On

En guise d’introduction, cette scène récente de la vie pétrolière de l’Oreille tendue (OT).

OT : Bonjour. J’étais à la pompe numéro 1. Ce sera sur ma carte de crédit.

La caissière : On insère la carte. On a une carte Air Miles ?

OT : Non.

La caissière : On peut reprendre sa carte.

Bref, ni tu ni vous. Le cas n’est pas unique. Pendant quelques années, l’Oreille et ses fils ont fréquenté une pizzeria où la serveuse leur demandait toujours «On est prêt(s ?) à commander ?».

L’Oreille avait co-abordé cette étrange utilisation du pronom indéfini deux fois dans son Dictionnaire québécois instantané de 2004.

D’abord aux p. 72-73, sous la rubrique «Trois règles grammaticales indispensables» (pour comprendre le français du Québec).

C’est à cet égard [les pronoms personnels] que les choses sont les plus poétiques dans la langue parlée au Québec : l’éternelle crise identitaire se manifeste jusque-là. Chers lecteurs, vois.

Je. Quand la Révolution tranquille battait son plein, il était de bon ton de souligner que les nations colonisées étaient pleines de gens qui n’arrivaient pas à s’affirmer : ils ne savaient pas dire je. C’est réglé. On est en fait tombé dans l’excès inverse : «Attention, je recule souvent» (inscription à l’arrière d’un camion de vidange); «Je suis temporairement en panne» (panneau sur un guichet automatique).

Tu. 1. Les conjugaisons stressent souvent les apprenants. C’est pourquoi il est devenu courant de n’apprendre que les verbes à la deuxième personne du singulier; on fait l’économie du pluriel. Tu es prêt, le groupe ? 2. La répétition de ce pronom sert à marquer l’insistance. «Tu m’aimes-tu ?» (chanson de Richard Desjardins).

Il. Voir y.

Elle. Opportunément remplaçable par a. Céline, a chante fort.

Nous. Le plus généralement remplacé par on, notamment dans la vie de couple. Autre économie de conjugaison.

Vous. Pronom élitiste. Voir tu et on.

Ils. Voir y.

Y. Pronom universel qui exclut la personne qui parle. Le monde, y sont malades. Y est beau, ce gars-là.

On. Pronom universel qui inclut la personne qui parle. Au Québec, on est malades. On est beau comme couple. «Une chance qu’on s’a» (chanson de Jean-Pierre Ferland). Exception : à la forme interrogative, on désigne la deuxième personne, du singulier comme du pluriel. On veut un gratteux avec ça ?

Puis à la p. 151.

1. Pronom personnel de la deuxième personne du singulier et du pluriel. On prendrait un petit dessert avec ça ?

2. Pronom personnel de la première personne du pluriel. «On est six millions, faut se parler» (slogan publicitaire des années soixante-dix).

Dans le même ordre d’idées, une lectrice assidue de l’Oreille lui glisse à l’oreille la remarque suivante :

Cela dit, «on inclut la personne qui parle» n’a rien de propre au Québec, comme tu le sais. C’est la règle «on exclut la personne qui parle» qui est une aberration pure ! Je me demande pourquoi on enseignait ça dans tous les cours de français. Et d’où elle vient.

Bénéficiaires, même si on ne sait quoi répondre à cette question, on espère néanmoins avoir pu t’être utile.

 

[Complément du 6 février 2013]

En linguistique, on a beaucoup écrit sur le «on». Voir ce texte, par exemple, d’une fidèle lectrice de l’Oreille tendue : Bourassa, Lucie, «Ritournelle», Contre-jour : cahiers littéraires, 7, 2005, p. 59-60.

 

[Complément du 28 octobre 2015]

Aujourd’hui, au marché :

Elle : On met votre biscuit dans votre sac ?

OT : Oui, on l’y met.

 

[Complément du 20 septembre 2016]

Dans l’exemple suivant, le «on» inclut manifestement «la personne qui parle» : «En passant par le rayon dédié à la pharmacie, elle m’a examiné et déclaré qu’il fallait que je décide si oui ou non on aurait besoin de préservatifs» (Récit d’un avocat, p. 66).

