Investir les signes de 2012

Une princesse contre la loi

Quiconque s’intéresse pas trop idiotement au numérique — oui, l’Oreille tendue a en tête des gens qui s’y intéressent idiotement, des pour et des contre, mais c’est une autre histoire — sait que la circulation des discours en est constitutive, circulation contrôlée, qu’on veut contrôler (sans succès), incontrôlable (de nature). Exemple.

Pendant les grèves étudiantes québécoises de 2012, l’Oreille s’est attachée à ce que révélaient les pancartes des manifestants. En en rassemblant quelques-unes sur les Pancartes de la GGI. En les commentant.

Elle n’avait pas prévu qu’un écrivain se servirait de ses bricolages pour en tirer un texte, en l’occurrence une nouvelle. Or c’est ce que vient de faire Emmanuel Bouchard, sous le titre «22». Son narrateur voudrait rester à l’écart des événements, mais il en est incapable, tant imaginairement (il baigne dans les mots de la grève) que concrètement (la rue est un lieu d’affrontements, avec des inconnus, mais aussi avec des proches). À lire.

P.-S.—Pourquoi «22» ? Parce que les plus imposants rassemblements du «Printemps érable» avaient lieu le 22 de chaque mois.

P.-P.-S.—Emmanuel Bouchard nourrit l’Oreille de suggestions bienvenues depuis plusieurs années (merci). Autre signe d’une écoute active du monde.

 

Référence

Bouchard, Emmanuel, «22», XYZ. La revue de la nouvelle, 115, automne 2013, p. 59-61. https://id.erudit.org/iderudit/69625ac

L’organe de la sensibilité

Soit le tweet suivant, de l’excellent @machinaecrire :

«Mon gros nerf fait dire qu’il est vraiment heureux d’être rentré de vacances.»

Le lisant, l’Oreille tendue s’est souvenue de l’entrée «Nerf» de son Dictionnaire québécois instantané (2004, p. 148) :

1. Gros ~. Organe de la sensibilité. Être sur le gros nerf. «Sur le gros nerf : à cause du pétrole, notamment» (la Presse, 16 mars 2003).

2. Les ~. Se prononce sur un ton impatient mais encore amical pour inviter un interlocuteur à se calmer. Les nerfs, Chose !

Exemple dissonant, repéré depuis, chez Victor-Lévy Beaulieu : «Voltaire est sur le gros nerf […]» (Monsieur de Voltaire, p. 81).

Il faudrait encore ajouter que, les nerfs, on peut les pogner; c’est une manifestation de la colère.

«C’est peut-être pour ça que Tommy a pogné les nerfs après Larry» (Attaquant de puissance, p. 134).

Heureusement, il y a un antidote à tout cela : respirer par le nez.

 

[Complément du 25 décembre 2022]

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ne pas avoir de nerfs peut être une bonne chose. Exemple, lié au monde du hockey, plus particulièrement aux gardiens de but José Théodore et Carey Price : «Ça n’avait pas de nerfs ce gars-là, un peu comme Carey…» (Au cœur du vestiaire, p. 131).

 

Références

Beaulieu, Victor-Lévy, Monsieur de Voltaire. Romancerie, Montréal, Stanké, 1994, 255 p. Ill. Rééd. : Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 220, 2010, 240 p.

Brunet, Mathieu, Pierre Gervais. Au cœur du vestiaire, Repentigny, Ovation médias, 2022, 286 p. Ill. Avant-propos de Pierre Gervais.

Hotte, Sylvain, Attaquant de puissance, Montréal, Les Intouchables, coll. «Aréna», 2, 2010, 219 p.

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

Montréal country

Marie-Hélène Poitras, Griffintown, édition de poche, 2013, couverture

Griffintown (2012), de Marie-Hélène Poitras, est un roman ambitieux. L’auteure y prend un quartier montréalais, celui du titre, pour en faire un lieu légendaire, mythique, épique (p. 162).

«Cette petite civilisation cochère et ses lois à l’ancienne» (p. 65) n’est pas la ville autour d’elle, ni même la réalité (p. 166). L’air de ce «Far Ouest» est différent de celui qu’on respire ailleurs, «poudré d’or» (p. 188). Avec les quartiers qui l’environnent, par exemple le «Far Est», les frontières sont (presque) étanches. Surtout, on y rencontre des personnages, hommes et bêtes, «plus grand[s] que nature» (p. 186).

