Métier du jour

Georges Perec, la Vie mode d’emploi, couverture

«Cinoc, qui avait alors une cinquantaine d’années, exerçait un curieux métier. Comme il le disait lui-même, il était “tueur de mots” : il travaillait à la mise à jour des dictionnaires Larousse. Mais alors que d’autres rédacteurs étaient à la recherche de mots et de sens nouveaux, lui devait, pour leur faire de la place, éliminer tous les mots et tous les sens tombés en désuétude.

Quand il prit sa retraite, en mille neuf cent soixante-cinq, après cinquante-trois ans de scrupuleux services, il avait fait disparaître des centaines et des milliers d’outils, de techniques, de coutumes, de croyances, de dictons, de plats, de jeux, de sobriquets, de poids et de mesures; il avait rayé de la carte des dizaines d’îles, des centaines de villes et de fleuves, des milliers de chefs-lieux de canton; il avait renvoyé à leur anonymat taxinomique des centaines de sortes de vache, des espèces d’oiseaux, d’insectes et de serpents, des poissons un peu spéciaux, des variétés de coquillages, des plantes pas tout à fait pareilles, des types particuliers de légumes et de fruits; il avait fait s’évanouir dans la nuit des temps des cohortes de géographes, de missionnaires, d’entomologistes, de Pères de l’Église, d’hommes de lettres, de généraux, de Dieux & de Démons.»

Georges Perec, la Vie mode d’emploi. Roman, Paris, Hachette, coll. «Le livre de poche», 5341, 1982, 695 p., p. 361-362. Édition originale : 1978.

Le zeugme du dimanche matin, de Radiohead et de Stéfanie Clermont

Stéfanie Clermont, le Jeu de la musique, 2017, couverture

«Nous sommes allés nourrir les canards au parc Strathcona et avons ri en retrouvant, sur une table de pique-nique, un message que nous avions gravé ensemble à l’époque pas si lointaine où nous venions presque tous les jours dans ce parc après l’école pour fumer des joints et chanter nos chansons préférées en essayant de faire des harmonies. Le message à deux mains disait : “One day, I am going to grow wings, a chemical reaction, hysterical and useless”. Les lettres qu’elle avait gravées étaient bien formées et stylisées, les miennes à peine lisibles et trop grosses.

— Ça fait longtemps, a dit Julie. On dirait que ça fait longtemps.

— Pas si longtemps que ça, ai-je dit en haussant les épaules, j’écoute encore Radiohead.

— Moi aussi, et je fume encore du pot.»

Stéfanie Clermont, «Dans l’industrie», dans le Jeu de la musique. Nouvelles, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 15, 2017, 340 p., p. 143-156, p. 155.

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté ce texte le 27 décembre 2017.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

L’oreille tendue de… Jules Verne

Jules Verne, Voyage au centre de la terre, 1864, couverture

«Nous avançâmes ainsi jusqu’à vingt heures, dans notre immense prison de pierre. Hélas, nous ne trouvâmes aucune source. La soif était devenue de plus en plus insupportable. Je souffrais terriblement. Et mon oncle eut beau tendre l’oreille, il n’entendit pas couler du rocher la moindre goutte d’eau. Bientôt, je ne sentis plus mes jambes. Je parvins malgré tout à dissimuler encore un peu mon épuisement… Mais inévitablement vint le moment où mes forces me lâchèrent tout à fait.»

Jules Verne, Voyage au centre de la terre, 1864, chapitre 11.

Éphéméride vilarienne

Jean-François Vilar, Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués, 1993, couverture

Vous le savez : l’Oreille tendue est une lectrice de l’œuvre de Jean-François Vilar.

Elle se réjouit donc que France Culture ait décidé d’adapter pour la radio, en trois livraisons, le roman Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués (1993).

La première livraison, dans le cadre de Fictions / Samedi noir, a été diffusée le 6 janvier 2018. On y entend le personnage de Victor Blainville lire le journal intime d’Alfred Katz que lui a mystérieusement remis Abigail Stern, la maîtresse d’Alex Katz, le fils d’Alfred. Qu’y trouve-t-on en date du 12 janvier (1938) ?

Café de la Boule d’or, place Saint-Michel, 16 h 15.
Je n’ai pas dormi de la nuit. À l’atelier, j’ai eu l’impression que la matinée n’en finirait pas. J’espère qu’on ne regardera pas mon travail de trop près. À la sortie, un copain m’attendait. Il m’a remis un paquet de tracts à diffuser pour ce soir — encore et toujours l’Espagne ! J’ai juste eu le temps de passer chez moi pour le déposer et me changer.
C’est ensuite, en marchant le Quartier latin, que l’impatience a fait place à l’affolement. Qu’est-ce qui m’a donc pris ? Comment ai-je pu être assez idiot pour croire que mes petits poèmes pourraient intéresser André Breton ? Maintenant je suis piégé. Dans moins de trois quarts d’heure, ce sera le verdict. Tant pis pour moi, je n’aurai pas volé la leçon (p. 106).

La suite demain soir.

 

Référence

Vilar, Jean-François, Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués. Roman noir, Paris, Seuil, coll. «Fiction & Cie», 1993, 475 p.