L’art du portrait, prise quatre

Jean-Philippe Toussaint, Autoportrait (à l’étranger), 2000, couverture«À l’arrière de la motocyclette, dont le pot d’échappement continuait à pétarader et à expédier dans nos jambes un malodorant petit nuage de fumée maigrelet et noirâtre, se tenait une Japonaise vêtue d’un large débardeur blanc qui laissait deviner la courbe dénudée de ses seins, Japonaise qui, sans paraître vouloir le moins du monde descendre de sa monture, toujours assise de profil à l’arrière du scooter avec des allures de créature mythologique non répertoriée (ni sirène ni hippocampe : le haut, une Japonaise, et le bas, un scooter), portait précieusement sous son bras une planche de surf jaune vif.»

Jean-Philippe Toussaint, Autoportrait (à l’étranger), Paris, Éditions de Minuit, 2000, 119 p., p. 33-34.

Le temps qui passe

John Burdett, The Godfather of Kathmandu, 2010, couverture

Dans un livre pétillant d’abord paru en 1991, Daniel S. Milo s’est intéressé aux découpages du temps — ère, siècle, génération, indiction, etc. — et à leur histoire. On ne saurait trop recommander la lecture de Trahir le temps.

John Burdett, lui, vient de faire paraître le quatrième volume de la série des aventures de Sonchai Jitpleecheep, ce policier thaïlandais fort (trop ?) porté sur le bouddhisme. En mission à Katmandou, Sonchai connaît bibliquement la belle Tara. Comment mesure-t-il le temps passé avec elle ? «A full condom later, we were lying in each other’s arms» (p. 173).

Du préservatif (plein) comme montre : Milo n’avait pas prévu cela. On ne saurait le lui reprocher.

 

[Complément du 14 janvier 2013]

Autre unité de mesure : «de lourdes limousines Ambassador, de puissantes cylindrées Hindustani déchargeaient d’heure en heure les membres à jeun du Club avant de les rempocher ivres morts un litre ou deux plus tard» (les Grandes Blondes, p. 132).

 

Références

Burdett, John, The Godfather of Kathmandu. A Novel, New York, Alfred A. Knopf, 2010, 295 p.

Echenoz, Jean, les Grandes Blondes. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1995, 250 p.

Milo, Daniel S., Trahir le temps (histoire), Paris, Les Belles Lettres, coll. «Histoire», 1991, 270 p. Réédition : Paris, Hachette, coll. «Pluriel», 8819, 1997, 270 p.

Contextes

Pierre Michon, les Onze, 2009, couverture

Il est jadis arrivé à un étudiant de l’Oreille tendue, au moment de soutenir sa thèse de doctorat, de se faire reprocher d’avoir utilisé — en toute connaissance de cause, pourtant — l’expression «“has been” de la sociabilité». Il n’aurait pas fallu parler ainsi de la décadence de Paris.

Cet étudiant, qui n’en est plus un, se consolera peut-être en lisant ceci, sous la plume du Pierre Michon des Onze : au moment de la Révolution française, le peintre David, «s’il avait évincé, emprisonné et exilé tous ses rivaux directs, ceux de sa génération, les quarantenaires, il avait gardé les vieilles mains des hasbeens, Fragonard, Greuze, Corentin» (p. 88).

Il faut croire que le contexte fait tout.

 

[Complément du 24 octobre 2010]

Lise Bissonnette, ex-directrice du Devoir et ex-présidente-directrice générale de Bibliothèque et Archives nationales du Québec, a récemment prononcé un discours sur l’utilisation journalistique des réseaux sociaux. Elle a fait des vagues. Comment l’a-t-on appelée ? «Has been Lise.» Voir le récit d’Antoine Robitaille (le Devoir, 24-25 avril 2010, p. C2).

 

Référence

Michon, Pierre, les Onze, Lagrasse, Verdier, 2009, 136 p.

Divergences transatlantiques 005

Jean-Philippe Toussaint, la Télévision, 1997, couverture

Un lecteur hexagonal ne tiquera pas en lisant la phrase suivante, tirée de la Télévision (1997) de l’excellent Jean-Philippe Toussaint : «Il n’y avait qu’un employé sur le quai absolument désert, qui regagna lentement sa cabine, son drapeau rouge et son talkie-walkie à la main» (p. 193).

L’Oreille tendue, elle, en bonne oreille québécoise nourrie d’anglais, s’étonne : elle aurait écrit walkie-talkie. (Aucun des dictionnaires anglo-saxons consultés ne connaît le talkie-walkie; ils ne connaissent que l’autre forme.)

Le passage d’un univers linguistique à l’autre est parfois renversant.

 

Référence

Toussaint, Jean-Philippe, la Télévision. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1997, 269 p.

L’art du portrait, ter

Jean-Philippe Toussaint, Faire l’amour, 2009, couverture

«Non, elle allait à la pêche aux udons, plutôt, et faisait peine à voir (ou plaisir, c’était selon), qui touillait mollement sa soupe une baguette dans chaque main, à la manière d’un chef d’orchestre accablé, dyslexique et ambidextre.»

Jean-Philippe Toussaint, Faire l’amour suivi de «Faire l’amour à la croisée des chemins» par Laurent Demoulin, Paris, Éditions de Minuit, coll. «Double», 2009, 159 p., p. 55. Édition originale : 2002.