Patronyme du jour

Jean Echenoz, Courir, 2008, couverture

«Au point que son patronyme devient aux yeux du monde l’incarnation de la puissance et de la rapidité, ce nom s’est engagé dans la petite armée des synonymes de la vitesse. Ce nom de Zatopek qui n’était rien, qui n’était rien qu’un drôle de nom, se met à claquer universellement en trois syllabes mobiles et mécaniques, valse impitoyable à trois temps, bruit de galop, vrombissement de turbine, cliquetis de bielles ou de soupapes scandé par le k final, précédé par le z initial qui va déjà très vite : on fait zzz et ça va tout de suite vite, comme si cette consonne était un starter. Sans compter que cette machine est lubrifiée par un prénom fluide : la burette d’huile Émile est fournie avec le moteur Zatopek.»

Jean Echenoz, Courir. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2008, 141 p., p. 93.

Les non du lundi matin (liste non exhaustive)

Fred Pellerin ? Non.

Le nationalisme et les «valeurs québécoises» ? Non.

Olympe de Gouges ? Non.

Facebook ? Non.

Au hockey, le quatrième trio ? Non.

Les tatouages ? Non.

Les voisins ? Non.

La tour Montparnasse ? Non. (Sauf dans le Montparnasse monde.)

Les études littéraires ? Non (la plupart du temps).

Dire d’une œuvre qu’elle est «bien écrite» ? Non.

La féminisation mécanique («les mécaniciens et les mécaniciennes») ? Non.

«Bon matin» ? Non.

Bon matin.

 

Référence

Sonnet, Martine, Montparnasse monde. Roman de gare, Cognac, Le temps qu’il fait, 2011, 139 p. Ill.

Portrait en ni ni

Jules Verne, le Docteur Ox, 1966, couverture

«Le bourgmestre était un personnage de cinquante ans, ni gras ni maigre, ni petit ni grand, ni vieux ni jeune, ni coloré ni pâle, ni gai ni triste, ni content ni ennuyé, ni énergique ni mou, ni fier ni humble, ni bon ni méchant, ni généreux ni avare, ni brave ni poltron, ni trop ni trop peu — ne quid nimis —, un homme modéré en tout. Mais à la lenteur invariable de ses mouvements, à sa mâchoire inférieure un peu pendante, à sa paupière supérieure immuablement relevée, à son front uni comme une plaque de cuivre jaune et sans une ride, à ses muscles peu saillants, un physionomiste eût sans peine reconnu que le bourgmestre van Tricasse était le flegme personnifié. Jamais — ni par la colère, ni par la passion —, jamais une émotion quelconque n’avait acceléré les mouvements du cœur de cet homme ni rougi sa face; jamais ses pupilles ne s’étaient contractées sous l’influence d’une irritation, si passagère qu’on voudrait la supposer. Il était invariablement vêtu de bons habits ni trop larges ni trop étroits, qu’il ne parvenait pas à user. Il était chaussé de gros souliers carrés à triple semelle et à boucles d’argent, qui, par leur durée, faisaient le désespoir de son cordonnier. Il était coiffé d’un large chapeau, qui datait de l’époque à laquelle la Flandre fut décidément séparée de la Hollande, ce qui attribuait à ce vénérable couvre-chef une durée de quarante ans. Mais que voulez-vous ? Ce sont les passions qui usent le corps aussi bien que l’âme, les habits aussi bien que le corps, et notre digne bourgmestre, apathique, indolent, indifférent, n’était passionné en rien. Il n’usait pas et ne s’usait pas, et par cela même il se trouvait précisément l’homme qu’il fallait pour administrer la cité de Quiquendone et ses tranquilles habitants.»

Jules Verne, le Docteur Ox, Paris, Le livre de poche. Jules Verne, 1966, 329 p. et un cahier non paginé sur Jules Verne, p. 8-10.

Le sexe de Don Draper (et celui de Nate Fisher)

Gros plan du visage de Don Draper dans la finale de Mad Men

«Es-tu heureux ? Après quoi cours-tu ? J’ai cru
comprendre que tu lisais de moins en moins;
comme tout le monde, tu délaisses le cinéma pour les séries télé.»
Patrick Nicol, Terre des cons (2012)

«Il y a un peu de testicule au fond de nos sentiments
les plus sublimes et de notre tendresse la plus épurée.»
Diderot, lettre à Damilaville, citée dans Esprit de Diderot

«Climbing a mountain ? Is that what making love is to you ?»
Betty Draper, The Better Half,
neuvième épisode de la sixième série de Mad Men

 

L’Oreille tendue n’est devant sa télé que pour deux choses : le sport et les grandes séries américaines (The West Wing, Homeland, Damages, The Good Wife, The Newsroom). Elle a suivi, comme tout le monde, Mad Men (voir ici, et encore là) : d’abord avec intérêt, puis de moins en moins. Pour le dire d’une question : «Who cares about Don Draper ?» (Pour qui l’ignorerait, Don Draper est le personnage principal de la série.)