 

[Complément du 3 mars 2018]

Même une société d’État s’en mêle, Hydro-Québec, dont une publicité de 2017 commençait par «On exclut la personne qui parle. Vous avez déjà entendu ça.» Oui, en effet, et malheureusement.

 

[Complément du 24 mai 2022]

Dans son infolettre du jour, «Sur le bout des langues», Michel Feltin-Pelas met en lumière la richesse du pronom «on». C’est ici.

 

[Complément du 11 juillet 2023]

Si l’on se fie à cet extrait d’un courriel du 23 juin 2023, le Fonds de solidarité FTQ croit manifestement aux vertus inclusives du on :

Extrait d’un courriel du Fonds de solidarité FTQ, 23 juin 2023

 

[Complément du 12 juillet 2023]

Bel usage du on policier dans une scène du film la Cité de l’indicible peur, de Jean-Pierre Mocky (1964). Jean Poiret incarne le brigadier Loupiac dans cet échange avec l’inspecteur Simon Triquet (Bourvil).

 

 

[Complément du 2 février 2025]

Attention : le «on» ne va pas toujours de soi. Lisons le Triangle d’hiver, de Julia Deck (2014) : «Qui, on ? s’enhardit-elle, poussée par ce on bizarre, car on se croit malin avec des on, on s’imagine contourner habilement le problème alors que ça ne fait qu’attiser le doute jusqu’à ce qu’il prenne feu et s’embrase» (p. 101).

 

Références

Bourassa, Lucie, «Ritournelle», Contre-jour : cahiers littéraires, 7, 2005, p. 59-60. https://id.erudit.org/iderudit/2328ac

Brea, Antoine, Récit d’un avocat, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 100, 2016, 115 p.

Deck, Julia, le Triangle d’hiver. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2014, 174 p.

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

Les vitesses tuent

En première page de la Presse hier : «Un droit à deux vitesses.»

Une seule vitesse ? En effet, ça ne paraît plus se faire.

Deux vitesses ? Ce serait de plus en plus courant et ce serait une menace.

«médecine à deux vitesses» (la Presse, 6 décembre 2000; la Presse, 9 décembre 2003, p. A9; la Presse, 2 novembre 2012, p. A14).

«système de santé à deux vitesses» (la Presse, 12 août 2001).

«une ville à deux vitesses ?» (la Presse, 15 novembre 2001).

«De la mari à deux vitesses» (le Devoir, 20-21 juillet 2002).

«Même la miséricorde est à deux vitesses» (le Devoir, 20 mars 2003).

«L’aide juridique à deux vitesses» (le Devoir, 14-15 juin 2003).

«Une école à deux vitesses» (le Devoir, 4-5 octobre 2003).

«La justice québécoise à deux vitesses» (le Devoir, 24 novembre 2003).

«des hausses à… deux vitesses» (la Presse, 21 janvier 2004, p. A1).

«alimentation à deux vitesses» (la Presse, 15 février 2012, p. A16).

«loi des mines à deux vitesses» (la Presse, 10 février 2012, p. A5).

«un pays à deux vitesses de croissance» (le Devoir, 8 décembre 2011, p. B3).

«Tolérance à deux vitesses» (la Presse, 15 octobre 2005, p. A27).

Trois vitesses ? Ce ne serait pas impossible, mais c’est rare.

«Vers un système de santé à trois vitesses ?» (la Presse, 6 février 2001).

«Une école à trois vitesses» (le Devoir, 28-29 septembre 2002).

Remarque. Les exemples ci-dessus sont tous québécois. Le mal serait cependant plus étendu s’il faut en croire Renaud Camus, qui parle de «l’inévitable “France à deux vitesses”» (Répertoire […], p. 170).

