Technique de rupture

Comment rompre in absentia avec une aveugle ? Pour lui écrire, il faudrait connaître le braille. Autre solution, chez le Christian Gailly de K.622, le magnétophone :

Après un certain silence, de qualité très inquiétante, quoi qu’on attende du silence, on entend la voix du mari, assez fidèle ma foi : Je te quitte, Jeanne, je m’en vais, je pars, pour toujours, mais j’ai prévenu ta sœur, elle sera là demain matin, elle s’installe ici, elle vient vivre avec toi, voilà, adieu, Jeanne (p. 113).

On ne pense pas toujours suffisamment à ce genre de choses.

 

Référence

Gailly, Christian, K.622, Paris, Éditions de Minuit, 1989, 124 p.

Le français, langue européenne

Michael Delisle, Tiroir no 24, 2010, couverture

Benoit Murray, le personnage principal du roman Tiroir no 24 de Michael Delisle, est adopté à six ans par la famille montréalaise qui possède la Boulange Cyr, ces «marchands de mokas» (p. 126). Treize ans plus tard, la situation commerciale est mauvaise, d’autant que vient de s’ouvrir en face une épicerie plus raffinée, Le Traiteur. Benoit finira par y travailler.

Qui dit raffinement culinaire dit souvent raffinement linguistique. Benoit va donc changer sa façon de parler. C’est madame Jean qui, la première, le souligne :

Mon Dieu, l’avez-vous entendu, «les pains à salade» ! Es-tu rendu avec un accent français, mon petit Benoit ? (p. 78)

Elle a entendu juste.

Je m’enferme dans les toilettes et je serre les dents. La vieille vache a raison. Il m’arrive d’avoir un accent. Ça m’échappe. C’est à force de travailler avec des Européens. C’est normal, mais ce n’est pas nécessaire de le claironner devant la clientèle (p. 79).

De qui Benoit a-t-il attrapé cet «accent français» ? De son patron, et amant, Jean-Pierre Lemaire. Celui-ci est… belge.

 

Référence

Delisle, Michael, Tiroir no 24, Montréal, Boréal, 2010, 126 p.

Lexique sylvicole

Christian Gailly, Dring, 1991, couverture

Comment appelle-t-on les branches d’un saule pleureur ? Réponse de Christian Gailly dans Dring : «S’encourageant dans le noir, Asker contourne le cagibi, se prend la tête dans les larmes du saule, sorte de filet arachnéen, frissonne, se dégage, pose enfin la main sur le couvercle» (p. 23). Variation sur le même thème : «Contourne le cagibi, se prend encore la tête dans ces noms de dieu de coulures de saule, se dégage» (p. 108).

 

Référence

Gailly, Christian, Dring, Paris, Éditions de Minuit, 1991, 153 p.

Retour du tabarnac

Une image, une lecture et un tableau donnent l’occasion à l’Oreille tendue de revenir sur un riche sujet, le juron québécois, plus précisément sur le mot tabarnac (orthographe non certifiée), dont elle a eu souvent l’occasion de parler, par exemple ici.

La photo provient du blogue de Jean-François Lisée sur le site du magazine l’Actualité. Elle montre la vitrine du BHV parisien.

BHV, Paris, vitrine

La souche a la vie dure.

La lecture, elle, est en fait une relecture, celle de la Guerre, yes sir ! (1968) de Roch Carrier. Si, chez BHV, on choisit la graphie tabarnak, il n’en va pas de même chez le romancier, qui conserve leur orthographe d’origine aux nombreux sacres de son texte, qu’il emprunte au vocabulaire religieux : tabernacle, ciboire, calice, hostie, christ, etc. Exemples de concaténation : «Calice d’hostie de tabernacle !» (p. 18); «Calice de ciboire d’hostie !» (p. 77); «maudit ciboire de Christ !» (p. 78); «Christ de calice de tabernacle !» (p. 108).

Or qui les pratique sait que ces mots ne se prononcent que rarement suivant cette orthographe : tabernacle fait tabarnac (ou tabarnak), ciboire se mue en cibouère, calice exige un â long, voire un o ouvert, stie peut remplacer avantageusement hostie, dans christ il n’y a pas de t final (criss).

Plutôt que de reprocher à Carrier la faiblesse de son oreille, il faut peut-être se rappeler l’époque à laquelle il publiait son roman. Aujourd’hui, le sacre a droit de cité depuis longtemps en littérature : les modèles à suivre (ou à ne pas suivre, c’est selon) sont nombreux; on trouve même des exemples publics en France. Ce n’était pas vrai du temps de Carrier : ce pionnier a fait ce qu’il a pu avec les moyens du bord. Il faut lui en être reconnaissant.

Pas de circonstances atténuantes, en revanche, pour un tableau de 1998.  (C’est à cause d’un article de la Presse d’hier, sur la peinture et les Canadiens de Montréal, dans lequel l’Oreille cause.) Inspirée de Chagall, «Rocket Scores» / «Le Rocket marque» est une toile de Saul Miller, peintre et expert en «performance» («Performance Specialist»). Des spectateurs y admirent Maurice Richard, l’ancien joueur des Canadiens. Il a un corps impossiblement allongé. Coiffé d’une auréole, il est en train de déjouer le gardien des Maple Leafs de Toronto, sous les yeux d’arbitres et de joueurs à tête d’animal, pendant que des oiseaux s’éloignent de la glace. Des bulles font entendre les deux langues officielles du pays : «Mon Dieu», «It’s the Rocket», «He scores» — et «Tabernac». Non, trois fois non.

Saul Miller, «Rocket Scores», tableau, 1998

 

Références

Carrier, Roch, la Guerre, yes sir ! Roman, Montréal, Éditions du Jour, coll. «Les romanciers du Jour», R-28, 1970, 124 p. Rééditions : Montréal, Stanké, coll. «10/10», 33, 1981, 137 p.; Montréal, Stanké, 1996, 141 p.; dans Presque tout Roch Carrier, Montréal, Stanké, 1996, 431 p.; Montréal, Éditions internationales Alain Stanké, coll. «10/10», 2008, 112 p. Édition originale : 1968.

Laurence, Jean-Christophe, «Peinture-moi le CH… En 100 ans d’existence, le Canadien de Montréal a inspiré beaucoup de peintres du dimanche, mais très peu de vrais artistes», la Presse, 10 février 2011, cahier Au jeu, p. 4.