Lui, le nec plus ultra des «créatifs», l’incarnation, en apparence, de la réussite professionnelle, est de plus en plus grossier au fil des épisodes : il expose sa richesse, il boit comme un trou, il ne tient aucune de ses promesses, il est violent, il baise tout ce qui bouge. Il faut le comprendre, soulignent à gros traits ses créateurs : c’est un enfant illégitime, son père (violent et alcoolique) est mort sous ses yeux, il a grandi dans un bordel. Cette psychologie de bazar suffirait à enlever tout intérêt au personnage. Quand on ajoute à cela le fait que d’autres personnages de la série (Joan, Peggy, Roger) sont autrement plus intéressants que lui, le verdict devrait être sans appel.

Ajoutons cependant une autre pièce au dossier d’accusation : comme Nate Fisher dans la série Six Feet Under, Don Draper est mené par son sexe; comme lui, cette obsession le transforme en personnage unidimensionnel. Une fois que l’on a compris que tout s’explique par leur libido, on se désintéresse d’eux, radicalement.

Un contre-exemple ? Tony Soprano, dans The Sopranos. Situation familiale non optimale : son père était violent; sa mère a essayé de le faire assassiner; il dispute le contrôle de la mafia du New Jersey à son oncle; il aide sa sœur à se débarrasser du cadavre de l’amant qu’elle vient de révolvériser; sa fille est un temps attiré par un mauvais garçon; son fils n’arrive pas à en être un. Profession exigeante : à défaut de faire vendre, tel Don Draper, il sait comment obtenir ce dont il a besoin, qu’il y ait ou pas un prix à payer (on entendra prix au sens littéral comme au figuré), et personne ne lui fait de cadeau. Sexualité non restrictive : ses conquêtes (façon de parler) sont nombreuses (euphémisme), rémunérées ou pas. Et pourtant il n’est défini ni par ses coucheries, ni par ses beuveries, ni par sa violence. Contrairement à Don Draper et à Nate Fisher, Tony Soprano s’interroge sur l’origine du mal qu’il inflige et de celui qui le ronge, il ne fait pas que les expliquer par un événement ou une série d’événements de son enfance. Pour le dire simplement : il se pose des questions — voir sa fascination pour les émissions historiques à la télé —, ce que ne font jamais les deux autres.

On pourrait appliquer à Matthew Weiner, le concepteur de Mad Men, et au personnage de Don Draper des remarques de David Foster Wallace sur John Updike (1998) dans son recueil Consider the Lobster :

[Turnbull, le narrateur du roman Toward the End of Time d’Updike] persists in the bizarre, adolescent belief that getting to have sex with whomever one wants whenever one wants to is a cure for human despair. And Toward the End of Time’s author, so far as I can figure out, believes it too. Updike makes it plain that he views the narrator’s final impotence as catastrophic, as the ultimate symbol of death itself, and he clearly wants us to mourn it as much as Turnbull does. I am not shocked or offended by this attitude; I mostly just don’t get it. Rampant or flaccid, Ben Turnbull’s unhappiness is obvious right from the novel’s first page. It never once occurs to him, though, that the reason he’s so unhappy is that he’s an asshole.

Un adolescent, un être désespéré et malheureux qui se laisse mener par sa queue (avant de devenir Don, ce personnage s’appelait Dick : queue, en anglais) et un «trou de cul» : on croirait lire le portrait de Don Draper.

P.-S. — Sur Tony Soprano, écouter, à France Culture, la livraison du 13 août 2013 de l’émission les Bons Plaisirs, avec Emmanuel Burdeau, auteur de la Passion de Tony Soprano (2010).

 

Références

Burdeau, Emmanuel, la Passion de Tony Soprano, Nantes, Capricci, coll. «Actualité critique», 1, 2012, 97 p. Édition originale : 2010.

Loty, Laurent et Éric Vanzieleghem, Esprit de Diderot. Choix de citations, Paris, Hermann, 2013, 157 p.

Nicol, Patrick, Terre des cons. Roman, Montréal, La mèche, 2012, 97 p.

Wallace, David Foster, Consider the Lobster and Other Essays, New York, Little, Brown and Company, 2005. Ill. Édition numérique.