«J’ai reçu un appel téléphonique de Jérôme Lindon. J’ai reçu une gifle de mon grand-père parce que je me penchais sur une vipère pourtant coupée en deux par sa pelle» (p. 81).
«J’accablai de ma mauvaise ironie son petit personnel, ces prêtres accoutrés comme pour enterrer leur vie de célibataire qui raflaient à la fin des offices les maigres économies des veuves, qui taquinaient si brutalement la muse dans leurs homélies et l’enfant de chœur dans la sacristie» (p. 94).
Éric Chevillard, le Désordre azerty, Paris, Éditions de Minuit, 2014, 201 p.
Le cinquième volume de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert paraît en novembre 1755. Il contient un des articles les plus importants de ce Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, l’article «Encyclopédie», qui est de la plume de Diderot.
S’agissant de l’organisation de l’ouvrage, on y lit notamment ceci : «L’ordre encyclopedique général jetteroit de tems en tems dans des arrangemens bisarres. L’ordre alphabétique donneroit à tout moment des contrastes burlesques; un article de Théologie se trouveroit relégué tout au-travers des arts méchaniques» (p. 642).
Cette réflexion a le mérite de rappeler que l’ordre alphabétique est un ordre parfaitement arbitraire, qui peut mener à des «contrastes burlesques». On peut donc lui préférer d’autres ordres, ni plus ni moins arbitraires que celui-là.
D’où le projet d’Éric Chevillard dans le Désordre azerty (2014). L’ordre alphabétique serait certes «mieux ordonné» que le sien (p. 7), mais ce n’est pas celui qu’il a retenu. À l’abécédaire, il préfère l’azertyaire, qui serait un «abécédaire en désordre» (p. 126). L’ordre des 26 textes qu’il publie sera celui des lettres sur son clavier azerty, de la rangée la plus élevée à la plus basse, de la gauche vers la droite. Cela commence donc avec «Aspe» (pour a) et se termine avec «Neige nuit Noël» (pour n).
Le Désordre azerty a malgré tout une unité d’ensemble, encore que toutes les entrées ne s’y rattachent pas directement : pour le dire d’une formule, Chevillard y livre son art littéraire, comme on dit un art poétique. Cela peut s’énoncer sur le mode négatif : il refuse le «moule à gaufres» (p. 108) ou le «grainetier» (p. 113) que constituerait le genre littéraire. Ou sur le mode positif : vive le style (p. 88-92). Il s’explique sur l’importance des noms propres, et notamment des noms d’écrivains («Chevillard», par exemple, p. 167-174).
Dans le même ordre d’idées, il y a quelques morceaux de bravoure. Une phrase de quatre pages (p. 53-56) porte sur l’(in)«Utilité» de la littérature, avec une chute étonnante. Quasi «Quinquagénaire», l’auteur énumère ses souvenirs sur plusieurs pages, de «J’ai marché dans la steppe mongole» (p. 80) à «Coincé dans un kayak trop petit pour moi, j’ai failli me noyer quand il s’est retourné» (p. 87). Son «Journal» (p. 121-129) marche aussi à l’accumulation, chaque élément retenu étant précédé du mot puis. À «Virgule» (p. 175-179), un texte de cinq pages n’en compte aucune (mais il y a un point d’interrogation).
On notera aussi que Chevillard aime les animaux (particulièrement le tigre, qui n’a malheureusement pas d’entrée), l’humour (un personnage s’appelle «Lotte Hoffixion», p. 150), l’autodérision («Voici venu le moment poignant du témoignage vécu», p. 139) et l’absurde («Le milliardaire acquiert une île, puis il y fait creuser une piscine aussi longue et large qu’elle», p. 59). Il apprécie — dans un ordre qui n’est pas celui de la liste à venir — Beckett, Michaux, Nabokov, Rimbaud, d’autres encore, mais moins Claude François (p. 34) ou le «fantôme de Rivarol» (p. 142), et pas du tout la rentrée littéraire («Rentrons», p. 31-39). Le pastiche est une pratique — pas un genre — qu’il affectionne : «Insensiblement, la fille pressa le pas» (p. 108) et «La marquise sortit à cinq heures […]» (p. 149) ne sont pas du Chevillard — tout en l’étant, puisque c’est dans son livre. Il n’hésite pas à pousser son lecteur, comme on dit, dans ses derniers retranchements : «Et vous, donc, pourquoi n’écrivez-vous pas ?» (p. 144)
Peu importe que Chevillard soit ou pas un «vrai romancier» — il dit ne pas l’être (p. 64) — ou un auteur de «livres généralement tenus pour des fantaisies légères» (p. 96). On ne le lit pas pour le faire entrer dans des cases.
