Pauvre lui

Éric Chevillard, Démolir Nisard, 2006, couverture

Ce matin, l’Oreille tendue donnera la deuxième séance de son cours Questions d’histoire de la littérature à l’Université de Montréal.

Elle citera Désiré Nisard.

Et elle citera Éric Chevillard :

Mais comment sais-tu tout cela ? me demande Métilde. Il suffit pourtant de lire quelques lignes de ce sinistre cagot pour ne plus rien ignorer de lui et deviner d’où il vient, de quel œuf pourri, de quelle enfance contrariée il est issu. Mais, certainement, Métilde a mieux à faire que d’envoyer un bibliothécaire extraire dans les arrière-fonds poussiéreux de la réserve les quatre tomes, scellés par l’humidité et l’indifférence séculaire du lectorat, de l’Histoire de la littérature française de Nisard et laisser se faner dans ces pages quelques heures de sa jeunesse, de sa beauté fascinante. Comme je souffrirais de savoir Métilde enlisée jusqu’à mi-corps dans ce marécage ! Métilde prisonnière de la boue grise de ces volumes et Nisard tout au fond rampant comme un visqueux reptile, s’enroulant autour de ses chevilles, Nisard tapi au creux de son œuvre idéalement vide, triste construction de pâte à papier, et guettant la proie juvénile, après des décennies de solitude amère à peine troublées par la visite oblique de quelque universitaire pressé en quête d’une référence pour une note en bas de page, Nisard vautré dans sa fange avisant soudain le pied rose de Métilde, y ventousant ses lèvres flasques, Nisard dont j’ai toujours soupçonné la secrète abjection, incapable cette fois de cacher son jeu et de se dominer après une si longue abstinence, et se jetant sur elle en crachotant, l’œil fou, l’air hagard (p. 11).

 

Référence

Chevillard, Éric, Démolir Nisard. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2006, 172 p.

Classiques ou médiatiques ?

Sophie Divry, la Cote 400, 2010, couverture

L’Oreille tendue s’apprête, dès mercredi, à donner un nouveau cours (pour elle). Il y sera notamment question des classiques, d’où cette citation de la Cote 400 de Sophie Divry (2010) :

Il n’y a que deux côtés à une barricade. Moi j’ai choisi mon camp, camarade. Je soutiens le lecteur esseulé, déprimé, misérable face au prestige écrasant de l’Armée des Livres. Vous ne l’avez pas vu parce que je suis discrète, mais je suis avec vous, je l’ai toujours été. Du côté des piétons, des boulistes et des habitués. Avec vous, mes cotes 900 et 910. Certaines ont fait le choix inverse, là-haut, les duchesses, en cote 200, en cote 800. Ce sont mes ennemies de classe. Méfie-toi, ma fille, méfie-toi ! Je les vois, ces bibliothécaires de police, comment elles parlent aux lecteurs. Elles les assomment avec leur «Il faut lire !» Elles décident de ce qui est «bien écrit» et de ce qui ne l’est pas, des vraies statues du Commandeur des Lettres françaises. Elles clament que tout le monde doit accéder à la Littérature, mais elles érigent un bloc, un monument écrasant — les Classiques — auquel il faut concéder des sacrifices, de la chair fraîche, du sang. Avec elles, on n’est jamais en règle, jamais. De vrais flics de la bonne conscience culturelle. Quand vous entrez, mal assuré, vous avez peur d’être interpellé : «Hep, vous ! Oui, vous. Vos classiques, s’il vous plaît. Montrez-moi ça. Hum, il y a du retard, beaucoup de retard. De grosses lacunes. Cela fait combien de temps que vous n’avez pas ouvert Balzac ? Mmmh. Et vous faites quoi dans la vie ? Vous travaillez beaucoup ? Alors, vous n’avez pas d’excuses. Moi, à votre place, j’aurais honte. C’est quoi ce livre dans votre sac ? Montrez, montrez-moi… Ah oui, intéressant. Divertissant. Facile. Médiatique. Mal écrit. Nul ! Et vous comptez rester longtemps dans cet état culturel ? Il faut vous reprendre en main. Je vous prescris une pléiade d’auteurs classiques du XVIIIe siècle pendant dix mois. Ah, il faut ce qu’il faut. Vous reviendrez me voir ensuite. Non, laissez ce livre ici, s’il vous plaît. Et que je ne vous y reprenne plus. Allez, circulez…» Quelle brutalité. Moi, jamais je ne me permettrais ça (p. 56-57).

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté ce texte le 27 décembre 2010.

 

Référence

Divry, Sophie, la Cote 400. Roman, Montréal, Les Allusifs, 2010, 64 p.

Le zeugme du dimanche matin et d’Éric Forbes

Éric Forbes, Amqui, 2017, couverture

«Un petit barrage hydroélectrique s’était autrefois érigé sur la rivière Matapédia, tout près de l’endroit où les deux hommes se tenaient maintenant. Il n’en restait plus aujourd’hui que des ruines de ciment et de pierres, ainsi que quelques traîtres remous ayant englouti, au fil des ans, son lot de jeunes gens téméraires. Chénier y avait souvent péché avec son ami Joël, sans rien attraper d’autre que de minuscules anguilles et de vilains rhumes automnaux.»

Éric Forbes, Amqui, Montréal, Héliotrope, coll. «Noir», 2017, 289 p., p. 237. Édition numérique.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)