—Il a déjà été question de Sébastien La Rocque ici.
«Par fidélité envers ses déceptions d’enfance, Gabriela a souhaité devenir architecte, continuant de se traîner sur cette voie souffrante où l’imagination volante et libre rencontre la concrétude du dessin, les limites des matériaux et des capacités humaines» (p. 51).
«“le Capital [de Marx] épuise trois choses : la nature, la force de travail et mes nerfs”» (p. 64).
«Dina sait qu’elle fait plaisir à son amie en lui donnant accès à un monde qu’elles ont fantasmé adolescentes et que Dina a fini par gagner à force d’efforts, en fabriquant des puces électroniques, des connecteurs mémoriels et sa propre chance» (p. 74).
«De longues larmes de gratitude et de vin blanc roulent sur ses joues» (p. 85).
(Transparence, totale comme on dit à la Presse+ : l’Oreille tendue et Yan Hamel ont collaboré à quelques reprises, ici ou là. Et elle a parlé d’un de ses précédents livres.)
Quelles sont les conséquences, dans douze romans québécois, du «face-à-face de la capitale française et de la psyché québécoise» (p. 128) ? Que ressort-il de la confrontation de Paris et de personnages romanesques du cru ? C’est, affirme Yan Hamel dans Paris en miettes (2023), la cata. Dans cet essai, il recense avec gourmandise les déconvenues en série de ceux qui s’aventurent hors de la Belle Province. On a généralement plaisir à le suivre, mais pas toujours : c’est moins une affaire de contenu que de forme.
Hamel découpe les romans de son corpus (liste ci-dessous) en citations et événements, qu’il regroupe thématiquement : la fenêtre (p. 92-93); la défécation (p. 100-102); la Seine et ses cadavres (p. 112-115); les arbres (p. 191-197); etc. L’hypothèse de lecture est forte : pour les personnages québécois installés, même brièvement, à Paris, les choses vont mal, de plus en plus mal, et — surtout — elles sont dites avec les mêmes mots d’un auteur à l’autre (p. 39-40). Dans un séminaire de maîtrise ou de doctorat en études littéraires, on embêterait l’auteur avec des questions sur les «critères de constitution de son corpus». Le reproche serait mauvais : Paris en miettes n’est pas une thèse, mais une «courtepointe» (p. 45), «un sampling» (p. 43) ou un «lèche-vitrine saccageur» (p. 201), doublés d’un pamphlet et d’un autoportrait.
Le verdict est sans appel : «Nous sommes Québécois, cette créature mal situable dont les humains à part entière auraient préféré n’avoir jamais rien su» (p. 84-85). Masochiste, le personnage des romans parisiens venus du Québec se complaît dans «la douleur issue de cette seule blessure, qui s’aggrave avec bonheur : la conscience morose de ses insuffisances» (p. 68). Parmi les passages les plus cruels et les mieux vus, il y ceux sur la langue, moins sur sa faiblesse supposée que sur son incapacité à (faire) véritablement entendre l’autre (p. 149-151).
À côté de ses analyses (en prose, parfois au «vous»), le «je» offre des textes en vers (au «tu») eux aussi plein de bile; à leur tour, ils mêlent sans se gêner les registres de langue. C’est un intellectuel qui parle de lui (p. 76-78) et de ses congénères, et la critique et l’autocritique ne lui font pas peur, bien au contraire (p. 50, p. 103-104, p. 126-127). Il n’est tendre ni envers lui-même ni envers les autres. Ses parents sont décrits comme «des anti-intellectuels white trash, forcenés et crapuleux» (p. 202). S’il propose une relecture du poème Speak white, de Michèle Lalonde, c’est pour la conclure sur ces mots : «avec votre langue déliée / à la façon / d’André Gide / et de / Gabriel Matzneff» (p. 162). Paris en miettes serait «un livre provincial, comme, du reste, tous ceux de notre littérature» (p. 46).
L’alacrité rageuse de Yan Hamel emporte d’abord l’adhésion — si l’on est, comme lui, de mauvaise foi, ce qui est souhaitable —, mais il arrive qu’elle fasse défaut au fur et à mesure qu’on avance dans la lecture. Les regroupements thématiques sont convaincants, mais leur présentation manque de variété. Les allusions à la critique universitaire visent les happy few (p. 30, p. 40, p. 41, p. 81, p. 91, p. 95, p. 190). Quand il est question de genre (au sens de gender), le ton est bien conservateur (p. 94-96, p. 140, p. 191). Plus l’Oreille vieillit, moins elle comprend pourquoi ses collègues aiment tant parler, ainsi que le fait Hamel, de subversion — comme si la littérature pouvait être subversive !
Cela étant, Paris en miettes est roboratif, car «Paris reste la seule [ville] qui, de l’extérieur, nous amène à vraiment penser le Québec, à réfléchir sur ce que nous pouvons être, spécifiquement, à l’échelle mondiale» (p. 202). On n’a pas fini de se colletailler avec elle.
P.-S.—Page 101, l’Oreille tendue a pleuré toutes les larmes de son corps : pour éviter ce déluge, il aurait été bon de ne pas confondre glaciaire et glacière. Elle s’était auparavant posé une question typographique : pourquoi diantre faudrait-il mettre le mot pet en italique (p. 53) ? Pour faire pendant à flushés ? Siller aurait été un meilleur choix que ciller (p. 137).
P.-P.-S.—Le corpus, donc : Gabrielle Roy, la Montagne secrète, 1961; Marie-Claire Blais, Une liaison parisienne, 1975 et les Nuits de l’Underground, 1978; Michel Tremblay, Des nouvelles d’Édouard, 1984; Anne Hébert, l’Enfant chargé de songes, 1992 et Est-ce que je te dérange ?, 1998; France Daigle, Pas pire, 1998; Gail Scott, My Paris, 1999; Jacques Poulin, les Yeux bleus de Mistassini, 2002; Jacques Godbout, le Concierge du Panthéon, 2006; Victor-Lévy Beaulieu, Bibi, 2009; Hélène Frédérick, Forêt contraire, 2014.
Référence
Hamel, Yan, Paris en miettes, Montréal, Boréal, coll. «Liberté grande», 2023, 205 p. Ill.