 

[Complément du 16 avril 2020]

S’il faut en croire le narrateur du roman la Ballade de Rikers Island (2014), cette affaire de vitesses existerait aussi en matière de turgescence : «Les pilules coûtaient cher, il ricanait en pensant que selon leurs moyens les seniors durcissaient ou restaient pantois. Une érection à deux vitesses, tant que le brevet du remède ne serait pas tombé dans le domaine public» (p. 22).

 

Références

Camus, Renaud, Répertoire des délicatesses du français contemporain. Charmes et difficultés de la langue du jour, Paris, Points, coll. «Points. Le goût des mots», P2102, 2009, 371 p. Édition originale : 2000.

Jauffret, Régis, la Ballade de Rikers Island. Roman, Paris, Seuil, 2014, 425 p.

Saguenayisme (de bon aloi ?)

Soit le tweet suivant de @MadameChos : «My god qu’ils sont giguons. #parvenus http://fb.me/1XFHAx4Ou.»

Soit cet extrait d’une chanson d’Alecka :

Coudon
Ben voyons don
Heille creton
C’est don ben bon
Heille creton
Dans l’fond
Bougon gigon
Ou bedon

Deux choses rassemblent @MadameChos et Alecka : un mot («giguons», «gigon»); une filiation régionale, le Saguenay—Lac-Saint-Jean. Conclusion provisoire ? Voilà un régionalisme.

Que signifie-t-il ? Le mot est évidemment péjoratif : si @MadameChos l’emploie pour parler de Beyoncé et Jay-Z (et de leur bébé), ce n’est pas à leur avantage («#parvenus»).

Que disent de ce mot les dictionnaires que l’Oreille tendue a sous la main ? Rien, du moins, dans Franqus. Dictionnaire de la langue française. Le français vu du Québec, le Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française, la Base de données lexicographiques panfrancophones, le Petit lexique de mots québécois à l’usage des Français […], le Dictionnaire de la langue québécoise.

En revanche, le Supplément 1981 du dictionnaire de Léandre Bergeron a ceci, à «jigon, onne» : «adj. ou n. — Malpropre. Mal habillé. Ex. : Est jigonne tous les jours excepté le dimanche, celle-là. Être jigon ou faire le jigon. — Jouer des coups de cochon» (p. 113).

Dernier élément d’information : dans une famille dont un des membres est d’origine du Saguenay—Lac-Saint-Jean, on a déjà confié à l’Oreille que nono pouvait servir de synonyme à gigon.

Bref, avouons-le : l’Oreille a besoin d’aide, tant pour pour la graphie («giguon», «gigon», «jigon») que pour le sens («nono», «malpropre», «fourbe») de ce mot.

 

[Complément du 22 janvier 2013]

Définition d’une Jeannoise : «quelqu’un aux manières frustes, voire grossières», confirmée par une Saguenéenne.

Une autre confirmation, d’une autre Saguenéenne : «mal élevé, un peu “colon”».

Trois remarques encore de @clerc2000. Une première définition rejoint celles que l’on trouve ci-dessous : «s’apparente à l’expression colon (sans classe, malpoli, malpropre). lien avec la gigue peut-être…». Une deuxième s’accorde avec celle de Léandre Bergeron : «On peut aussi dire elle s’habille en gigon (comme la chienne de J)». En revanche, @clerc2000 ne voit pas de lien avec nono.

Merci Twitter.

 

[Complément du 23 mai 2014]

Plus fort que le gigon ? Le «power gigon» (la Déesse des mouches à feu, p. 84).

 

[Complément du 11 juin 2018]

Aux étymologies évoquées dans les commentaires ci-dessous, ajoutons celle-ci, lue aujourd’hui sur Twitter : «L’origine que j’ai entendue le plus souvent du mot gigon était que ce mot était utilisé pour ridiculiser les gens qui restaient à Rivière-du-Moulin (quartier de Chicoutimi qui était un village), qui étaient très pauvres et qui giguaient beaucoup comme activité sociale…»

 

[Complément du 7 octobre 2018]

Parmi les exemples d’expressions saguenéennes retenus par Jean-Sébastien Girard dans sa chronique «Voyager en Jeannorama» de l’émission La soirée est (encore) jeune du 6 octobre 2018, celui-ci est postélectoral : «As-tu vu la gigonne avec sa tuque qui vient d’être élue, Jean-Philippe ?»