Il y a les «hommes de chevaux» (passim), ceux qui conduisent les calèches du Vieux-Montréal et qu’on voit dans les rues de la ville comme dans l’écurie qui les héberge, eux et leur cheval; Boy, «Le cheval fondateur», celui dont la tête empaillée trône à l’Hôtel Saloon (p. 49); Mignonne, «la meilleure jument de Griffintown, la plus belle, la plus brave» (p. 57), «la Pégase mythique immaculée qui veille sur les chevaux de calèche» (p. 88), aujourd’hui morte; Laura Despatie, «la Mère», sorte de Ma Dalton mâtinée de pleureuse sicilienne; un shylock, «la Mouche», qui est le demi-frère de la Mère; Billy, le «dernier Irlandais»; Marie, «que l’on nommera un jour la Rose au cou cassé» (p. 25); d’autres, chacun avec sa triste histoire.

Griffintown commence par un meurtre, celui de Paul Despatie, «propriétaire de l’écurie et seigneur du domaine» (p. 15), et se termine par un incendie apocalyptique, dès longtemps annoncé et parfaitement nécessaire dans la logique tragique du récit. Il sera causé par «Ceux de la ville», fonctionnaires, promoteurs et mafieux, les «hommes à chapeaux noirs» (p. 186), rassemblés pour mettre la main, à tout prix, sur l’écurie, ce «château de tôle raboutée» (p. 179) :

Dans un gratte-ciel du centre-ville érigé en périphérie du Far Ouest, Ceux de la ville réunionnent autour d’une maquette du Projet Griffintown 2.0. Sur le site de l’écurie, là où s’emmêlent en rampant, façon jardin anglais, chardons, gueules-de-loup et fleurs de trèfle, s’élèvera une agglomération de «chalets urbains de luxe» avec vue sur le canal de Lachine (p. 109).

Pour l’essentiel, Marie-Hélène Poitras tient son pari. La métaphore chevaline est un brin trop appuyée : tout le lexique du cheval y passe. La présence des mafieux est grand-guignolesque. La correction linguistique n’est pas toujours au rendez-vous. Dans ce roman où l’on écrit toujours «le business», signe d’hypercorrection au Québec, où l’on dit plus volontiers «la business», on trouve également, sous la plume du narrateur, un personnage «décédé» (p. 49 — il est mort), des cartes d’affaires (p. 115 — ce sont des cartes professionnelles), un «œuf cuit dur» (p. 153 — s’il est cuit, il est dur). Un «coup» ne peut pas «se vouloir» (p. 51). Un onguent ne peut pas être «dispendieux» (p. 53). Quitter prend un complément (p. 153).

Dans un roman aussi exigeant, et justement exigeant, ça fait désordre.

 

Référence

Poitras, Marie-Hélène, Griffintown, Québec, Alto, coll. «Coda», 2013, 209 p. Édition originale : 2012.

Il y a fumée et fumée

«Loi 101 autochtone : un “show” de boucane ?», la Presse+, 8 mai 2023, titre

On le sait : la boucane, au Québec, c’est de la fumée (incendie, cigarette, pétard, etc.).

Il y a aussi le show de boucane.

Il avait surtout une signification automobile :

Un gars faisait crisser les pneus de sa Chevrolet Nova en faisant un show de boucane qui embaumait l’air d’un parfum de pneu brûlé (Attaquant de puissance, p. 157).

Il existe maintenant une variante politique. Justin Trudeau, le chef du Parti libéral du Canada, annonce, par médias interposés, qu’il a déjà fumé du pot. Titre de la Presse ? «Show de boucane» (23 août 2013, p. A3).

P.-S. — La marche tenue dans le cadre du Week-end pour vaincre les cancers féminins est une noble cause; cela ne se conteste pas. Qu’elle se soit terminée le 24 août, sous les fenêtres de l’Oreille tendue, par un show de boucane (à motos) accable toutefois un brin.

 

[Complément du 28 octobre 2023]

Dans un essai revigorant, les Déclinistes. Ou le délire du «grand remplacement», Alain Roy consacre un chapitre à l’omnicommentateur québécois Mathieu Bock-Côté. Sous-titre : «Show de boucane». Explication en note : «cette expression québécoise, dont la traduction littérale serait “spectacle de fumée”, signifie “esbroufe”, “chiqué”, “flafla”» (p. 65 n. 1).

 

Références

Hotte, Sylvain, Attaquant de puissance, Montréal, Les Intouchables, coll. «Aréna», 2, 2010, 219 p.

Roy, Alain, les Déclinistes. Ou le délire du «grand remplacement», Montréal, Écosociété, coll. «Polémos. Combattre, débattre», 2023, 149 p.