L’art du portrait en prédéliquescence

 Jean Echenoz, les Grandes Blondes, 1995, couverture

Boccara «s’examina dans le miroir : toujours le même jeune type un peu replet malgré de jolis yeux de fille, l’air avisé, pas assez petit pour être petit, pas assez gros pour être gros, pas encore assez dégarni pour être vraiment chauve mais tout cela viendrait. Tout cela viendrait donc le préoccupait. Car malgré qu’il en eût, sous vingt ans son avenir était sans doute fixé : lotions et talonnettes, anorexigènes, course à pied, rien n’y ferait.»

Jean Echenoz, les Grandes Blondes. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1995, 250 p., p. 75-76.

À peu près aussi bien que bon

Samuel Cantin, Phobies des moments seuls, 2011, p. 134

Il y a un an, le fils aîné de l’Oreille tendue a passé quelques jours à Paris. Caméléon linguistique, il a réussi à se fondre dans la conversation ambiante sans trop de mal. Il n’y a qu’un signe d’appartenance non autochtone dont il n’était pas parvenu à se défaire : l’emploi passe-partout du mot correct.

Ce qui, chez un Hexagonal, aurait été bien ou bon était correct chez lui — un plat, un comportement, une œuvre d’art. Utilisant correct, il ne sous-entendait aucun (léger) vice caché. On lui demandait s’il appréciait son voyage et il répondait «Correct». Pour lui, ça allait.

On trouve plusieurs bons exemples des usages québécois de correct dans le roman Comme des sentinelles de Jean-Philippe Martel, ce mot qui marque la (quasi-)satisfaction : «un “gars correct” sur qui on pouvait à peu près compter» (p. 57); «Peut-être rien d’extraordinaire, là, mais correct, tu sais ?» (p. 91); «j’ai décidé qu’il n’y avait pas de quoi m’en faire, que ce n’était peut-être pas normal, mais que ça allait, là; que c’était correct» (p. 109); «Elle dit que c’est pas correct pour lui» (p. 124); «—Tu veux peut-être que je te le rappelle ? —Non, ça va être correct» (p. 169).

Synonymes : oui et tiguidou.

Antonyme : moyen.

Remarque : dans certains cas très spécifiques, correct peut avoir valeur d’antiphrase et marquer une désapprobation (qui refuse de s’avouer). Exemple : Les enfants de X refusent de parler à leur mère. C’est correct comme ça.

Prononciation : la prononciation du t final est facultative.

 

[Complément du 19 juin 2015]

Cet usage n’est pas tout récent. On le trouve dans une pièce de théâtre de Jean-Claude Germain montée en 1969, Diguidi, diguidi, ha ! ha ! ha ! : «Bon… C’est corrèque… tu peux rentrer pis t’déshabiller» (p. 48). Sens : ça va aller. (Graphie certifiée d’origine.)

Rebelote dans une pièce de 1971, Si les Sansoucis s’en soucient, ces Sansoucis-ci s’en soucieront-ils ? Bien parler, c’est se respecter ! : «Bon, ben çé corrèque… oubliez toute s’que j’ai dit…» (p. 144). Le mot a ici valeur de concession.

 

[Complément du 26 mars 2019]

En 1937, la brochure le Bon Parler français classait «Correct. O. K.», mis pour «Ça va», parmi les barbarismes (p. 20).

 

[Complément du 29 novembre 2021]

Dans Meurtre au Forum, on peut lire ceci :

«— […] je me préparais justement à te téléphoner pour te demander de venir me rencontrer au Forum.
— C’est correct. Le temps de m’habiller et je saute dans ma voiture. Je vais être là, dans au plus vingt minutes» (p. 4).

Meurtre au Forum date de 1953.

 

[Complément du 23 mai 2022]

Confirmation de la prononciation chez le Michel Ragabliati de Paul à Québec (2009, p. 37) : «Correc !»

 

[Complément du 4 avril 2024]

Il arrive, mais plus rarement, que correct soit employé adverbialement : «Je suis correct intelligent, mais je ne suis pas super intelligent non plus» (la Presse+, 4 avril 2024).

 

[Complément du 30 janvier 2024]

Comme adverbe encore, chez Camille Giguère-Côté, en 2024 : «quand même correct gros» (p. 41).

 

Illustration : Samuel Cantin, Phobies des moments seuls. Les carnets du docteur Marcus Pigeon, Montréal, Éditions Pow Pow, 2011, 157 p., p. 134.

 

Références

Le Bon Parler français, La Mennais (Laprairie), Procure des Frères de l’Instruction chrétienne, 1937, 24 p.

Germain, Jean-Claude, Diguidi, diguidi, ha ! ha ! ha ! [suivi de] Si les Sansoucis s’en soucient, ces Sansoucis-ci s’en soucieront-ils ? Bien parler, c’est se respecter !, Montréal, Leméac, coll. «Théâtre québécois», 24, 1972, 194 p. Ill. Introduction de Robert Spickler.

Giguère-Côté, Camille, le Show beige, Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 40, 2024, 131 p. Ill. Précédé d’un «Mot de l’autrice». Suivi de «Contrepoint. Une anthropologue colorée au pays du beige», par Jean-Philippe Pleau.

Martel, Jean-Philippe, Comme des sentinelles. Roman, Montréal, La mèche, 2012, 177 p.

Rabagliati, Michel, Paul à Québec, Montréal, La Pastèque, 2009, 187 p.

Verchères, Paul [pseudonyme d’Alexandre Huot ?], Meurtre au hockey, Montréal, Éditions Police journal, coll. «Les exploits policiers du Domino Noir», 300, [1953], 32 p.

Portrait pénitent du jour

 Jean Echenoz, le Méridien de Greenwich, 1979, couverture

«Il regardait Pradon avec une expression de confesseur donnant la pénitence. Il avait un visage sévère et onctueux à la fois, décoré de lunettes sans montures, et qui s’accordait mal à son thorax; il semblait le résultat fortuit d’une erreur d’assemblage, comme si l’on avait monté par distraction une tête de prêtre sur un corps de lutteur.»

Jean Echenoz, le Méridien de Greenwich. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1979, 255 p., p. 109.

Des ans l’irréparable outrage

Jean Echenoz, Cherokee, 1983, couverture

Quand on a atteint l’âge mûr, comment se définir ?

On peut être vieux, mais c’est bien banal.

«Elle n’y pensait pas, tout au guitariste espagnol, au violoniste moldave, aux girls surtout, au vieux monsieur avec des taches sur les mains qui feule et qui rauque…» (la Presse, 4 décembre 2012, p. A5).

À partir de 50 ans, on peut faire partie de l’âge d’or.

Le cheveu se raréfiant ou changeant de couleur, on peut se ranger parmi les têtes grises.

«Le système de santé menacé par un “tsunami gris”» (le Devoir, 23 août 2010, p. A3).

Les aînés sont aussi fréquemment évoqués.

«Montréal sacrée “Métropole amie des aînés”» (la Presse, 20 octobre 2012, cahier publicitaire «Chez soi 55+»).

«Une résidence se veut un Club Med pour aînés» (le Devoir, 12-13 février 2011, p. G4).

À choisir, l’Oreille tendue préfère encore «ressortissants du troisième âge». C’est que l’expression vient de Jean Echenoz, dans Cherokee (p. 73).

 

[Complément du 11 janvier 2014]

Echenoz reprend la même expression, en 1999, dans Je m’en vais (p. 147).

 

Références

Echenoz, Jean, Cherokee. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1983, 247 p.

Echenoz, Jean, Je m’en vais. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1999, 252 p.