 

[Complément du 27 septembre 2020]

Si l’on en croit la base de données Eureka, le mot est peu utilisé à l’écrit. Au cours des douze derniers mois, au Québec, ni jigon, ni jiguon, ni giguon n’y apparaissent. Gigon n’y est recensé que trois fois.

Le Wiktionnaire offre des exemples et une série de synonymes de gigon : cave, épais, imbécile, innocent, taouin / tawin, tarla, troufion, zezon.

Toujours sous la forme gigon, le mot apparaît dans un ouvrage récent, la Langue de Charlevoix et du Saguenay—Lac-Saint-Jean (2020).

 

[Complément du 28 septembre 2020]

Hier soir, à l’émission radiophonique La soirée est (encore) jeune, l’Oreille tendue est allée dire quelques mots au sujet des jigons / gigons. C’est ici, à compter de la neuvième minute.

 

Références

Alecka, «Choukran», Alecka, 2011, étiquette Spectra musique.

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise précédé de la Charte de la langue québécoise. Supplément 1981, Montréal, VLB éditeur, 1981, 168 p.

Desjardins, Ephrem, Petit lexique de mots québécois à l’usage des Français (et autres francophones d’Europe) en vacances au Québec, Montréal, Éditions Vox Populi internationales, 2002, 155 p.

Pettersen, Geneviève, la Déesse des mouches à feu. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 2014, 203 p.

Verreault, Claude et Claude Simard, la Langue de Charlevoix et du Saguenay—Lac-Saint-Jean : un français qui a du caractère, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. «Langue française en Amérique du Nord», 2020, 168 p.

Le zeugme du dimanche matin et de Laurent Mauvignier

Laurent Mauvignier, Des hommes, 2009, couverture

«Moi, j’avais repensé à Février racontant des choses insensées sur Mireille, comment Mireille dans une HLM ce n’était plus du tout la jeune fille arrogante et sûre d’elle qu’on avait connue à Oran, sifflant ses orangeades et les chansons de Sacha Distel ou de Dario Moreno en attendant sur un tabouret et en se vernissant les ongles, ou en mordillant les branches de ses grosses lunettes de soleil vertes.»

Laurent Mauvignier, Des hommes, Paris, Éditions de Minuit, 2009, 280 p., p. 114.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Ça, c’est une incise, pontifia-t-il

Jean Echenoz, Cherokee, 1983, couverture

«il a tenté des incidentes»
Jean Echenoz,
les Grandes Blondes

 

En matière d’apposition, on distingue l’incidente de l’incise.

La première s’insère dans la phrase par juxtaposition pour la commenter. Définition du Petit Robert (édition numérique de 2010) : «Se dit d’une proposition qui suspend une phrase pour y introduire un énoncé accessoire.»

Exemple : «Je soutiens que les idées sont des faits; il est plus difficile d’intéresser avec, je le sais, mais alors c’est la faute du style» (Gustave Flaubert, cité dans Grammaire Larousse du français contemporain, p. 10).

La seconde est également une proposition juxtaposée, mais elle a une fonction spécifique. Définition du Bon Usage : «Les incises sont des incidentes particulières indiquant qu’on rapporte les paroles ou les pensées de quelqu’un. Elles sont placées à l’intérieur de la citation ou à la fin de celle-ci. Le sujet est placé après le verbe» (éd. de 1986, p. 614).

La forme la plus banale de ce procédé est celle avec un verbe comme dire.

«Vous êtes gai, monsieur, me dit l’autodidacte» (Jean-Paul Sartre, cité dans Grammaire Larousse du français contemporain, p. 10).

«Siècle de vitesse ! qu’ils disent» (Louis-Ferdinand Céline).

«Faites donner la garde, cria-t-il» (Victor Hugo).

«Qu’est-ce donc qu’il regarde ? demanda-t-il» (Mauriac).