Référence
Chevillard, Éric, le Désordre azerty, Paris, Éditions de Minuit, 2014, 201 p.
Ce soir, à 19 h, l’Oreille tendue sera au micro de Serge Bouchard et de Jean-Philippe Pleau à l’émission C’est fou… de la radio de Radio-Canada pour parler région et littérature.
[On souligne ces jours-ci le soixantième anniversaire de l’émeute qui suivit l’annonce de la suspension du joueur de hockey Maurice Richard. Celui-ci avait un frère imprévu.]
Quel sens donner à ce qui s’est passé à Montréal le 17 mars 1955 ? André Laurendeau s’y essaie dans les pages du quotidien le Devoir dès le 21 mars 1955.
Quatre jours après l’Émeute, Laurendeau publie dans le quotidien un article intitulé «On a tué mon frère Richard». Il emprunte son titre à un épisode du nationalisme canadien-français : c’est une allusion au «On a tué mon frère Riel…» d’Honoré Mercier à la fin du XIXe siècle. Laurendeau substitue au leader métis de l’Ouest canadien pendu pour ses activités politiques un joueur de hockey canadien-français suspendu pour ses débordements sportifs. Il est conscient que les deux événements ne sont pas de nature identique :
Sans doute il s’agit aujourd’hui de mise à mort symbolique. À peine le sang a-t-il coulé. Nul ne saurait fouetter indéfiniment la colère des gens, y sculpter une revanche politique. Et puis, il ne s’agit tout de même que de hockey…
Pourtant, il ne faudrait pas minimiser ce qui vient de se passer :
Tout paraît destiné à retomber dans l’oubli. Mais cette brève flambée trahit ce qui dort derrière l’apparente indifférence et la longue passivité des Canadiens français.
L’Émeute fait émerger quelque chose de profond. Laurendeau le dit d’entrée de jeu :
Le nationalisme canadien-français paraît s’être réfugié dans le hockey. La foule qui clamait sa colère jeudi soir dernier n’était pas animée seulement par le goût du sport ou le sentiment d’une injustice commise contre son idole. C’était un peuple frustré, qui protestait contre le sort.
Maurice Richard, pour l’éditorialiste du Devoir, est un «héros national», que l’on pourrait comparer à Wilfrid Laurier ou à Louis Riel, mais son vis-à-vis n’est pas vraiment Clarence Campbell. Ce dernier personnifie plutôt l’Anglophone, le Juge (expéditif), le Provocateur, le Maître : «Le sort s’appelait, jeudi, M. Campbell; mais celui-ci incarnait tous les adversaires réels ou imaginaires que ce petit peuple rencontre.» Le «peuple frustré» lui a opposé la violence le temps d’une émeute. Or les racines de cette violence sont historiques : «Les sentiments qui animaient la foule, jeudi soir, étaient assurément confus. Mais est-ce beaucoup se tromper que d’y reconnaître de vieux sentiments toujours jeunes, toujours vibrants […].»
Après cette entrée en matière sur la dimension nationale de l’Émeute, Laurendeau s’interroge sur ce qui a poussé des gens pacifiques à se livrer au pillage le 17 mars. Pourquoi cette violence ? «Quand [la foule] se déchaîne, sous tous les cieux du monde, elle devient mauvaise et incohérente. […] quand des hommes sont nombreux et animés par une passion commune, où est la logique?» Le point de comparaison que choisit Laurendeau pour essayer de comprendre les émeutiers est doublement intéressant. En rapportant l’émeute du Forum à une assemblée politique tenue en 1942, pendant la crise de la Conscription, Laurendeau l’inscrit dans l’histoire de la distinction canadienne-française au sein de la fédération canadienne. Il active dans le même temps un réseau de sens dont il existe des traces chez plusieurs créateurs qui ont mis en scène les événements de 1955 (Eugène Cloutier, Pierre Gélinas, Rick Salutin) : l’Émeute, c’est la guerre.
Pendant l’assemblée de 1942, la foule réunie au marché Jean-Talon de Montréal avait applaudi un orateur refusant l’antisémitisme exprimé par quelques-uns. Néanmoins, l’ambiance change rapidement :
L’assemblée terminée, la foule resta quelques moments près du marché Jean-Talon, comme en disponibilité. Ces gens-là n’avaient pas le goût d’aller se coucher. Ils se sentaient encore vibrants, ils ne voulaient pas se séparer.
