Exercice d’admiration : Diderot, Jobs, Gladwell

Walter Isaacson, Steve Jobs, 2011, couverture

Quelque part durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, dans le Neveu de Rameau, Diderot s’interroge sur ce que la postérité retient des grands hommes. Il fait dialoguer ses personnages, Moi et Lui, au sujet du dramaturge Jean Racine. Les termes de l’alternative sont les suivants :

Lequel des deux préféreriez-vous ? ou qu’il eût été un bonhomme […]; faisant régulièrement tous les ans un enfant légitime à sa femme, bon mari; bon père, bon oncle, bon voisin, honnête commerçant, mais rien de plus; ou qu’il eût été fourbe, traître, ambitieux, envieux, méchant; mais auteur d’Andromaque, de Britannicus, d’Iphigénie, de Phèdre, d’Athalie (éd. de 1984, p. 22-23).

Pour le dire autrement : un génie, les yeux tournés vers le futur, peut-il faire peu de cas, non seulement de ses contemporains, mais de ses proches ?

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Qui lit l’éclairante biographie de Steve Jobs par Walter Isaacson (2011) se trouve confronté précisément à la même question.

Dans sa vie professionnelle, Jobs (1955-2011) a bouleversé, sinon révolutionné, les mondes de l’informatique personnelle (d’abord et avant tout avec le Macintosh, mais aussi avec le iPad), du film d’animation (chez Pixar), de la musique (par la conjugaison iTunes / iPod), de la téléphonie (grâce au iPhone).

Comment y est-il parvenu ?

En concevant des produits dont les consommateurs ne savaient pas encore qu’ils en auraient un jour besoin. Pour lui, il fallait prévoir à long terme et non seulement réagir au contexte immédiat. Voilà pourquoi il citait cette phrase du joueur de hockey Wayne Gretzky : «Skate where the puck’s going, not where it’s been» (Patinez là où va la rondelle, pas où elle était). Sa créativité dépendait de sa capacité à imaginer.

En défendant bec et ongles un principe, celui de l’intégration totale du matériel (hardware), du logiciel (software) et du système d’exploitation (operating system). Ce que la société Apple mettait en marché était, par définition, peu hospitalier. La plupart des entreprises concurrentes, au premier rang desquelles Microsoft, jouaient la carte de l’ouverture et de la collaboration. Pas Jobs, qui fuyait comme la peste ce qui risquait, selon lui, de dénaturer ses produits.

En apportant une attention folle au détail : la teinte de bleu du iMac de 1998, la forme de la tête d’une vis, l’intérieur des ordinateurs, qu’il jugeait aussi important que l’extérieur. Il aimait raconter une leçon apprise de son père : il faut apporter autant de soin à la partie invisible d’un meuble qu’aux autres. Jonathan Ive, le designer des produits Apple depuis la fin des années 1990, partage la même obsession.

En tirant le plus — généralement, le meilleur — de ses collaborateurs, mais en les rudoyant, en les trompant, en les poussant dans leurs ultimes retranchements. Diderot disait «fourbe, traître, ambitieux, envieux, méchant». On trouverait des exemples de chacun de ces comportements dans le portrait que fait Isaacson de Jobs. Il faudrait encore ajouter impatient, égocentrique, grossier, mesquin. Cette biographie est aussi une théorie d’horreurs.

(Le biographe ne cache rien de ces horreurs, sans leur donner la première place dans son récit ni essayer de leur trouver une explication psychologique. Parmi celles qu’il rapporte, le fait que Jobs ait été un enfant adopté est souvent évoqué. Chrisann Brennan, la mère de la première fille de Jobs, affirmait par exemple que son adoption l’avait laissé «full of broken glass» [plein de verre brisé].)

Qui l’histoire retiendra-t-elle, le génie charismatique ou l’invectiveur puéril ?

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Malcolm Gladwell a un sens du récit journalistique absolument fabuleux. Lisez les sept premiers paragraphes de «Something Borrowed», son texte sur le plagiat. Mettez en parallèle le sort du père et du fils dans «Wrong Turn», quand il étudie la question de la sécurité routière aux États-Unis. Ou interrogez-vous avec lui sur la qualité principale de Steve Jobs, dans le compte rendu qu’il vient de faire paraître du livre d’Isaacson dans les pages du New Yorker.

Dans les quatre premiers paragraphes, il présente des anecdotes tirées de l’«enthralling new biography of the Apple founder». Puis, son texte change complètement de direction : «One of the great puzzles of the industrial revolution is why it began in England.» Pourquoi, se demande Gladwell, la révolution industrielle a-t-elle débuté en Angleterre ? On vient de passer d’une «captivante biographie» («enthralling […] biography») à une énigme historique («One of the great puzzles»). S’il pose pareille question, c’est, bien sûr, qu’il a la réponse. La révolution industrielle a commencé en Angleterre, car on y trouvait un grand nombre d’artisans particulièrement habiles à perfectionner («tweak») les machines existantes pour les rendre de plus en plus performantes. Ces artisans étaient des «tweakers». Jobs était leur digne descendant, voire l’incarnation ultime de cette façon de créer, d’où le titre de l’article, «The Tweaker».

(Gladwell n’a pas simplement le sens du récit. Il a aussi un flair phénoménal pour découvrir l’article scientifique qui va exactement dans le sens de sa réflexion. Ici, il s’agit d’un article de deux économistes, Ralf Meisenzahl et Joel Mokyr.)