Dans leur Grammaire Larousse du français contemporain, Jean-Claude Chevalier, Claire Blanche-Benveniste, Michel Arrivé et Jean Peytard hasardent la phrase suivante : «Cette construction est limitée à quelques verbes (dire, penser, répondre, affirmer…)» (p. 67). Il est facile de prouver que ce n’est pas le cas.

On peut créer des incises avec toutes sortes de verbes, ce qui permet d’ajouter du sens à ce qui pourrait simplement relever de l’attribution d’une parole.

Ton de l’interlocuteur

«Il y a quelqu’un, mi-vocalisa-t-il, il n’y a personne ?» (p. 49).

«Rhonf, produisit la voix» (p. 157).

«Ils veulent me lyncher, hennit-il» (p. 236).

Volonté de mettre un terme à un échange

«Bon, raccourcit brusquement Benedetti, alors vous me trouvez cet oiseau, hein» (p. 72).

Nécessité de passer le temps

«Ces trucs sans colorants, meubla Georges, il faut faire attention au goût pour savoir ce que c’est» (p. 91).

Atténuation d’un propos

«Rien, minimisa Crémieux, pas grand-chose» (p. 99).

Emportement

«Louée sois-tu, Belle-sœur, trépigna le masque en agitant vers elle une main de gauche impérative […]» (p. 140).

Flatterie

«Vous n’avez pas tort, flatta le commerçant» (p. 193).

Mouvement dans l’espace

«Monsieur Shapiro ? s’approcha Ripert» (p. 194).

Exaspération

«Qu’il s’incarne, s’exaspéra le chœur» (p. 221).

Indignation

«C’est lui, s’indigna l’un deux» (p. 240).

Voilà ce que l’on peut (notamment) tirer d’un seul roman, Cherokee (1983), de Jean Echenoz. On pourrait multiplier les exemples, tant chez cet auteur que chez d’autres, par exemple San-Antonio.

Bref, la liste des verbes qu’on peut placer en incise est quasi infinie, n’en déplaise aux auteurs de la Grammaire Larousse du français contemporain.

P.-S. — Qu’on se le rappelle : il y a jadis naguère, l’Oreille tendue a rencontré le verbe inciser dans une incise. C’était chez Christian Gailly.

P.-P.-S. — François Bon, sur tierslivre.net, a vu l’importance des incises chez Echenoz. Elles «sont un arrangement de positions verbales sur le thème (on se dit qu’il a dû beaucoup aimer Stendhal), elles ne portent que cet effort invisible d’un déménageur de piano pour seulement instaurer le faux détachement qui est la marque d’Echenoz, et par quoi le signe met en triangle le réel et la langue, et vous-même en flottement dans les rapports ordinaires du monde, sans quoi la poésie ne serait pas […]».

P.-P.-P.-S. — L’apposition ? «Ce mot ne dénote pas une fonction à proprement parler, mais un cas particulier de la construction que nous appelons mise en position détachée. / Un terme (ou un membre) apposé est toujours séparé par une pause (marquée dans l’écriture au moyen d’une virgule) du terme auquel il se rapporte. Il est ainsi mis en relief, qu’il soit antéposé ou postposé» (Grammaire du français classique et moderne, p. 25).

 

[Complément du 23 janvier 2016]

La démonstration vient d’être faite : Jean Echenoz a le sens de l’incise. Relevons encore celle-ci, tirée du récent Envoyée spéciale (2016) : «Entrez, monosyllabe sèchement le général […]» (p. 124). Voilà à la fois un néologisme de fort bon aloi et une indication sûre sur la prononciation du général, qui sait concentrer deux syllabes en une.

 

[Complément du 23 octobre 2017]

Dans un cégep apparaît un «ponctuateur», raconte Emmanuel Bouchard dans la nouvelle «Manipulations syntaxiques» de son recueil les Faux Mouvements (2017, p. 52). De quoi s’agit-il ?