Quelques meneurs, surgis d’on ne sait où, se présentèrent et encadrèrent la foule. Un ordre de marche, et l’épaisse colonne s’avança jusqu’à la rue Saint-Laurent, qu’elle se mit à descendre. […] Et bientôt, savez-vous ce qui arriva ? Cette foule, qui venait unanimement d’exécrer l’antisémitisme se mit à jeter des pierres sur les vitrines des magasins juifs ou supposés tels.
Quelques «meneurs» suffisent à transformer des patriotes en miliciens suivant un «ordre de marche» et réunis en une «épaisse colonne». Comment ? On ne le sait pas : «Parmi ceux qui me lisent ce matin, il y a peut-être des hommes qui participèrent à ce vandalisme, et se demandent pourquoi ils l’ont fait.» En 1942 comme en 1955, il n’est pas facile de déchiffrer la psychologie des foules. Le nationalisme ne mène pas toujours à la violence; parfois si, sans que l’on sache pourquoi.
Sur un autre plan, Laurendeau note qu’il y avait des inconditionnels du Rocket tant chez les anglophones que chez les francophones :
Sans doute, tous les amateurs de hockey, quelle que soit leur nationalité, admirent le jeu de Richard, son courage et l’extraordinaire sûreté de ses réflexes. Parmi ceux qu’enrageait la décision de M. Campbell, il y avait certainement des anglophones.
Cela tend à disparaître du discours commun sur l’Émeute en 2015.
L’influence d’un texte comme celui-là a été et reste considérable. Le Devoir le publie le 21 mars 1955, puis le reprend les 29-30 janvier 2000, le 29 mai 2000 et le 17 mars 2015. Il donne son titre au treizième chapitre de la biographie de Jean-Marie Pellerin (l’Idole d’un peuple, 1976) et au documentaire de Luc Cyr et Carl Leblanc, Mon frère Richard (1999). Il est cité dans ce film, ainsi que dans Maurice Rocket Richard de Karl Parent et Claude Sauvé (1998), dans Maurice Richard. Histoire d’un Canadien de Jean-Claude Lord et Pauline Payette (1999) et dans Fire and Ice de Brian McKenna (2000). Chrystian Goyens, Frank Orr et Jean-Luc Duguay le reproduisent dans la version française (mais pas dans l’anglaise) de leur Maurice Richard. Héros malgré lui (2000). Jacques Lamarche en propose des extraits dans son album (2000). Des universitaires le commentent : Anouk Bélanger (1995 et 1996), David Di Felice (1999 et 2002), Suzanne Laberge et Alexandre Dumas (2003), Victor-Laurent Tremblay (2005), de même que des historiens populaires : Hélène-Andrée Bizier (2006), Paul Daoust (2005 et 2006), Jean-Claude Germain (2006), le Mémorial du Québec (1979). Des auteurs anglophones — D’Arcy Jenish (2008), Charles Foran (2011) — ont aussi recours à cet article.
Le point de vue de Laurendeau sur l’Émeute n’est pas le seul; c’est un de ceux dont les échos sont les plus durables. Il jouera un rôle important dans l’interprétation de l’Émeute Maurice-Richard au cours des ans.
Illustration : photographie d’André Laurendeau, entre 1935 et 1940, déposée sur Wikimedia Commons
Références
Bélanger, Anouk, «Le hockey au Québec : un milieu homosocial au cœur du projet de subjectivation nationale», Montréal, Université de Montréal, mémoire de maîtrise, août 1995, 114 p.
Bélanger, Anouk, «Le hockey au Québec, bien plus qu’un jeu : analyse sociologique de la place centrale du hockey dans le projet identitaire des Québécois», Loisir et société / Society and Leisure, 19, 2, automne 1996, p. 539-557.
Cloutier, Eugène, les Inutiles, Montréal, Cercle du livre de France, 1956, 202 p.
Daoust, Paul, «17 mars 1955 : 50 ans plus tard. L’émeute au Forum, première révélation du mythe Richard», le Devoir, 17 mars 2005, p. A7.
Daoust, Paul, Maurice Richard. Le mythe québécois aux 626 rondelles, Paroisse Notre-Dame-des-Neiges, Éditions Trois-Pistoles, 2006, 301 p. Ill.
Di Felice, David, «The Richard Riot : A Socio-Historical Examination of Sport, Culture, and the Construction of Symbolic Identities», Kingston, Queen’s University, mémoire de maîtrise, 1999, ii/221 p. Ill.
