L’oreille tendue de… Thierry Dimanche

Thierry Dimanche, Cercles de feu, 2019, couverture

«Il n’était plus exagéré de parler d’un chant; dans le brûlis mûr l’espèce prolifère, de l’aubier des pins calcinés s’élevait le chant des longicornes, clameur massive pour mon oreille tendue, faisant apparaître un présent qui m’était inconnu jusqu’alors.»

Thierry Dimanche, Cercles de feu. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 138, 2019, 438 p., p. 126.

Conte périurbain

Julia Deck, Propriété privée, 2019, couverture

Il était une fois Éva et Charles Caradec. Elle fait dans l’urbanisme, lui dans la dépression chronique. Elle narre; il est son destinataire, en quelque sorte. En couple depuis trente ans et locataires, ils décident de quitter Paris pour devenir propriétaires dans un «écoquartier» (p. 95) hors les murs. Malheureusement pour eux, les Lecoq, des «démons» (p. 83), seront leurs voisins : bruit, poussière, vexations, adultères. Avec les autres membres de leur communauté — «Tu t’intéressais à la formation des communautés, à leurs mœurs, à la manière dont elles se soudent et se perpétuent, à leur destruction inévitable» (p. 97) —, ça n’ira guère mieux. Ils finiront par décider de déménager, au risque de se retrouver dans un «purgatoire immobilier» (p. 117). Cela commençait légèrement : «J’ai pensé que ce serait une erreur de tuer le chat, en général et en particulier, quand tu m’as parlé de ton projet pour son cadavre» (p. 7, incipit). Cela se terminera de façon beaucoup plus sombre. Qui a tué le chat ? Où est le chien ? Cette odeur, dans l’allée, qu’est-ce que c’est ? Charles a-t-il assassiné Annabelle Lecoq et son fils ? Éva n’en sait-elle pas plus qu’elle n’en dit ? C’est délicieux d’ironie noire.

 

Référence

Deck, Julia, Propriété privée. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2019, 173 p.

L’oreille tendue de… Annie Goulet

Annie Goulet, Figurine, 2019, couverture

«Violaine baisse les yeux, prend un moment pour regarder Paul et Marthe, qui dorment sur le divan, la tête posée sur les cuisses de leur père. Le ciel commence à reprendre sa couleur, passe du noir au bleu et découpe les hauts sapins dans un halo scintillant d’humidité. En tendant l’oreille, on peut percevoir la vie grouillante de la forêt recommencer sans fatigue, comme si la nuit n’avait jamais eu lieu.»

Annie Goulet, Figurine. Novella, Montréal, Del Busso éditeur, 2019, 100 p., p. 85.

L’imbibition, encore

Ellie Martineau-Lavoie, les Bikinis couleur peau, 2018, couverture

Hasard ou nécessité, il est souvent question en ces lieux d’imbibition alcoolisée (voir ici ou ).

Parlons donc robine.

Définition du dictionnaire numérique Usito : «Alcool de mauvaise qualité; liquide alcoolisé qu’on ne peut consommer.» Étymologie : «1935. […] de l’anglais rubbing (alcohol)

Exemple romanesque : «Les yeux cernés, l’air désabusé, il dégageait une puissante odeur de robine» (Cercles de feu, p. 178).

Exemple poétique : «il y a un incendie dans les nuages / des collines en coton / les moineaux sur les balcons / sentent la robine» (les Bikinis couleur peau, p. 51).

Exemple chanté : «Tant qu’il y aura des femmes pis tant qu’il y aura d’la robine» («À chaque jour le même soleil»).

Exemple nouvellistique : «Il sentait ses dents huileuses sous la langue et les goûts mélangés du saucisson à l’ail et de la robine» («Effacer le tableau», p. 167).

Il paraît donc que, malgré ce qu’avance Usito, la robine se consomme.

P.-S.—Oui, la robine est proche de la tonne.

P.-P.-S.—Le consommateur de robine peut devenir un robineux.

 

Références

Bock, Raymond, «Effacer le tableau», dans Atavismes. Histoires, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 03, 2011, 230 p., p. 149-175.

CQFD, «À chaque jour le même soleil», chanson, 2002.

Dimanche, Thierry, Cercles de feu. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 138, 2019, 438 p.

Martineau-Lavoie, Ellie, les Bikinis couleur peau. Poésie, Montréal, Del Busso éditeur, 2018, 86 p.

Parlons cheval

Soit le tweet suivant, de Yan Saint-Onge :

Dans ce cas-ci, l’expression en joual vert signifie beaucouptrès. Voici un autre exemple, qui va dans le même sens, tiré du roman C’t’à ton tour, Laura Cadieux, de Michel Tremblay (1973) :

Ah, okay, ça nous fait rêver pis toute, pis j’ai rien contre le rêve de temps en temps, mais moé j’sais ben que si Pit se mettrait à me dire le quart d’la moitié de ce que les hommes disent aux femmes dans les vues, j’me tordrais de rire en joual vert ! (p. 106)

Par ailleurs, on peut être en joual vert, voire en beau joual vert : fâché, mécontent, courroucé. Ce serait plus présentable que de se dire en crisse, en tabarnak, en câlisse, en estie, en sacrament, en ciboire, etc.

Cela étant, des mélanges sont possibles, histoire de bien marquer le coup, comme chez le Maxime Raymond Bock des Noyades solitaires (2017) :

Il atteignait la fin de la quarantaine, pétri d’une toute-puissance professionnelle, intellectuelle et morale, mais il ne pouvait que constater, et ça le mettait en hostie de beau joual vert, que ses enfants étaient des mécréants (p. 21).

On aura reconnu ce joual; c’est un cheval. Mais pourquoi diantre est-il vert ?

P.-S.—Pierre Corbeil propose une graphie en un seul mot, joualvert (2011, p. 44). À première vue, cela étonne, mais est alors plus visible le lien possible entre joualvert et calvaire.

P.-P.-S.—Usito offre l’étymologie suivante : «Depuis 1930 […]; déformation de (parler) cheval “baragouiner, s’exprimer d’une manière inintelligible”; locution relevée dans la langue populaire en France au 19e s.»

 

Références

Corbeil, Pierre, Canadian French for Better Travel, Montréal, Ulysse, 2011, 186 p. Ill. Troisième édition.

Raymond Bock, Maxime, les Noyades secondaires. Histoires, Montréal, Le Cheval d’août, 2017, 369 p.

Tremblay, Michel, C’t’à ton tour, Laura Cadieux. Roman, Montréal, Éditions du Jour, coll. «Les romanciers du jour», R-94, 1973, 131 p.