L’installation occupait l’espace de deux postes informatiques, que David avait relocalisés dans la salle réservée aux tuteurs. Ça sera certainement aussi utile. R’garde. Et il avait pris au hasard une plaquette de cèdre : «répond-il», par exemple. Une incise. Essaie de l’accrocher à celle-ci, «Ce n’est pas de tes affaires». Impossible. Puis le cube de bois est sorti de sa poche comme un lapin du chapeau. Le morceau qu’il faut pour joindre les deux plaques, c’est le bloc virgule. Essaie les autres blocs — point-virgule, point, deux-points : aucun ne fonctionne (p. 51).

La ponctuation est affaire bien concrète.

 

[Complément du 2 mai 2021]

Inclinons-nous devant cet extrait d’Adultère, le roman d’Yves Ravey (2021) : «Quand j’ai pris ma retraite, a-t-il tendu son verre dans l’attente que je le resserve, mon entreprise est restée florissante, malgré mon départ» (p. 33).

 

[Complément du 5 novembre 2022]

Yves Ravey paraît avoir un faible pour la formule a-t-il tendu. Ouvrons son récent Taormine (2022) : «Tenez ! a-t-il tendu ma carte de transport, donnez ça à votre collègue du rez-de-chaussée« (p. 123).

 

[Complément du 25 avril 2023]

L’incise préférée des animateurs et chroniqueurs de QUB radio ? «Pester», dixit Olivier Niquet dans son infolettre du jour.

Collage de citations avec le verbe «pester», QUB radio, avril 2023

 

[Complément du 27 janvier 2025]

Pas de trace de «tendu» dans le plus récent roman d’Yves Ravey, Que du vent (2024), mais néanmoins deux jolies incises.

La première est sibylline : «Pire que cela, a-t-elle mentionné mon prénom, elle ne supportait pas sa solitude» (p. 16). Ce prénom, on ne le découvrira que dix pages plus loin.

La seconde est ennuyée : «Je voulais justement, Barnett, a-t-elle tiqué, te parler de lui, je voulais te proposer un petit arrangement» (p. 49).

Oui, il s’agit du même personnage dans les deux citations.

 

[Complément du 11 février 2025]

Soit la phrase suivante, tirée de la Presse+ du jour : «Ce ne sera sans doute pas plus facile avec MacKinnon, n’avons-nous pas ajouté.» Belle incise paradoxale : on dit qu’on n’a pas dit quelque chose en laissant entendre qu’on aurait pu le dire.

 

[Complément du 16 février 2025]

On en avait croisé un spécimen ci-haut, en 2016 : «Entrez, monosyllabe sèchement le général […]» (Jean Echenoz, Envoyée spéciale, p. 124).

Double rebelote dans le récent Bristol du même Echenoz : «Cependant l’envoyé spécial émet à présent, d’une voix sourde, trois idéogrammes monosyllabiques» (p. 47). La conversation est, bien sûr, en coréen.

 

Références

Bouchard, Emmanuel, «Manipulations syntaxiques», dans les Faux Mouvements. Nouvelles, Québec, Hamac, 2017, 111 p., p. 49-55.

Chevalier, Jean-Claude, Claire Blanche-Benveniste, Michel Arrivé et Jean Peytard, Grammaire Larousse du français contemporain, Paris, Larousse, 1964, 494 p.

Echenoz, Jean, Cherokee. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1983, 247 p.

Echenoz, Jean, les Grandes Blondes. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1995, 250 p.

Echenoz, Jean, Envoyée spéciale. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2016, 312 p.

Echenoz, Jean, Bristol. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2025, 205 p.

Grevisse, Maurice, le Bon Usage. Grammaire française, Paris-Gembloux, Duculot, 1986, xxxvi/1768 p. Douzième édition refondue par André Goose.

Ravey, Yves, Adultère. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2021, 140 p.

Ravey, Yves, Taormine. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2022, 138 p.

Ravey, Yves, Que du vent. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2024, 122 p.

Wagner, Robert Léon et Jacqueline Pinchon, Grammaire du français classique et moderne, Paris, Hachette, coll. «Langue, linguistique, communication», 1962, 648 p. Édition revue et augmentée.