Di Felice, David, «The Formation of Class, Ethnic, and National Identities : The Case of the Richard Riot of 1955», dans Colin D. Howell (édit.), Putting It on Ice. Volume I : Hockey and Cultural Identities, Halifax, Gorsebrook Research Institute, Saint Mary’s University, 2002, p. 83-98.
Fire and Ice. The Rocket Richard Riot / L’émeute Maurice Richard, documentaire de 60 minutes, 2000. Réalisation : Brian McKenna. Production : Galafilm.
Foran, Charles, Maurice Richard, Toronto, Penguin Canada, coll. «Extraordinary Canadians», 2011, xiii/166 p. Introduction de John Ralston Saul.
Gélinas, Pierre, les Vivants, les morts et les autres, Montréal, Cercle du livre de France, 1959, 314 p. Rééd. : Notre-Dame-des-Neiges, Éditions Trois-Pistoles, 2010, 324 p. Préface de Jacques Pelletier.
Germain, Jean-Claude, «L’émeute Maurice Richard. La mesure de la colère de tout un peuple», l’Aut’ Journal, 246, février 2006, p. 8.
Goyens, Chrystian et Frank Orr, avec Jean-Luc Duguay, Maurice Richard. Héros malgré lui, Toronto et Montréal, Team Power Publishing Inc., 2000, 160 p. Ill. Préfaces d’Henri Richard et de Pierre Boivin.
Goyens, Chrys et Frank Orr, avec Jean-Luc Duguay, Maurice Richard. Reluctant Hero, Toronto et Montréal, Team Power Publishing Inc., 2000, 160 p. Ill. Préfaces d’Henri Richard et de Pierre Boivin.
Laberge, Suzanne et Alexandre Dumas, «L’affaire Richard / Campbell : un catalyseur de l’affirmation des Canadiens français», Bulletin d’histoire politique, 11, 2, hiver 2003, p. 30-44.
Lamarche, Jacques, Maurice Richard. Album souvenir, Montréal, Guérin, 2000, 133 p. Ill.
Laurendeau, André, «Blocs-notes. On a tué mon frère Richard», Le Devoir, 21 mars 1955, p. 4. Repris dans le Devoir les 29-30 janvier 2000, p. E9, le 29 mai 2000, p. A9 et le 17 mars 2015 (édition numérique).
Maurice Richard. Histoire d’un Canadien / The Maurice Rocket Richard Story, docudrame de quatre heures en deux parties, 1999 : 1921; 1951. Réalisation : Jean-Claude Lord et Pauline Payette. Production : L’information essentielle.
Maurice Rocket Richard, documentaire de deux heures en deux parties, 1998 : Racontez-nous Maurice…; Le hockey depuis Maurice Richard. Réalisation : Karl Parent et Claude Sauvé. Production : Société Radio-Canada.
Melançon, Benoît, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, Montréal, Fides, 2006, 279 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Nouvelle édition, revue et augmentée : Montréal, Fides, 2008, 312 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Préface d’Antoine Del Busso. Traduction : The Rocket. A Cultural History of Maurice Richard, Vancouver, Toronto et Berkeley, Greystone Books, D&M Publishers Inc., 2009, 304 p. 26 illustrations en couleurs; 27 illustrations en noir et blanc. Traduction de Fred A. Reed. Préface de Roy MacGregor. Postface de Jean Béliveau. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2012, 312 p. 42 illustrations en noir et blanc. Préface de Guylaine Girard.
Le Mémorial du Québec. Tome VII. 1953-1965, Montréal, Éditions du Mémorial, 1979, 369 p. Ill.
Mon frère Richard, documentaire de 53 minutes, 1999. Réalisation : Luc Cyr et Carl Leblanc. Production : Ad Hoc Films.
Pellerin, Jean-Marie, l’Idole d’un peuple. Maurice Richard, Montréal, Éditions de l’Homme, 1976, 517 p. Ill. Rééd. : Maurice Richard. L’idole d’un peuple, Montréal, Éditions Trustar, 1998, 570 p. Ill.
Salutin, Rick, avec la collaboration de Ken Dryden, les Canadiens, Vancouver, Talonbooks, 1977, 186 p. Ill. «Preface» de Ken Dryden.
Tremblay, Victor-Laurent, «Masculinité et hockey dans le roman québécois», The French Review, 78, 6, mai 2005, p. 1104-1116.