Citation vietnamienne du jour

Kim Thúy, Ru, 2009, couverture

«J’ai dû réapprendre ma langue maternelle, que j’avais abandonnée trop tôt. De toute manière, je ne l’avais pas vraiment maîtrisée de façon complète parce que le pays était divisé en deux quand je suis née. Je viens du Sud, alors je n’avais jamais entendu les gens du Nord avant mon retour au pays. De même, les gens du Nord n’avaient jamais entendu les gens du Sud avant la réunification. Comme au Canada, le Vietnam avait aussi ses deux solitudes. La langue du nord du Vietnam avait évolué selon sa situation politique, sociale et économique du moment, avec des mots pour décrire comment faire tomber un avion à l’aide d’une mitraillette installée sur un toit, comment accélérer la coagulation du sang avec du glutamate monosodique, comment repérer les abris quand les sirènes sonnent. Pendant ce temps, la langue du sud avait créé des mots pour exprimer la sensation des bulles du Coca-Cola sur la langue, des termes pour nommer les espions, les rebelles, les sympathisants communistes dans les rues du sud, des noms pour désigner les enfants nés des nuits endiablées des GI.»

Kim Thúy, Ru, Montréal, Libre expression, 2009, 144 p., p. 88-89.

Éloge de la varlope

Un tweet récent de Martine Sonnet a rappelé à l’Oreille tendue l’importance capitale de la varlope. (Dans le panthéon de l’Oreille, le niveau — à bulle, laser, sur fil, dans son iPhone — occupe la place la plus haute, mais la varlope n’est pas bien loin.)

@msonnet renvoyait au site de Cécile Portier, petite racine, où l’on trouve la photo d’un outil hybride — bois et métal —, surmontée du mot varlope, mais suivie d’un texte où il n’est question que de raboter.

À peu près au même moment, toujours sur Twitter, Vicky Lapointe (@vickylapointe) reproduisait l’image ci-dessous, tirée du journal le Canadien du 17 mai 1875 (p. 4), célébrant les épousailles d’un r(R)abot et d’une v(V)arlope.

Le Canadien, 17 mai 1875, p. 4

Bref : rabot ou varlope?

Selon le Petit Robert, dans la famille des mots apparentés — bouvet, doucine, feuilleret, gorget, guillaume, guimbarde, riflard, varlope —, rabot est le terme de base, le plus englobant qui soit.

Cela ne paraît pas être la position de l’abbé Étienne Blanchard. Dans son ouvrage 2000 mots bilingues par l’image, section «41—Outils divers. II», il propose l’énumération suivante :

Parmi les varlopes, on distingue : le racloir, le grattoir, le rabot à semelle, le rabot à dents, le rabot cintré, le bouvet à embrever, le bouvet à queue, le feuilleret, la mouchette à joue, le quart-de-rond, le congé[,] la noix du menuisier, le pestum, le jet d’eau, la gueuledeloup, la platebande, la doucine à baguette (p. 84).

Un peu plus bas, il y aura le rabot anglais, puis le rabot américain. Un peu plus haut, il y avait le guillaume.

Étienne Blanchard, 2000 mots bilingues par l’image, 1920, p. 84

Étienne Blanchard, 2000 mots bilingues par l’image, 1920, p. 83

Et si c’est Étienne Blanchard qui avait raison ?

P.-S. — Une dernière chose. Au Québec, on peut certes varloper une planche de bois, mais on peut aussi varloper des personnes, des idées, des projets. Il s’agit alors de s’en prendre, sans ménagement, à quelque chose ou à quelqu’un. Exemples :

«Le [musée] McCord varlope les clichés entourant la communauté montréalaise pure laine des Écossais» (le Devoir, 18-19 octobre 2003).

«Québec varlope le plan d’aide fédéral de 246 millions» (la Presse, 9 octobre 2002).

«Embraer varlope Bernard Landry et Investissement Québec» (la Presse, 20 février 2003).

 

[Complément du 30 avril 2025]

«Critiquer avec véhémence», demandent les mots croisés du jour du Devoir. Réponse ?

«Critiquer avec véhémence» = «Varloper»

 

Référence

Blanchard, abbé Étienne, 2000 mots bilingues par l’image, Montréal, L’Imprimerie des marchands limitée, 1920, 112 p. Ill.

Citation stéréotypique périfootballistique du jour, ou La salive des Bleus

Maurice Dekobra, la Madone des sleepings, 1925, couverture

On a beaucoup glosé sur l’élimination rapide de l’équipe de France de la présente Coupe du monde de football. À tort ou à raison, cela a remis en mémoire à l’Oreille tendue un roman où il est question à l’occasion, et de façon bien caustique, des Français et de leur rapport à la langue.

Exemple (c’est Lady Diana Wynham qui a la parole) : «Vous parlez fort bien, mon cher Prince. D’ailleurs, les Français sont tous un peu phraseurs… Ils ont dû inventer la salive…»

Maurice Dekobra, la Madone des sleepings. Roman cosmopolite, Paris, Éditions Baudinière, 1925, 307 p., p. 32.

 

[Complément du 23 juin 2015]

RELIEF, la Revue électronique de littérature et de culture françaises, consacre un numéro (vol. 9, no 1, 2015), sous la direction de Jan Baetens et Sjef Houppermans, au roman de Dekobra : https://revue-relief.org/issue/view/300.

D’hier à today

Ronald King, dans la Presse du 26 juin 2010 :

Dites Roger…

Vous avez peut-être remarqué, comme moi, que dans la publicité de Coca-Cola traduite dans une maison québécoise, on nous parle de Roger Milla, avec Roger prononcé à l’anglaise. Or, Milla est camerounais et francophone. À la télé française, on parle de Roger à la française.

Il s’agit d’un cas de paresse et d’ignorance crasses. On aurait pensé que quelqu’un dans la maison aurait fini par comprendre et fait la correction avant la Fête nationale du Québec. Mais non.

Colonisés…

André Belleau, dans la revue Liberté en mai-juin 1980 :

pourquoi Bernard Derome tient-il tant à montrer qu’il sait l’anglais ? Pour être plus précis, qu’est-ce qui le fait, au Téléjournal, prononcer infailliblement «Rââbeurte Enn’drusse» les mots «Robert Andras» écrits sur une dépêche ? Ou «Pi-ss-bi-dji-mm» pour P.S.B.G.M. ? Et «Aille-âre-ré» toutes les fois qu’il lit I.R.A. ? C’est à ce point que ma mère, qui ignore l’anglais, manque chaque soir la moitié du Téléjournal.

[…]

Peu importe comment on essaie d’élucider l’effet Derome, il demeure, vu son caractère général, constant, et la façon dont il modifie la relation transactionnelle émetteur-auditeur, une manifestation indubitable de colonisation culturelle (éd. de 1986, p. 109 et p. 114)

Plus ça change…

 

Références

Belleau, André, «L’effet Derome ou Comment Radio-Canada colonise et aliène son public», Liberté, 129 (22, 3), mai-juin 1980, p. 3-8; repris, sous le titre «L’effet Derome», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 82-85; repris, sous le titre «L’effet Derome», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 107-114; repris dans Laurent Mailhot (édit.), l’Essai québécois depuis 1845. Étude et anthologie, Montréal, Hurtubise HMH, coll. «Cahiers du Québec. Littérature», 2005, p. 187-193; repris, sous le titre «L’effet Derome», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 105-112. https://id.erudit.org/iderudit/29869ac

King, Ronald, «En route vers les octavos de final…», la Presse, 26 juin 2010, cahier Sports, p. 5.