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À la fin de son livre, Walter Isaacson résume la personnalité de Jobs en une formule : «Was he smart ? No, not exceptionally. Instead, he was a genius.» Au lieu d’être simplement «smart» (intelligent / futé / malin / astucieux / habile — rayez les mentions inutiles, s’il y en a), c’était un génie. Lui et Gladwell s’entendent là-dessus. Ils s’entendent tout autant sur la façon d’être de Jobs avec les autres, cette brusquerie qui confinait fréquemment à la brutalité. Aucun des deux ne tranche la question de Diderot : «Lequel des deux préféreriez-vous ?».

 

Références

Diderot, Denis, le Neveu de Rameau. Satires, contes et entretiens, Paris, Librairie générale française, coll. «Le livre de poche», 5925, 1984, 414 p. Édition établie et commentée par Jacques et Anne-Marie Chouillet.

Gladwell, Malcolm, «Wrong Turn. How the Fight to Make America’s Highways Safer Went off Course», The New Yorker, 11 juin 2011.

Gladwell, Malcolm, «Something Borrowed. Should a Charge of Plagiarism Ruin your Life ?», The New Yorker, 22 novembre 2004.

Gladwell, Malcolm, «The Tweaker. The Real Genius of Steve Jobs», The New Yorker, 14 novembre 2011.

Isaacson, Walter, Steve Jobs, New York, Simon & Schuster, 2011. Édition numérique.

Meisenzahl, Ralf et Joel Mokyr, «The Rate and Direction of Invention in the British Industrial Revolution : Incentives and Institutions», The National Bureau of Economic Research, NBER Working Paper No. 16993, avril 2011.

Le zeugme du dimanche matin et de Jean Rolin

Jean Rolin, le Ravissement de Britney Spears, 2011, couverture

«La veille, après notre arrivée tardive à Twentynine Palms et notre installation au Ranch des Douleurs, nous avions marché longuement sur le bas-côté de la route 62, dans le sable pulvérulent, et dans une obscurité d’autant plus éprouvante que nous étions régulièrement éblouis par les phares des voitures venant en sens inverse […].»

Jean Rolin, le Ravissement de Britney Spears. Roman, Paris, P.O.L, 2011, 284 p., p. 277.

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté ce texte le 24 octobre 2011.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Divergences transatlantiques 018

Le compte Twitter de Larousse proposait, il y a peu, le mot du jour suivant : «tiper ou tipper. En Suisse, taper sur le clavier d’une caisse enregistreuse.» (Prononciation ici.)

Au Québec, venu de l’anglais, le verbe s’entend, mais il signifie laisser un pourboire.

On ne confondra pas.

Urbi et orbi

Définition : «Munis de leur GPS, de cartes, de lampes frontales, de casques, de cordes et d’appareils photo, ces Tintin urbains vont visiter des sites désaffectés, de vieilles mines, des usines abandonnées, des égouts. Les archéologues du temps présent, quoi !» De quel mot s’agit-il ? «Urbexeurs», dit le Devoir du 7 octobre 2011.

Le mot viendrait de l’anglais «urbex», pour «urban exploration»; c’est Wikipedia qui l’affirme.

La chose se pratique partout dans le monde. En France, par exemple, il existe un «Forum d’Urbexing». Évidemment.

Ouste !

Les Anglo-saxons ont un acronyme pour cela : Nimby (Not In My Back Yard). Définition de Wikipédia : «désigne une position éthique et politique qui consiste à ne pas tolérer de nuisances dans son environnement proche». L’équivalent québécois est Pas dans ma cour.

Les exemples ne manquent pas.

«Pas de pauvres dans ma cour» (le Devoir, 21 novembre 2002).

«Pas de piste cyclable dans ma cour !» (la Presse, 2 mai 2001).

«Pas dans ma cour, mon gros diesel» (la Presse, 24 octobre 2011, cahier Auto, p. 12).

«Les “trois grands” ne veulent pas de Kyoto dans leur cour» (la Presse, 2 février 2005, p. A4).

Pas dans ma cour existe aussi en plusieurs déclinaisons.

Version abrégée : «Dans la cour du voisin» (le Devoir, 28 janvier 2003).

Version rurale : «Pas dans mon champ !» (la Presse, 20 septembre 2002).

Version hexagonale : «Pas dans mon jardin» (Libération, 26 décembre 2002); «pas de ça chez nous» (Philippe Didion, Notules, no 286, 17 décembre 2006).

Version marine : «Pas dans mon port, le “bateau de la mort” !» (la Presse, 2 novembre 2003).

Version gazonnée : «Pas dans mon parc !» (la Presse, 22 juin 2011, p. A17); «Pas dans mon parc…» (la Presse, 22 septembre 2011, p. A30).

Étrangement, ce type de comportement, qu’on pourrait imaginer motivé par un simple souci environnementaliste, renverrait, chez certains, à une pathologie. Ce serait un «syndrome».

«Le maire invoque le syndrome “pas dans ma cour”» (le Devoir, 15-16 octobre 2011, p. A4).

«Le syndrome NIMBY est manifeste lorsque des populations marginalisées et discriminées sont poussées à émigrer dans d’autres lieux» (Wikipédia, 25 octobre 2011).

On peut même fondre les expressions les unes dans les autres.

«Le syndrome “pas dans mes poches”» (la Presse, 1er avril 2010, p. A7).

Que de créativité pour dire non !

 

Référence

Didion, Philippe, Notules dominicales de culture domestique, Saint-Cyr-sur-Loire, publie.net, coll. «Temps réel», 2008, 355 p. Édition numérique.